Skip to main content

Full text of "Le voyage de mon fils au Congo"

See other formats


I     INSTITUTION      NOIiniliSNI     NVINOSHilWS     S3!yvyan     LIBRARIEs'^SMITHSONiAN'lN 

z 
Saiyvyan      LIBRARIES    SMITHSONIAN     INSTITUTlON'"NOIinillSNI^NVINOSHllWS*^S3 

t/)  2  *"  2  '^  ~  CO 


INSTITUTION     NOIini!lSNII~'NVINOSHiIWS     93  I  H  V  M  9  11  ""l  I  B  R  A  R  I  ES^SMITHS0NIAN"'|NÎ 
z  r-       ,  z  r-  z  r- 


SBiyvyan    libraries   smithsonian   institution   NoiiniiiSNi    nvinoshiiins  s3 

^  ^  5         -'  ^  ,-. ^  2         ,  to  2  Crt 

s  j^my.  <  s.  s  •rCÏSTlTj^v  rf  ^  2  .4»,  <  ^<TT>^  2 


X 
C/) 

institution    NoiiniiiSNi_NviNOSHiiiNs'^S3 1 y vy a n^Li b rar  1  es'^smithsonian^ins 


S3iyvyail  ^libraries    smithsonian    INSTITUTI0N^N0liniliSNl"'NVIN0SHilWS^S3 
^INSTITUTI0N„N0IinillSNl^NVIN0SHill«IS^S31!)Vaan^LIBRARIEs"sMITHS0NIAN"lNS 

5      ^.^  I  ^p^  I  \^  I  '^^   i      ^  i  ^^î^  I 

^S3  I  y  Vy  a  n_  Ll  B  RAR  1  ES^SMITHSONlAN_INSTITUTlON'^NOIiniliSNI^NVINOSHilWs'^S3  l 
û:         "  '  "* 

.INSTITUTION    NoiiniiisNi"'NvmosHiiws   S3iyvyan~'LiBRARi es^smithson7an~'ins 

^         ^  ^         r-       ,  z  r-  2  — 


'2â>5^ 


S3iyvyan    libraries   smithsonian   institution   NouniiiSNi    NvmosHiiws  S3i 

rf  '  ^  ^ 2         »  (/)  2  C/1 


^'/Vi-KnV'V'         >.  ' 


:^ 


mm^ 


^ 


m 


co 


J'^ 


t/> 


^     E 


\^'*A 


>^ 


iiiDiiiSNi   NviNOSHims   S3iyvyan   libraries   smithsonian    institution    Noiini 

Z  C/J  Z  ....  00  2  v>.  '^ 

^^^       i     xoj^Dc;^  I      '.^^       i  ^*'      I    ^^^^^  I  '^       > 

•^                      ^                      </)  ^.     z  —         ;^  V      2 ,  ,  „  „  ^ 

BRARIES    SMITHSONIAN     INSTITUTION     NOIiniliSNI     NVINOSHilWS     S3iyVygn      LIBRA 
~  ^ ^         ^  ^ 5  o,  «^  2 

iiniiiSNi~NviNOSHims    S3 1 y vy a n~'L! b rar i es^sm!Thsonian~'institution    Noiini 

r^       ,  z  r-  2  r^  z 


3RARIES     SMITHS0NIAN~INST!TUTI0N     NOilDiliSNI     NVINOSHillNS    SliyVMSn     LIBRA 
Ml  ^ ^  2       »  t/>  2  52^^' 


to 


liniliSNI_NVIN0SHims'^S3iyvy  g  n\|  BRARIES    SM1THS0NIAN_INSTITUTI0N      NOIiflI 


o 

Z  _i  2 

BRARIES    SMITHSONIAN    INSTITUTION     NOIlDiliSNI     NVINOSHilWS     S3iyvyan     LIBRA 
Z  •"  —  Z  r-  Z  r-_ 


UniliSNI     NVINOSHimS    S3iyvyan~LIBRARIEs"SMITHSONIAN~INSTITUTlON      NOIiflJ 
■^  '"  "  '"  2  ..V.  t/> 

rs    ^    .  t/»  2  C/>  >•.  2  ^  ».  2 

BRARIES    SMITHSONIAN     INSTITUTION     NOUniliSNI     NVlNOSHimS     S3iyvygn     LIBRA 


lifiiiiSNi   NviNOSHiins    S3iavygn    libraries^smithsonian~'institution    Noiinj 

00  ■  -  c/)  S  en  E 

BRARIES     SMITHSONIAN     INSTITUTION     NOIiniIiSNI     NVINOSHimS    S3iyvygn     LIBRA 

••  ^  ^ ^  2         »  t/J  2  (/>  2  - 


rJ  .^ 


LE 


VOYAGE   DE   MON   FILS 


CONGO 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  reproduction  et  de 
traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers,  y  compris  la  Suède  et  la 
Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de  la  librairie') 
en  novembre  1894. 


AUis.  typo(;k.\1'H1e  ijf.  k.  m.o.n,  NoLhurr  kt  c",  iuk  G.\u.\NcifcKK,  8. 


9y.r^ur.>  .^  '/'y.^J.uy ./'' //:.:> 


DUCHESSE    irUZKS 


LE 


VOYAGE  DE  MON  EILS 


AU 


CONGO 


ILLUSTRATIONS     DE     RIOU 


•  ■■^''•^  -'^^'.^ 


PARIS 


LIBRAIRIE     PLON 

E    PLON,  NOURRIT  et  C'%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

HUE   G  A  Fi  A  N  C  1  È  R  E  ,     10 


Lorsque  mon  lils  Jacquos  eut  accompli  le  devoir  militaire  que  la  patrie 
impose  aujourd'hui  à  tous  ses  enfants  et  lorsqu'il  rentra  dans  sa  famille, 
après  avoir  servi  dans  un  régiment  de  dragons,  il  se  trouva  en  face  des 
difficultés  politiques  et  sociales  qui  barrent,  à  notre  époque,  l'entrée  de 
presque  toutes  les  grandes  carrières  aux  fils  de  l'ancienne  aristocratie 
française. 

iMais  la  vie  privée,  avec  son  oisiveté  et  ses  entraînements,  ne  pouvait 
suffire  il  ses  goûts  pour  l'action. 

L'oisiveté  lui  pesait.  Il  ne  se  résignait  pas  à  mener  une  existence 
inutile,  et,  un  jour,  il  me  déclara  qu'il  voulait  jouer  un  rôle,  ici-bas.  et 
continuer,  sous  une  forme  quelconque,  les  traditions  de  sa  race,  dont  les 
représentants  ont,  tous,  consacré  leurs  forces  au  service  du  pays. 

Je  n'avais  pas  le  droit  de  m'opposer  à  un  pareil  dessein  et,  si  je 
Lavais  eu,  je  nen  aurais  point  fait  usage,  car.  comme  mon  fils  bien- 
aimé,  j'estimais  que  Dieu  nous  a  mis  ici-bas  non  pas  pour  nous,  mais 
pour  aider  les  autres.  J'estimais  aussi  ({ue  Légalité  des  droits  peut 
parfaitement  se  concilier  avec  l'inégalité  des  devoirs,  et  que  la  France 
peut  exiger  davantage  de  ceux  de  ses  fils  qui  portent  un  nom,  auquel 
elle  a  fait  plus  d'une  fois  les  honneurs  de  ses  annales. 


—  6  — 

Il  trouva  donc  auprès  do  moi  acquioscomont.  appui  et  concours  pour 
ses  généreux  projets. 

La  vieille  Europe  a  commencé  sur  rAfri(iue  un  travail  de  rapide 
dépècement  qui  suscite  les  ])lus  nobles  émulalions.  C'est  à  qui  aug- 
mentera le  domaine  national:  c"est  à  qui  percera  et  jalonnera  une  route 
nouvelle:  il  voulut  joindre  ses  efforts  à  ceux  de  ses  vaillants  devaiu:iers 
auxquels  se  joignait  l'attrait  des  rivalités  internationales. 

Jacques  avait  choisi  l'itinéraire  suivant  :  remonter  le  Congo  jusqu'aux 
Stanley  s  Falls  et  de  là  se  lancer  au  travers  des  régions  musulmanes, 
pour  tracer  un  débouché  sur  TÉgypte  où  la  France  a  des  intérêts  sécu- 
laires et  oi!i  dorment  les  os  de  tant  de  nos  soldats,  aussi  bien  ceux  des 
croisés  qui  suivirent  saint  Louis  que  ceux  des  vieilles  bandes  qui  sui- 
virent le  jeune  Bonaparte. 

L'entreprise  avait  séduit  déjà  plusieurs  explorateurs.  La  liaison  diago- 
nale entre  le  Congo  et  l'Egypte  avait  été  essayée  par  l'Abyssinie.  Elle 
avait  échoué.  Jacques  espérait  la  réaliser,  et.  d'avance,  nous  nous  étions 
donné  rendez-vous  au  Caire.  ^   ' 

Cette  route  avait  été  choisie,  d'abord  pour  ne  pas  éveiller  les  soup- 
çons des  nations  rivales  intéressées  à  ce  qu'un  Français  ne  pût  atteindre 
rÉgypte  par  le  Sud.  et  aussi  parce  que  le  gouvernement  ne  paraissait 
pas  disposé  à  prêter  son  concours  à  l'expédition. 

Je  me  hâte  d'ajouter  que  cette  mauvaise  volonté  ne  fut  que  passagère, 
et  que  le  duc  d'Lzès  vit  bientôt  ses  efforts  secondés  par  le  gouverne- 
ment de  sa  patrie.  Il  eut  l'appui  national.  H  en  marqua  sa  reconnaissance 
en  se  dévouant  corps  et  âme  dans  une  expédition  mihtaire  et  dans  une 
campagne  meurtrière  qui.  de  l'avis  des  spécialistes  africains,  fut  très 
utile  et  très  heureuse,  et  que  précisément  le  commandant  Monteil  a  mis- 
sion de  continuer.  Je  saisis  cette  occasion  d'en  remercier  qui  de  droit. 


—  7  — 

En  môme  temps  que  tous  les  patriotes  approuveront  mon  sacrilice, 
toutes  les  mères  comprendront  mes  angoisses,  sur  lesquelles  je  crois 
inutile  d'insister. 

Je  voulus  du  moins  qne  rien  ne  manquât  à  renfauL  qui  s'aventurait 
aussi  loin.  Toutes  les  jjrécautions  que  commande  la  prudence  furent 
prises.  Tous  les  procédés  d'armement,  d'équipement  qu'a  enseignés 
l'expérience  furent  employés.  Jacques  emportait  avec  lui  une  cargaison 
suffisante  pour  satisfaire  à  tous  les  échanges  et  à  tous  les  besoins  de 
l'homme  civihsé,  des  bagages  oîi  se  trouvait  non  pas  seulement  l'indis- 
pensable, mais  l'utile,  mais  encore  l'agréable;  depuis  une  chaloupe 
démontable  en  acier  qu'il  appela  la  Duchesse  Anne,  jusqu'à  des  livres,  des 
cigares  et  des  instruments  de  musique.  Il  emportait  trois  mille  livres 
sterling  en  or  anglais. 

Il  emmenait  cinquante  tirailleurs  algériens,  libérés  du  service  mili- 
taire, équipés  militairement,  commandés  par  des  cadres  d'élite,  divisés 
en  six  escouades,  plus  une  escouade  d'ouvriers  hors  rang.  Il  avait  enfin 
autour  'de  lu»  un  petit  état-majar  de  quatre  Européens,  et  c'est  à  la  tête 
de  ces  forces  et  de  ces  ressources  qu'il  s'embarqua,  plein  d'entrain,  à 
Marseille,  le  25  avril  1892. 

Toutes  ces  jeunesses,  toutes  ces  bonnes  volontés,  foutes  ces  précau- 
tions, tous  ces  soins  devaient,  hélas  !  aboutir  à  un  cercueil! 

J'ai  cru  qu'il  était  de  mon  devoir  d'apporter  sur  le  tombeau  de  1  en- 
fant disparu  le  livre  qu'on  va  hre  et  dans  lequel  il  parle  lui-même,  car 
ces  pages  ne  contiennent  que  le  résumé  de  ses  lettres,  de  ses  notes 
intimes  auxquelles  j'ai  joint  simplement  quelques  documents  officiels 
ou  privés  qui  les  confirment. 

Je  n'ai  rien  changé.  Je  n'ai  rien  embelli.  Je  me  suis  contentée  de 
masquer  quelques  noms  et  de  supprimer  quelques  détails  qui  auraient 


pu  être  désagréables  à  certains  de  ses  conipaguuiis  de  ^oyage.  Car  la 
catastrophe  tinale  rend  toute  récrimination  inutile. 

Le  public,  en  possession  de  ces  lignes,  écrites,  au  jour  Ir  jour,  sans 
apprêt,  sans  parti  pris,  sans  intérêt  personu(d.  portera  tel  jugement 
qu'il  lui  conviendra  sur  les  hommes  et  les  choses. 

Il  dira,  je  l'espère,  que  mon  pauATe  enfanl  a  bien  soufï'ert.  mais  qu'il 
a  fait  ce  qu'il  a  pu  et  que,  comme  l'a  proclamé  sur  sa  tombe  le  représen- 
tant du  gouvernement,  il  s'est  montré  un  digne  fds  de  la  France. 

DucuEssK    1)  LZi:S 

(Née  Mortemart). 


LETTRES  DE  JACQUES 


DEPART 

ESPÉRANCES.     —    LE    DEVOIR    DU    SANG.    —    REPTILES. 

A  bord  du  Taijgête,  le  27  avril  1892. 
Ma  chère  maman, 

Eh  bien!  nous  voilà  donc  partis,  et  la  fameuse  expédition  qui  devait 
se  tourner  en  queue  de  poisson  commence  sous  de  très  heureux  aus- 
pices. Jusqu'à  présent  la  traversée  est  excellente  et  personne  n'est 
malade,  sauf  un  ou  deux  tirailleurs,  qui  ont  eu  un  peu  mal  aux  cheveux 
après  le  temps  qu'ils  ont  passé  à  Marseille.  Nous  avons,  tous,  été  très 
émus,  au  départ,  moi  surtout,  et  je  vous  assure  que  le  premier  quart 
d'heure  a  été  un  des  plus  désagréables  que  j"aie  jamais  passés.  Mais  main- 
tenant l'espérance  est  revenue  et  je  suis  fermement  décidé  à  marcher  et 
surtoutà  réussir.  Nous  partons,  tous,  confiants  dans  le  succès  et  enchantés 
d'avoir  à  faire  quelque  chose  de  beau,  de  grand,  et  qui  peut  être  utile  à 
la  France  et  à  l'Humanité! 

Du  jour  où  j'ai  décidé  de  partir  et  où  j'ai  été  convaincu  que  ce  voyage 
était  dans  mon  existence  comme  un  but  sérieux  qui  révolutionnerait  ma 
vie  tout  entière  ;  du  jour  surtout  où  vous  avez  si  noblement  compris  le 
projet  et  m'avez  donné  les  moyens  de  l'exécuter,  je  n'ai  jamais  varié  et 
n'ai  eu  qu'une  idée  :  celle  de  réussir.  J'ai  trouvé  là  un  vrai  moyen  de 
prouver  que  je  n'étais  pas  dégénéré  et  que  je  pouvais  encore  montrer 
([ue  je  suis  vraiment  le  descendant  d'une  race  où  il  n'y  a  que  des  homme.^ 


—  12  — 

braves  et  dignes  de  leur  nom,  et  dont  vous  avez  encore  vous-même 
relevé  Téclat,  après  la  mort  prématurée  de  mon  pauvre  père! 

J'espère  que  tous  les  serpents  cpii  parlent  contre  nousvoni  jiouvoir  se 
taire  et  ne  plus  dire  que  vous  m'envoyez  me  faire  tuer  là-bas.  On  sait 
bien  que,  seul,  j'ai  aouIu  partir,  et  que  vous  n'avez  fait  que  m'en  pro- 
curer les  moyens. 


LU    DEPART. 


Nous  sommes  très  bien  à  bord.  Il  y  a  des  prêtres  (pii  nous  diront  la 
messe,  le  dimanclie.  Le  capitaine  est  cbarmant  et  fait  ce  (pi'il  jx'ut  pour 
nous  être  agréable.  Je  ne  vous  en  écris  pas  plus  long  anjoiird'bui  et 
espère  recevoir  de  vos  nouvelles  par  le  courrier  d'Anvers. 

Je  vous  embrasse  bien  b'ndremenl. 


Votre  fds  (pii  vous  aime  beaucoup 


Jacques. 


Fac-similé  d'une  lettre  du  duc  Jacques  d'Usés. 


^:*W  /^^^ 


2/         /^'i^  y?^t^  ^^-2^"  <;>^^^-''-<— ^ 


■^^ 


yi^^^     .^-^  ^^^  ^-<^^-^    l:^-^^ 


'^-■^■^y^^  ^  '  ^        rj^ 


^v^ 


'^ 


^      ^...  ..^      ^-       ^...^..^ 


^)u^         M^..^^'--^  ^^y^---^     *^^ 


J^ 


'•-''I     '  'r^^-  il 

t     ^\    X,      \.  M  ^       ^        ^ 


^\  ! 


n 


c^^  n 


Nf 


^ 


V 


ï      S^ ,. 


(       I 


^      ^ 


J     ^ 


^ 


^: 


^*T^^  .^^y^^:^^  p^  ^c;>^        ^<„^,^tJZ^ —     <^v-.^         ^^^      ^„^        -^^  ■ 

^-  -w^^  /-V'    -^^--  y^   j^^^^',-^^--/^ 


^    **^3^      ^-^^         y^i^^     -^       ^î^-^^?x>V-^^4. 


i 


^ir'^'^i'A 


II 


EN   MER 

COLL.VBOUATEUUS.    —    DAKAR    Eï     CONACIU.    • —    liEHANZIN. 

A  bord  du  Taygéte,  le  10  mai  i892. 

Ma  chèhe  maman, 

Au  moment  où  je  vous  écris,  il  fait  une  température  un  peu  chaude  et 
surtout  très  lourde  et  très  orageuse.  Celte  nuit  il  a  fait,  paraît-il,  un 
assez  gros  orage  avec  pluie,  éclairs  et  tonnerre.  Je  dis  :  «  paraît-il  » 
parce  que  je  n'ai  absolument  rien  entendu.  Jusqu'à  présent,  je  me  porte 
à  merveille  et  ne  souffre  nullement  de  la  chaleur,  qui  n'a  d'ailleurs  com- 
mencé à  être  violente  qu'à  partir  du  7,  c'est-à-dire  après  Dakar.  Je 
m'entends  très  bien  avec  JuUen  et  avec  X... 

Julien  est  vraiment  remarquable ,  dès  (ju"on  arrive  dans  un  pays 
musulman.  Outre  l'ascendant  énorme  (ju'il  a  su  prendre  sur  les  tirail- 
leurs, je  Tai  vu,  l'autre  jour,  faire  un  essai  de  sa  puissance  morale  sur 
des  noirs.  C'était  à  Conacri,  chez  les  Soussous  ;  nous  visitions  leur  village 
pendant  le  temps  qu'a  duré  l'escale.  Julien  a  découvert  un  négro  qui 
parlait  arabe  —  ce  négro  pourrait  être  considéré  connue  un  sacristain  ou 
au  plus  un  vicaire  —  et  au  bout  de  quelques  minutes,  non  seulement  ce 
négro  était  convaincu,  mais  encore  il  avait  fait  accroire  aux  principaux 
du  village  que  Julien  était  marabout  et  une  sorte  de  prophète,  descen- 
dant de  Mahomet  en  droite  ligne.  Pour  un  })eu,  ils  l'auraient  pris 
comme  grand  prêtre.  J'ai  une  grande  conliance  en  lui  et  je  suis  persuadé 


—  14  — 

que,  grâce  à  lui,  nous  pourrons  réussir  bien  des  choses  qui  eussent  été 
matériellement  et  moralement  impraticables,  sans  le  secours  de  ses 
talents. 

Sliman,  notre  domestique  noir,  continue  à  faire  mon  bonheur  et 
ferait  surtout  celui  de  Malhilde,  si  elle  le  voyait  au  milieu  des  négrillons. 

De  la  traversée,  je  vous  parlerai  peu.  car  il  n'y  a  pas  grand  chose  à  en 
dire.  Tantôt  la  mer  est  belle,  et.  Dieu  merci,  c'estle  cas  le  plus  fréquent: 


LA    JETEE     DE     DAKAH. 


tantôt  nous  avons  un  peu  de  roulis  et  de  tangage.  Mais,  de[)uis  quelques 
jours,  tout  est  calme,  et  nous  pouvons  manger  sur  le  pont,  où  il  fait 
beaucoup  moins  chaud,  grâce  à  la  brise  de  mer,  qui  se  fait  encore  très 
suffisamment  sentir.  On  a  mis  sur  la  dunette  une  tente  qui  la  couvre 
complètement,  et  c'est  là  que  nous  passons  presque  toute  la  journée  et 
une  partie  de  la  nuit. 

Nous  sommes  descendus  quatre  fois  depuis  notre  départ  de  Marseille  : 
à  Oran,  à  Las  Palmas,  à  Dakar  et  à  Conacri.  Je  ne  vous  parlerai  |ias  des 
deux  premières  escales.  Dakar  est  peu  curieux,  uuiis  grandira  probable- 
ment, au  point  de  devenir  la  capitale  du  Sénégal,  aux  lieu  et  place  de 


—  15  — 

Saint-Louis,  qui  décroît,  malgré  le  chemin  do  fer  qui  joint  ces  deux  villes 
et  qui  parcourt  la  distance  en  une  douzaine  d'heures. 

Dakar,  quoique  construit  dans  le  sable,  sur  une  côte  desséchée, 
deviendra  un  port  utile  pour  la  relâche  de  presque  tous  les  bateaux 
desservant  le  sud  du  Brésil  et  la  côte  occidentale  d'Afrique.  La  rade  est 
assez  bonne,  et  le  commerce  commence  à  prendre  de  Fimportance.  L'as- 
pect en  est  cependant  désolé,  à  cause  du  manque  d'arbres  et  de  verdure. 


LES    GANDINS    DE    CONACRI. 


Toute  différente  est  la  ville  où  nous  nous  sommes  arrêtés.  Si  c'est 
une  ville,  on  peut  dire  qu'elle  n'est  encore  qu'au  biberon;  mais,  grâce  à 
sa  disposition,  elle  peut  servir  d'entrepôt  au  commerce  de  toutes  les 
rivières  du  Sud,  et  commence  déjà  —  elle  est  fondée  depuis  cinq  ans  — 
à  faire  du  tort  à  Sierra-Leone.  Il  n'y  a  encore  que  vingt  à  trente  habitants 
blancs,  mais  pas  mal  de  noirs,  quelques-uns  habillés  à  la  dernière 
mode  de  Paris;  d'autres,  au  contraire,  n'ayant  pour  vêtement  que  la 
ceinture  traditionnelle. 

Mais  combien  différente  est  la  végétation  de  Conacri  de  celle  de 
Dakar!  Autant  Dakar  est  desséché,  autant  Conacri  est  vert  et  gai.  Des 


—  16  — 

cocotiers,  des  manguiers,  des  bananiers,  des  palmiers,  un  tas  d'arbres 
immenses  et  à  végétation  luxuriante  dominent  une  sorte  de  broussaille 
verte  et  épaisse,  que  Ion  défriche  déjà'avec  rapidité  pour  créer  des  jar- 
dins où  viennent  toutes  sortes  de  légumes.  L'avantage  de  Conacri  est 
d'être  situé  dans  une  île  où  la  température  est  beaucoup  plus  douce 
—  quoique  encore  très  suffisamment  chaude  —  et  où  le  chmat  est  assez 
sain,  beaucoup  plus  que  dans  le  reste  du  Sénégal. 

Nous  n'avons  encore  aucune  nouvelle  de  France,  sinon  que  le  1"  mai 
(1892)  s'est  passé  tranquillement.  Mais  nous  espérons  recevoir  des  lettres 
à  Boma  par  le  bateau  qui  a  dû  partir  d'Anvers  le  6  mai.  Quand  cette 
lettre  vous  parviendra,  il  y  aura  déjà  quelque  temps  que  nous  serons 
arrivés.  Dès  que  nous  passerons  à  Kolonou  (Dahomey),  je  vous  enverrai 
les  derniers  renseignements.  En  attendant,  voici  un  épisode  qu'on  nous 
a  raconté,  l'autre  jour. 

Le  Stamboul  —  c'est  le  bateau  de  la  Compagnie  Fraissinet  qui  revient 
vers  la  France  —  passant  en  vue  des  côtes  du  Dahomey,  aperçut...  deux 
blancs,  faits  prisonniers  par  le  roi  Belianzin.  Aussitôt  le  commandant  fit 
stopper,  fit  tirer  le  canon  à  blanc,  et  envoya  quelques  hommes  du  bord, 
armés  de  fusils  de  chasse,  qui  mirent  en  fuite  les  gardes  noirs  et  déli- 
vrèrent les  deux  blancs.  {Si  non  e  vero...!)  Pourquoi  n'envoie-t-on  pas 
une  bonne  trou[»e?  En  quinze  jours  ça  serait  fini,  au  lieu  de  traîner  par 
petits  paquets,  ce  qui  coûtera  beaucoup  plus  d'hommes,  d'argent  et  de 
temps,  et  cela,  de  l'avis  de  tous  les  gens  qui  y  sont  actuellement. 


LA     VEGETATKl.N     A     COXAClil 


III 


AL    DAHOMEY 

lîKLACIlK.     —     KOTONOU.     —     ANARCHIE    CULUNMALE. 
xNOJliS     ET     IIEQUIN'^-     —    UNE     KÉCLAME. 


A  bord  du  Taygète,  en  rade  de  Kolouou  (Dahomey; 
le  16  mai  1892. 


Voilà  trois  jours  quo  nous  sommes  en  rade  de  Kotoiiou,  perdant  ici 
une  grande  partie  de  lavaiice  (pu-,  nous  avions  prise,  grâce  au  l)ean 
temps  qui  nous  a  favorises  jusqu'à  ce  jour.  Il  est  vrai  que  nous  avons  eu 
deux  ou  trois  jours  de  fortes  chaleurs,  et  surtout  dorages.  Hier,  il  a  fait 
assez  frais,  car  nous  sommes  ici  dans  la  saison  des  pluies  et  des  orages. 
11  tombe  pies([ue  tous  les  jours  des  averses  énormes,  et  le  ciel  est 
constamment  couvert.  Julien  a  été  assez  souffrant  de  la  lièvre,  augmentée 
du  mal  de  mer.  Il  s'est  guéri  en  buvant  du  Champagne  —  du  Clicquot 
naturellement  —  et  maintenant  il  est  tout  à  fait  ragaillardi.  Je  suppose 
que  le  mal  do  mer  est  entré  pour  les  trois  quarts  dans  sa  lièvre,  car  d 
n'est  pas  un  marin  bien  brillant.  Sauf  cela,  tout  va  bien  et  les  autres  per- 
sonnages de  l'e\[>édition  se  portent  à  merveille,  à  commencer  par  moi. 

Nous  sommes  descendus  à  terre  avant-liier  et  nous  avons  admiré  les 
fortifications  de  Kotonou,  qui  consistent  en  une  palissade  en  buis  et 
quelques  tils  de  fer  tendus  pour  iirièli'r  les  Dahoméens.  D'après  ce  que 
j'ai  entendu  dire  ici,  les  fameux  Dahoméens  sont  beaucoup  moins  nom- 
breux et  beaucou[>  moins  épou\antables  qu'on  ne  \eut  bien  le  dii'e  à 
Paris.  Le  roi  Belianzin,  ou  pins  e\act(Mnent  Pedasiué,  |ient  tout  au  pins 
mettre  sur  pied  (piatre  nulle  suhlats  (pu  sont  bien  (Hsci[.bnés  —  sur- 


—  18  — 

tout  les  Amazones  —  mais  qui  ne  savent  pas  se  servir  des  ftisils  à  tir 
ra})iJe  dont  ils  sont  pourvus.  Le  commerce  ici  est  très  important,  et 
(pioique  le  village  de  Kotonou  ne  soil  guère  composé  que  de  sept  ou  huit 
maisons,  dont  un  petit  fort-caserne,  le  produit  de  la  douane  a  dépassé, 
Tannée  dernière,  un  an  après  son  établissement,  la  somme  respectable 
de  six  cent  mille  francs.  Le  commerce  consiste  surtout  en  huile  de 
palme.  Il  est  entre  les  mains  de  deux  maisons  françaises  qui  font  plu- 
sieurs millions  d'affaires  par  an.  Malheureusement,  tous  les  Français 
qui  sont  ici  tirent  chacun  de  son  côté,  et,  dès  (pi'il  s'agit  de  se  rendre 
service,  montrent  la  plus  grande  mauvaise  volonté  qui  soit  possible. 

Ce  qui  est  terrible  aux  colonies,  et  surtout  dans  ces  petits  trous,  c'est 
le  manque  absolu  de  direction  unique.  Quand  il  arrive  des  armes,  des 
vivres,  des  campements,  etc.,  c'est  à  qui  ne  les  débarquera  pas.  Les 
civils  déclarent  que  c'est  l'ouvrage  de  la  marine,  la  marine  rejette  tout 
sur  la  guerre,  et  la  guerre  les  renvoie  au  diable.  Or,  comme  ce  dernier 
est  un  très  mauvais  agent  de  transports  maritimes  ou  terrestres,  les 
malheureux  convois  se  détériorent,  s'avarient,  quand  ils  ne  se  perdent 
pas  com})lètemcnt.  Et  tout  cela,  parce  que  nul  n'ose  prendre  la  respon- 
sabilité, quand  il  n'est  pas  couvert  par  un  supérieur.  C'est  une  anarchie 
organisée,  et  c'est  bien  dommage,  car  si  Fou  veut  des  colonies,  ce  qui, 
je  crois,  est  nécessaire  et  traditionnel  en  France,  il  faudrait  au  moins 
envoyer  un  monsieur  à  poigne  qui  concentrerait  tous  les  pouvoirs  dans 
chacune  d'elles,  de  préférence  un  militaire,  dans  celles  qui  sont  aussi 
peu  soumises  que  le  Dahomey. 

Heureusement  que  le  roi  du  Dahomey  ignore  un  peu  ce  qui  se  passe 
ou  a  peur,  malgré  les  lettres  insolentes  qu'il  écrit  ou  fait  écrire  par  son 
secrétaire,  un  Poi'tugais.  Sans  cela,  il  eût  très  bien  pu  s'enq)arer  de 
Porto-Novo,  ville  de  trente  mille  habitants,  soumise  à  la  France,  et  nous 
rejeter  à  la  côte.  Mais  il  n'a  pas  osé,  et  maintenant  il  a  une  «  frousse  » 
carabinée,  depuis  qu'il  a  ap})ris  que  les  troupes  arrivaient.  On  (b'\  rait, 
si  on  veut  en  finir,  le  pousser  à  bout  et  l'envoyer  à  tous  les  diables  par 
une  bonne  petite  colonne  de  deux  à  trois  mille  hommes.  Ce  serait  lini 
une  bonne  fois  pour  toutes,  et  il  n'\  aurait  i)as  à  recommencer  à  tout 
bout  de  champ,  comme  ce  sera  nécessaire  avec  l'éternel  et  idiot  système 


—  19  — 

(les  petits  paquets.  Mais  je  rabûclie  un  tas  de  choses  dont  les  journaux 
ont  déjà  parlé  maintes  et  maintes  fois;  seulement,  sur  les  lieux,  on 
remarque  beaucoup  mieux  tout  cela,  et  ça  frap[)e  davantage. 

Nous  avons  vu  déjà  des  collections  de  négros,  du  plus  beau  noir  ou 
Inen  tournant  sur  le  chocolat.  On  les  voit  surtout  arriver,  pour  décharger 
les  bâtiments,  à  Grand-Bassam  et  à  Kotonou.  Ils  sont  une  vingtaine  dans 
les  pirogues  qui  viennent  chercher  la  marchandise.  C'est,  du  reste,  un 
métier  fort  dangereux,  et  ils  sont  obhgés,  pour  venir  de  la  terre  au 


LE  «  TAYGKTE  »  DEVANT  KOTONOU. 

bateau,  de  traverser  les  lames  qui  se  brisent  et  forment  ce  qu'on  appelle 
une  «  barre  ». 

Tout  le  long  du  golfe  de  Guinée,  la  lame  est  très  violente  et  vient 
briser  sur  le  sable  en  formant  de  vraies  montagnes  d'eau.  Les  pirogues, 
pour  traverser  et  arriver  du  sable  en  pleine  mer,  sont  poussées  par  les 
noirs  qui,  au  moment  où  la  pirogue  flotte,  et  pendant  l'intervalle  rela- 
tivement calme  que  laissent  entre  elles  deux  grosses  lames,  se  mettent  à 
ramer  énergiquement  avec  leurs  pagaies,  de  façon  à  arriver  à  cent  ou 
cent  cinquante  mètres  du  bord,  avant  que  la  lame  suivante  ait  brisé. 
Ils  y  réussissent  presque  toujours:  mais  quelquefois  arrive  une  lame  à 


—  20  — 

loquclle  on  no  s'attendait  pas.  qui  \uns  cliavirt^  comjtlrtomont.  et  vous 
n'avez  d'autre  ressource  que  de  nager  \ers  le  rivaj;e,  [>our  recommencer 
el  essa>er  de  réussir.  Certains  jours  nu^-me  la  hari-e  est  im[)raticable, 
jtarce  que  les  vagues  sont  tr(i[i  Tories. 

Il  y  a  aussi  un  léger  inconvénient.  princi[talement  à  Kolonou:  ce  sont 
des  requins  qui  logent  [très  du  rivage  :  (juand.  par  malheur,  ils  aperçoi- 
Aeiit  une  end)arcation  (pii  chavire,  ils  se  précipitent  et  avalent  une 
cuisse  ou  un  bras  noirs.  Cela  arri\e  malheureusement  assez  fi-équem- 
ment;  aussi,  à  Kotonou.  a-l-on  eu  l'heureuse  idée  de  consiruire  un  warf. 
c'est-à-dire  une  jetée,  construction  Irès  légère  en  fer,  (|ui  s'avance  à 
deux  cenls  nH'di'es  el  pernu't  de  déltarquer  les  passagers  et  les  mar- 
chandises, sans  courir  les  risques  d  un  déchet  fort  désagi'éable. 

C'est  par  là  (pie  je  suis  descendu  et  que  je  suis  allé  visiter  la  belle 
plage  de  Kotonou,  qui  ne  pourra  devenir  une  ville  d'eaux  que  dans 
terriblement  longtemps. 

Là-dessus,  ma  chère  maman,  je  termine  ma  lettre,  qui  arrivera  je  ne 
sais  pas  trop  quand ,  car  il  n'y  aura  pas  de  rencontres  avec  un  autre 
bateau-courrier,  et  je  la  mettrai  à  la  poste  de  Libreville,  pour  la  direction 
de  Saint-ïhomas  et  la  voie  portugaise.  Je  vous  en  enverrai  probablement 
une  autre  par  le  Tai/f/èle,  quand  il  reviendra  de  Banane,  et  dame!  après, 
je  crois  que  a  ous  les  recevrez  plus  difficilement,  car  le  service  postal  ne 
doit  pas  èlre  d'une  régularité  extraordiuain^  an  Congo  belge.  Votre 
dépêche  de  Conacri  m'a  fait  grand  plaisir,  mais  elle  a  eu  du  relard,  et  je 
ne  l'ai  reçue  qu'à  Crand-Bassam,  c'est-à-dire  trois  jours  après. 

17  mai.  —  J'ajoule  à  ma  hdire  une  épîlre  que  j'ai  reçue  à  bord  du 
Tdi/i/rtc.  en  rade  de  KoloudU.  poiii-  que  \()us  la  joigniez  à  la  collection 
eonqdéle  (pii  a  é|e  i-eeue  à  .Marseille  (  I  ).  On  m'a  donné  aussi  le  numéro 
du  Pdii  .IdiiiikiI  du  ±W  avril,  dale  de  noire  (lé|(arl.  où  il  \  a  une  réclame 
élonnaiile  |ionr  les  savons  du  Congo,  .le  la  recijpie  pour  \ons.  au  cas  où 
NOUS  n'aiM-ez  pas  l'occasion  d(^  la  i'elrou\er. 


(1)  C'était  une  demaiule  de  faii-e  paiiie  de  rexpi'diliun  dUzès.  Le  nombre  d( 
demandes  semblables  sest  élevée  à  piu.s  de  ecnl. 


21 


BONNE     CHANCE  ! 


Le  jeune  duc  d'Uzès  s'embarque  pour  rAfrique  ; 
Il  va,  cet  élégant  et  noble  pionnier, 
Aux  sources  du  Congo  que  découvrit  Vaissier 
Demander  le  secret  de  son  parfum  magique 
Que  l'on  célèbre  en  vers,  dans  l'Univers  entier. 

Je  dois  avouer  que  lorsqu'on  lua  a[.[)orlé  le  iiuuirro.  celait,  il  y  a 
quatre  jours,  en  pleine  mer,  je  me  suis  mis  à  rire  [HMidaiil  quelque 
temps,  et  il  a  procuré  une  douce  hilarité  à  tous  ceux  qui  l'ont  vu.  Je 
suis  jusqu'à  présent  enchanté  de  ceux  qui  sont  avec  moi,  et  aujourd'hui 
tout  le  monde  est  à  merveille. 

Je  vous  endjrasse  tendrement. 

Jacques. 


IV 

AU  CONGO 

A     TERRE.     —      LES    TIRAILLEURS.     —     MIZON    ET     DYBOWSKI.     A    l'hÔTEL. 

Banane,  le  2i  mai  1892. 

Enfin  nou.s  voilà  parvenus  au  terme  de  notre  navigation  et  rendus  sur 
le  territoire  de  TÉtat  belge!  Tout  s'est  très  bien  passé,  pendant  cette 
période  de  trente  jours,  et  nous  n'avons  eu  qu'à  nous  louer  de  tout  le 
monde  à  bord.  Les  mécaniciens  m'ont  offert  un  couteau  fait  par  eux 
dans  une  dent  d'éléphant,  et  je  leur  ai  payé  à  tous  du  Champagne,  le 
dernier  jour.  L'agent  des  postes  qui  était  à  bord  et  remplissait  en  même 
temps  les  fonctions  de  commissaire  du  gouvernement  nous  a  photogra- 
phiés, tous,  à  notre  arrivée,  et  doit  vous  en  porter  des  épreuves,  aux 
Champs-Elysées.  Je  lui  ai  donné  ma  carte  avec  un  mot  pour  vous,  parce 
que  je  suis  sûr  que  ça  vous  fera  plaisir.  En  même  temps,  il  vous  donnera 
des  nouvelles  de  notre  voyage.  C'est  un  homme  très  aimable  et  extrê- 
mement bien  élevé,  qui  nous  a  été  à  tous  d'une  grande  ressource  durant 
la  traversée. 

Les  tirailleurs  vont  bien,  sauf  un  que  nous  avons  été  obligés  de  ren- 
voyer: il  était  souffrant,  et  X...  a  jugé  qu'il  serait  incapable  de  faire  la 
route,  et  (|ue  surtout,  une  fois  partis,  on  aurait  presque  constamment 
élé  oldigé  do  le  porter.  Le  capitaine  du  Taijgète  s'est  chargé  de  le  rapa- 
liicr.  sur  les  bons  que  X...  lui  a  faits.  Julien  va  très  bien:  dès  qu'il  a 
louclié  terre,  il  s'est  senti  ragaillardi:  m.iis  il  ne  veuf  plus  entendre 


—  23  - 

parler  d'un  bateau  quelconque,  et  il  dit  qu'il  fera  le  lour  par  la  mer 
Noire  plutôt  que  de  recommencer  une  traversre. 

25  mai  ISO^J.  — Je  reprends  ma  lellre.  iiilerrompue,  hier  soir,  par 
l'arrivée  de  plusieurs  explorateurs  connus,  lels  que  Mizon  et  Dybowski 
qui  reviennent  tle  France  ou  y  retournent.  Le  premier  a  fait  un  voyage 
superbe  et  a  réussi  pleinement  dans  son  exploration.  11  est  parti  des 
bouches  du  Niger  et  est  arrivé  aux  bouches  du  Congo,  après  avoir  décrit 
un  immense  demi-cercle  dans  les  terres,  coupant  par  derrière  la  route 
aux  Allemands  et  aux  Anglais.  Dans  presque  tout  le  pays  qu'il  a  }>ar- 
couru,  après  s'être  un  peu  enfoncé  dans  Tintérieur.  il  a  trouvé  des 
chanqis  de  blé,  des  vaches  et  une  température  douce  ;  surtout  des  nuits 
fraîches,  puisque  son  thermomètre  est  descendu  à  ti-ois  et  quatre  degrés 
au-dessus  de  zéro  et  même  une  fois  à  zéro.  L'autre,  Dybowski,  a  été 
souffrant,  et  c'est  pour  cela  qu'il  revient:  mais  il  est  allé  retrouver  les 
restes  de  la  mission  Crampel. 

Je  crois  que  nous  resterons  encore  ici  deux  ou  trois  jours,  parce  que, 
dit-on,  l'hôtel  de  Boma  est  très  inférieur,  et  cidui  de  Matadi  encore 
plus.  Nous  ne  sommes  pas  mal  du  tout  ici,  mais  il  n'y  a  absolument  rien 
à  faire,  l'unique  route  du  pays  étant  la  plage,  et  les  promenades  i)eu 
variées.  11  y  fait  heureusement  assez  frais,  et  dans  ma  chambre,  je  puis 
très  bien  supporter,  la  nuit,  une  couverture  de  laine,  outre  une  «  mousti- 
quaire »  très  épaisse. 

X...  marche  bien,  et  tout  est  en  bon  ordre  jusqu'à  présent.  Nous 
attendons  avec  impatience  YAkassa  qui  arrive  d'Anvers,  et  doit  être  ici 
le  29  ou  le  30.  Les  moyens  de  communication  ne  sont  pas  ra[)ides:  il 
n'y  a  pas  encore  ici  de  télégraphe,  et  j'ai  dû  faire  envoyer  ma  dé[»rche 
d'arrivée  i)ar  le  Taijnètc,  remontant  à  Libre\ii]e,  dernier  point  (hi  (àhic 
de  la  West  African  Company. 


A  BOMA 

UN    HÔTEL    EX     TÔl-E.     —     INE     VILLE    UUI    SUliT     VK    TEUHE.     —     PETITS    OISEAUX. 
CHEZ    LE    COU  VEli.NEUU    CENÉliAL.     —     l'ÉTAT    LIUIÎE    DU    CONGO. 


Boina-tlongo,  le  3  juin  18'J2. 

D'étape  en  éla[ie  nous  axanctins  tloneenient,  sans  qne  nons  soyons 
cependant  encore  en  roule.  Tout  marche  assez  bien,  mais  avec  une  sage 
lenteur;  le  caractère  du  noir  ayant  uih'  préférence  marquée  pour  l'in- 
dolence, et  les  blancs  eni[do}és  dans  ce  pays-ci  se  faisant  )'a[iidement  à 
ce  système  du  fanilciiir,  il  est  nécessaire  de  beaucoup  se  remuer  pour 
mettre  en  route  les  trois  cents  charges  que  nous  devons  transporter  à 
Léopoldville. 

L"^/.m\s'rt  est  arrivé  à  Banane  le  31  mai  au  matin.  Nous  avons  immé- 
diatement fait  embarquer  nos  hommes  et  sommes  montés  à  bord. 

Le  soir  du  31  mai,  nous  espérions  arriver  à  Bonia,  mais  la  nuit  nous 
a  pris  en  route,  et  nous  avons  été,  à  notre  grand  désespoir,  obligés  de 
stopper  et  de  passer  la  nuit  à  bord,  dans  une  installation  un  peu  primi- 
tive. J'ai  été  réveillé,  le  matin,  }iar  un  noir  (jui  cii'aitdes  bottines,  juste 
au-dessus  de  ma  tête.  Heureusement  que  je  me  suis  réveillé  à  temps. 
Sans  cela  j'aurais  été  épouvanté  et  je  me  serais  demandé  si  on  ne  m'avait 
pas  })(Midant  la  nuit  changé  en  noir,  (^e  malin-là  (1"  juin),  nous  arri- 
vions à  Boma  et  retrouvions  X...  que  j'avais  expédié  en  avant,  pour  faire 
le  fourrier  et  préparer  logement  et  vivres.  J'ai  fait  continuer  alors  Julien 
sur  iMatadi  cl  suis  dcsccndii  à  lîonia.  aliii  de  rendre  visite  au  gouverneur 
général  de  l'I'Jat  indépendanl  du  Congo.  \.'AI,(tss((  a  donc  enunené  les 
autres  vers  Matadi,  on  ils  onl  dû  arriver  ce  soir-là  vers  cin(|  heures  et 
demie  ou  six  heures  et  s'installer,  puis  (•t)niniencer  à  expédiei-  (piehpies 


colis  sur  Léopoldville,  par  caravanes  de  trente  à  (|narant(3  liommes. 
Lorsque  je  suis  descendu  du  bateau,  je  me  suis  rendu  diieclement  au 
grand  hôtel  de  Borna,  vaste  construction  entièrement  en  tôle,  où  des 
chambres  nous  avaient  été  préparées.  L'hôtel  paraît  vraiment  très  beau, 
quand  on  pense  que  Borna  existait  seulement  sur  la  carte,  il  y  a  huit 
ans.  C'est  un  immense  bâtiment  en  tôle  avec  un  assez  grand  nombre  de 
chambres,  construit  sur  pilotis,  élevés  de  trois  à  quatre  mètres  —  comme 


■^   l':'anjiejx  au  l"'état,c          V 

/.,.,.. 

Basse  -CoxiT^ 

Basse -Conn 

1 

s: 
5 

Bâtiment   ppùicipal 
(le  l'iiôtel,  a   Z  éta|es 
et    un  orand   orcnicr 

S 

1 

1 

l-Etace_Cai-é 

y 

Hiiiiiii  iiiiiiiiiiiiH 

Jardin 

Entrer    du.  Jardiny 

^x 

^\\\\^^^\\\^■^\\sl 

._ 

'LAN    DE    LHOTEL    DE    BOMA. 


le  sont  presque  toutes  les  constructions  de  ce  pays-ci  —  et  renfermant 
plusieurs  grandes  salles  à  manger  et  un  café  !  Tout  autour,  il  y  a  deux 
cours  qui  renferment  un  tas  d'animaux,  tels  que  poules,  chèvres,  perro- 
quets, singes,  canards,  etc. 

11  y  a  là  de  quoi  loger  pas  mal  de  monde,  et  les  chambres  sont  très 
convenables.  Des  fenêtres  de  l'hôtel  on  aperçoit  le  Congo,  dont  la  lar- 
geur en  cet  endroit  est  de  quatre  à  cinq  cents  mètres,  divisé  par  une 
île  en  deux  bras.  J'avais  oublié  de  vous  dire  qu'en  remontant  le  fleuve 
sur  \Ahmm,  nous  avions  regardé  les  rives  qui  sont  très  plates  et  boisées, 
et  qu'on  y  rencontre  de  temps  en  temps  quelques  fiictoreri(\s,  princi- 
palement portugaises  et  hollandaises. 

4 


—  2f)  — 

Boma-\il]e!  se  divise  en  deux  parties  :  la  ville  basse  et  la  ville  haute. 
La  Aille  basse  comprend  l'hôtel,  une  demi-douzaine  de  petites  maisons 
et  des  factoreries.  Elle  est  située  le  long  de  la  rive  du  Congo  et  est  rehée 
à  la  ville  haute  par  un  petit  chemin  de  fer  Decauville,  qui  ne  marche 
que  trois  ou  quatre  fois  par  jour.  Dans  la  ville  haute,  qui  se  trouve  sur 
un  plateau  un  peu  plus  éloigné  du  Congo,  s'élèvent  les  constructions  du 
gouvernement,  disséminées  à  une  assez  grande  distance  les  unes  des 
autres.  Ce  sont  le  palais  du  gouverneur,  le  sanatorium,  la  caserne, 
quelques  maisons  de  fonctionnaires  et  l'église.  Cette  dernière  est  égale- 
ment construite  en  tôle,  et  a  dû  être  apportée,  toute  faite,  de  Belgique. 
Elle  a  une  allure  assez  originale  et,  de  loin ,  ressemble  un  peu  à  une 
petite  église  de  province  en  France.  11  y  a  quelques  arbres  aux  alentours 
et  le  long  des  berges  du  Congo,  mais  le  pays  est  beaucoup  moins  boisé 
(pie  dans  les  bouches  du  Congo. 

On  voit  beaucoup  de  petits  oiseaux.  Le  plus  commun  est  le  colibri, 
qui  remplace  ici  le  moineau.  Il  y  a  aussi  énormément  de  corbeaux,  qui 
poussent  le  même  cri  que  les  corbeaux  français.  Ils  ont  également  la 
même  forme,  mais  autour  du  cou  leur  plumage  est  tout  blanc;  on 
dirait  qu'ils  ont  une  sorte  de  collier.  Leurs  ailes  sont  un  peu  plus 
bleutées  qu'en  Europe.  J'ai  vu  aussi  quelques  oiseaux-mouches  et  des 
collections  de  papillons  à  faire  rêver  tous  les  entomologistes  et  les 
collectionneurs.  On  en  voit  d'immenses  et  de  toutes  les  couleurs  de 
Farc-en-ciel.  Le  chmat  actuellement  est  assez  tempéré,  et,  sauf  deux  ou 
trois  heures  de  l'après-midi,  pendant  lesquelles  il  fait  un  peu  chaud, 
tout  le  reste  du  temps,  on  peut  se  promener  très  agréablement.  Les 
nuits  sont  surtout  très  fraîches,  et  je  dors  encore  plus  qu'à  Bonnelles 
ou  à  Paris!  Nous  sommes,  il  est  vrai,  dans  la  bonne  saison  qu'on 
appelle  la  saison  sèche  ou  l'hiver,  et  le  soleil  ne  se  montre  guère  qu(^ 
pendant  trois  ou  quatre  heures,  quand  il  daigne  se  montrer. 

En  arrivaul,  le  1",  je  suis  allé,  dans  1'  «  après-dîner  ».  comnn^  on  dit 
ici,  voirie  gouverneur  général,  il  a  été  1res  poli,  très  aimable,  et  nous 
nous  sommes  donné  mutuellement  beaucoup  d'eau  bénite  de  cour, 
mais  il  n'a  [)as  voulu  m'autorisera  armer  les  hommes  île  l'escorte,  avant 
d'arriver  aux  Kalls:  j(>  crois  que  nous  causons  aux  l)ons  Belges  une  peur 


qtoiivantable,  et  que  surtout  ils  nous  jalousent  beaucoup,  car  ils  n'ont 
aucun  nujyen  de  recruter  des  soldats,  et  toutes  leurs  troupes  ne  tien- 
draient pas  un  seul  jour  contre  nos  cimpiante  Arbis.  Les  soldats  de 
l'Ktat  libre  du  Congo  ne  sont  que  des  uiallieureux  «  gosses  »  noirs, 
[»ris  un  peu  i)artout,  vêtus  de  loques  et  dont  Tunique  occupation  est 
de  faire  de  gros  travaux  de  terrassements  et  autres. 

Le  gouverneur,  qui  est  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années, 
peut-être  un  peu  plus,  est  venu,  le  lendemain,  me  rendre  ma  visite  avec 
son  ofiicier  d'ordonnance  et  a  mis  son  yacht  à  ma  disposilioii,  pour 
remonter  à  Matadi.  Je  compte  le  faire,  probablement  d'ici  trois  ou 
(juatre  jours,  et  aller  voir  à  Matadi  les  commencements  du  chemin  de 
fer,  entreprise  qui  doit  être  extrêmement  intéressante,  et  dont  les 
Ingénieurs  se  mettent  entièrement  à  ma  disposition,  pour  me  montrer 
la  partie  actuellement  terminée,  c'est-à-dire  dix  ou  douze  Ivilomètres 
sur  lesquels  la  machine  roule,  et  quatre  ou  cin(|  où  la  pose  des  rails 
s'effectuera  d'ici  à  quelque  temps. 

Dès  que  Pottier  aura  fait  quelques  épreuves  réussies,  comnn^  photo- 
graphies, il  vous  les  expédiera.  Je  ne  sais  trop  qnand  elles  arriveront, 
parce  que  les  courriers  ne  sont  pas  très  réguliers.  H  y  a  des  bateaux 
portugais  directs  qui  ne  mettent  qu'une  quinzaine  de  jours  de  Banane  à 
Lisijonne,  mais  les  autres  bâtiments  reviennent  assez  doucement  et 
mettent  bien  près  d'un  mois,  sinon  plus.  Cette  lettre-ci  partira,  je  crois, 
par  VAkassa  et  sera  à  Paris  vers  le  miheu  de  juihet.  Vous  serez  proba- 
blement, vers  cette  époque,  à  Boursault,  mais  je  préfère  l'adresser  à 
Paris,  étant  plus  sûr  ainsi  qu'elle  vous  parvienne.  Pour  les  lettres  que 
vous  nous  adressez,  il  faut  mettre  en  suscription,  du  moins  à  ce  qu'on 
m'a  dit  ici,  Stanley-Falls,  r/«  Matadi,  Etat  indépendant  du  Congo.  Dans 
ce  [uiys-ci  on  ne  doit  gin^-re  compter  sur  une  grande  régularité  [)0stale. 
Une  recommandation  :  mettez  vos  lettres  dans  de  fortes  enveloppes,  ou 
mieux,  toutes  en  un  seul  paquet,  mais  bien  ficelé,  ou  si  ce  sont  des 
lettres,  cachetez-les  avec  des  crampons  de  fer,  parce  que  la  cire  fond,  et 
que  les  lettres  qui  sont  simplement  gommées  s'ouvrent  parfois  avec  une 
facilité  extraordinaire. 

Votre  lils.  à  demi  Africain! 


VI 


EN   MARCHE 


LES    CHARGES.     —     A    LA    MESSE. 


Boma,  le  12  juin  1892. 

Cette  lettre-ci  ne  pourra  pas  contenir  beaucoup  de  détails,  car  depuis 
que  je  vous  ai  écrit  nous  n'avons  presque  rien  fait.  Mais  je  pars  demain 
matin  pour  Matadi;  car  j"ai  reçu  un  mot  de  Julien  me  disant  que  tout 
était  prêt  et  que  dans  deux  ou  trois  jours  nous  pourrions  remonter  vers 
Léopoldville.  Nos  charges  sont  toutes  en  route,  et,  malgré  les  lenteurs 
occasionnées  par  VAIîCL'isa,  qui  a  mis  huit  jours  à  débarquer  tout  à 
Matadi,  ça  marche  assez  bien.  X...  a,  paraît-il,  été  un  peu  soufTrant, 
mais  il  est  rétabli.  Sliman  a  eu  la  lièvre,  mais  il  va  bien.  Moi,  je  me  porte 
à  merveille,  mais  je  ne  me  fatigue  pas  et  no  fais  aucune  imprudence. 
Nous  serons  probablement  à  Léopoldville  vers  les  premiers  jours  de 
juillet. 

Je  profite  de  ce  que  VAlMssa  part  demain  matin  pour  vous  expé- 
dier ce  mot,  car  je  crois  que  vous  en  attendrez  un  autre  pendant  un 
mois  au  moins;  à  mesure  (pie  nous  allons  remonter,  les  communications 
deviendront  plus  rares  et  surtout  bien  moins  régulières  qu'ici,  où,  de 
temps  à  autre,  il  y  a  des  correspondances  avec  le  paquebot  portugais 
direct  pour  Lisbonne. 

Le  temps  est  toujours  assez  beau  et  la  tenqtérature  très  douce;  nous 
avons,  ce  matin  (dimanche),  assisté  à  la  messe  ici,  à  la  cathédrale,  qui 
est,  comme  je  vous  lai  dit,  une  petite  chapelle  en  tôle.  C'est  probable- 


—  29  — 

ment  la  dernière  fois  que  nous  l'entendons  avant  notre  grande  tournée. 
Peut-être  pourtant  aurons-nous  une  occasion  à  Brazzaville,  où  sont  les 
Pères  de  la  Mission  française.  La  messe  était  servie  par  deux  entants 
de  clucur,  en  rouge;  c'étaient  deux  petits  noirs  qui  avaient,  ma  foi, 
très  bonne  tenue  et  auraient  pu  en  remontrer  aux  entants  de  chœur  de 
Bonnelles. 


VII 


AU  CAMPEMENT 

MATAUl.     1-K     "     l'UIN'CE     liAl'UUUlN'     ».    —     LE    CHEMIN    DE    FEU. 

UNE    ANCIENNE    CAIMTALE.     —     LES     l'ORTEUliS.     —     LE    CHÊNE    DE    STANLEY. 
MENU.     —     PHOTOCliAI'HIES. 


Au  camp,  devant  Maladi,  voilée  Léopold,  le  IG  juin  1892. 

Depuis  que  je  vous  ai  ('crit,  nous  avons  drlinilivement  quitté  la  vie 
d'hôtel,  et  nous  sommes  installés  au  camp,  un  peu  au  delà  de  .Alatadi,  à 
sept  ou  huit  cents  mètres.  Nous  ne  sommes  pas  restés  à  Matadi  même, 
parce  que  Ihùtel  n'est  pas  installé,  et  que,  du  reste,  Tendroit  où  est 
Matadi  est  très  malsain. 

Nous  sommes  campés  à  deux  ou  trois  cents  mètres  du  Congo,  sur  une 
colline  assez  élevée,  soixante  à  ([uatre-vingts  mètres,  et  dominons  une 
partie  du  cours  du  Congo,  jusipi'au  «  Chaudron  d'enfer  ».  On  appelle  le 
«  Chaudron  d'enfer  »  un  endroit  où  le  Congo  forme  une  sorte  de  lac, 
entouré  de  niontagiu'S  assez  hautes  (pii  se  retlètent  dans  l'eau  et  lui 
donnent  une  teinte  noire.  Quand  on  y  entre  en  bateau,  par  un  bout,  on 
ne  voit  pas  la  sortie  et  on  se  dirait  dans  un  lac  suisse. 

Nous  sommes  partis  de  Boma,  Pot  lier  et  moi.  [»our  rejoindre  les 
autres,  le  13  à  neuf  heures  du  matin. 

Nous  nous  sommes  end)ar(piés  sur  le  petit  steamer  de  l'Etat  du 
Congo,  le  Prince  Baiiduiilii,  et.  a[u'ès  inu'  heureuse  traversée,  agré- 
mentée d'un  excelleut  déjeuiu'f.  nous  sommes  arrivés  à  deux  heures  ù 


N()i:S     AVONS     VL'     11 1:  A  r  COUP     Dl 


—  31  — 

Matadi.  Lo  lonj;-  do  la  roiilo  nous  avons  vu  beaucoup  do  crocodilos  et  de 
singes.  J'en  ai  lire  quelques-uns,  mais  d'un  peu  loin.  Le  capitaine  du 
bateau  a  été  plus  adroit  que  nous,  et  il  a  démoli  un  singe  blanc. 

A  peine  arrivé  à  Matadi,  je  suis  allé  voirie  commandant  du  district, 
qui  a  été  fort  aimable  et  qui  était  môme  descendu  pour  nous  recevoir, 
mais  avec  lequel  j'avais  fait  chassé-croisé.  11  est  marié,  et  sa  femme  vit 
avec  lui  à  Matadi  et  se  porte  h  merveille.  Du  reste,  on  a  remarqué  que 
les  femmes  se  portaient  bien  mieux  dans  ce  pays-ci  que  les  hommes,  et 
pour  une  raison  facile  à  comprendre  ;  c'est  qu'elles  ne  boivent  pas 


LA  GARE  DE  CHEMIN  DE  FEU  A  MATAUl. 


comme  les  hommes,  qui  n'arrêtent  pas  ici  du  matin  jusqu'au  soir,  sous 
un  prétexte  ou  sous  un  autre. 

De  là,  je  me  suis  rendu  au  camp,  qui,  comme  je  vous  le  disais,  est 
situé  à  la  vallée  de  Léopold,  non  loin  de  Matadi.  Matadi,  qui  n'a  pris  de 
l'importance  que  depuis  le  commencement  du  chemin  de  fer  du  Congo, 
comprend  une  centaine  de  maisons,  dont  les  principales  sont  l'hôtel  —  pas 
encore  ouvert  —  la  gare,  les  ateliers  du  chemin  de  fer  et  quelques  facto- 
reries. Le  cbemin  de  fer,  dont  la  voie  est  posée  sur  cinq  kilomètres  et 
dont  on  ouvrira  l'an  prochain  une  première  section  de  cinquante  kilo- 
mètres, part  des  bords  du  Congo  à  iMatadi;  il  a  une  voie  unique  à 
écartement  d'un  mètre  (voie  étroite)  et  suit  les  rives  du  Congo  (la  rive 
gauche)  pendant  cinq  kilomètres;  il  est  placé  au  flanc  de  coteaux 
escarpés,  avec  des  tournants  oxlrèmomont  rapides,  des  pentes  raides. 


—  32  — 

De  sorte  qu'à  certains  moments  la  locomotive  et  les  wagons  du  maté- 
riel qui  y  circulent  actuellement  ont  lair  de  vouloir  aller  faire  une 
petite  promenade  au  fond  du  Congo. 

En  arrivant  à  Tembouchure  d'une  petite  rivière  qu'on  nomme  le  M'poso, 
le  chemin  de  fer  tourne  à  droite  et  s'enfonce  dans  les  terres;  mais  ce  qui 
retarde  un  peu,  c'est  que  la  voie  n'est  pas  encore  placée  au  delà  du  M'poso, 
011  le  pont  est  long  à  construire.  Quand  il  sera  terminé,  il  y  aura  vingt 
kilomètres  sur  lesquels  la  machine  pourra  circuler,  car  les  nivellements 
sont  faits.  Les  ponts  sont  tous  en  fer,  et  tous  les  travaux  d'art  sont 


... 

"~ 

fl^ 

i>-*^ 

'iS'^  1 

M.-„s„x    de    ,.Luulu.s 

m  m  m  m                 £ 

1  ^ 

^' 

1 

o^- 

y^ 

1 

r 

Ll  CT.XPh    LXPLICATIVE 

1  ,(/,.    t,,,l^    ^r    mou   f union                   ,              S     T.-atc 

2  T.  m,      ,i,     J,.l„n                                    '             G    Tentes 
Z       d         du,  1/                                        .7    r,«.rt» 
*        d      Je     l'altiop                                       >-            «    J.utvu, 

SnJon., 
des    lit 

HuUeiirs 

H  IL.lUt  se 

NOTRE    CAMP    A    MATADI. 


construits  le  plus  économiquement  possible.  C'est  par  la  voie  que  nous 
sommes  arrivés  au  camp,  en  la  suivant  pendant  douze  cents  mètres.  En 
arrivant,  j'ai  trouvé  toutes  les  tentes  dressées  et  tout  bien  arrangé  ou  en 
train. 

Nous  avons  été  obhgés  d'acheter  deux  tentes  ici,  parce  que  les 
anciennes  étaient  trop  petites  pour  nous  abriter  tous  et  qu'il  est  presque 
impossible  de  s'installer  à  deux  dans  chacune  d'elles,  étant  donné  surtout 
le  nombre  assez  considérable  de  bagages  qui  nous  suivent.  J'ai  trouvé 
tout  le  monde  en  bonne  santé.  X...  avait  été  un  peu  souffrant,  mais  il 
était  complètement  retapé  à  mon  arrivée,  et  aujourd'hui  l'état  sanitaire 


—  33  — 

ne  laisse  lirii  à  drsircr.  .1  ai  Uoum'  sinilciiiciil  ([achjuc  hishillc  ciilrc 
Julien  el  X...;  mais,  grâce  à  mon  intervenlion,  elle  n'a  })as  lardé  à  se 
calmer,  el  loul  esl  renlré  dans  l'ordre,  du  moins  pour  quelque  temps. 

L'énervemenl  et  la  lassitude  qu'on  éprouve  sous  un  tel  climat  ne  sont 
point  élrangers  aux  manifestations  de  susceptibilité  et  d'humeur  dont 
on  est  témoin  dans  ces  pays-ci,  et  elles  ne  doivent  point  étonner  de  la 
pari  de  gens  d'ailleurs  froids  et  maîtres  d'eux-mêmes  dans  toute  autre 
contrée.  Mais,  au  fond,  tout  a  a  bien  parmi  nous,  et  je  suis  ravi  de 
coucbei-  sous  la  tente.  Presque  toutes  les  charges  sont  en  route  pour 
Léo[)oldville,  el  nous  partirons  nous-mêmes  probablement  lundi  avec  la 
dernière  caravane  qui  conqu'endra  soixante  à  quatre-vingts  hommes. 
La  roule  est  difticile  [tendant  les  premiers  jours,  mais  devient  très  com- 
mode dans  la  suite.  Du  reste,  nous  mettrons  vingt-cinq  jours  à  accom- 
plir un  trajet  (pii  n'en  demande  généralemenl  (pie  dix-iiuit,  et  nous 
})rendrons  notre  temps. 

Hier,  nous  sommes  allés  à  Vivi,  première  capitale  du  Congo  que 
Stanley  avait  établie.  Il  n'y  existe  plus  qu'une  seule  maison  aujourd'hui, 
dans  la<[uelle  réside  le  cbef  de  posle,  chargé  de  la  réception  des  cara- 
vanes et  de  leur  dé[»arl.  Il  nous  avait  invités  et  nous  a  retenus  à 
déjeuner.  \ons  avons  f;\it  un  i-ejtas  vérilablenu'nl  copieux  et  ari'osé  de 
plusieurs  \ins  généreux,  car  les  Belges  ne  comprennent  et  ne  [nati([nent 
riios[titalité  écossaise  qu'à  l'aide  de  nombreuses  libations.  A  l'enconlre 
de  la  mode  anticpie,  ils  les  ingurgitent  eux-mêmes  elles  font  ingurgiter 
à  leurs  hùtes,  au  lieu  de  les  répandre  inutilement  sur  un  sol  toujours 
altéré. 

Deux  mots,  en  finissant,  sur  nos  deux  nouveaux  compagnons.  Y...  est 
un  peu  jeune  et  un  peu  distrait,  mais  plein  de  bonne  volonté  et  faisant 
un  dur  ap})rentissage.  Poltier  est  très  bon  garcjon,  débi'ouillard.  C'est 
le  boute-en-train  du  campement;  il  a  fait  quelques  photographies  qu'il 
dé\  eloppera  ce  soir,  et,  s'il  est  possible,  je  vous  en  enverrai  dans  cette 
lettre. 


—  :}4  — 

(Sons  1(1  iiiciiic  ciirclDjqH'.) 

Au  camp,  devant  Maladi,  vallée  LeopoM,  lundi  :20  juin  18Ui'. 

CeUc  It'ltre  n'est  que  la  contiiuiiition  do  sa  camarade  (|ue  j'expédie 
sous  la,  même  envelo[»[>e.  Xdus  ne  parliruiis  pour  I.éopoldville  que 
samedi  au  plus  loi.  Ce  retard,  assez  considérable,  provient  de  la  difli- 


DINER    SOUS    LE    CHENE    DE     STANI.EY. 


culte  que  Ton  a  eue  à  se  procurer  dos  porteurs,  et  ensuite  du  nombre 
des  colis  qu'il  a  fallu  refaire  ou  modifier,  sans  compter  ({u'on  a  dû  en 
acbeler  de  nouveaux,  certaines  clioses  ayant  été  oul)liées,  et  pourlant 
indispensables,  ce  qui  n"a  rien  d'étonnant  dans  un  pareil  déménagement. 
il  y  a  aussi  deux  caisses  qui  sont  restées  à  Anvers,  mais  qui  nous  rejoin- 
dront prol)ablement  aux  Faits.  Aous  avons  été  assez  souvent  inxilés  à 
déjeuner,  entre  autres  à  Vivi,  et  je  joins  à  ma  lettre  une  pliolograpbie 
de  Pottier,  nous  représentant  dînant  sous  le  cliène  de  Slaidey,  ainsi 
nommé  [)arce  que  ledit  Stanley  y  donnait  audience  aux  cbefs  noirs. 
Ledit  cbène  est  dailleurs  un  baobab. 


—  m  — 

Les  personnes  de  la  photographie  sont,  en  parlant  de  la  gauche  : 
r  un  domestique  noir;  2°  M.  D...,  sous-commissaire  du  district  cor- 
respondant de  Vivi,  notre  amphitryon  ;  3"  moi;  4"  un  Belge  quelconque  ; 
5°  Julien;  6°  un  agent  très  aimahie  de  la  Société  anonyme  belge. 

Nous  avons  été  obligés  do  rendre  un  déjeuner,  que  nous  avons  ofïert 
au  camp,  et  dont  voici  le  menu.  Vous  pourrez  juger  en  le  lisant  que 
nous  ne  sommes  pas  malheureux  du  tout.  Et  vous  en  serez  d'autant 
plus  convaincue  que  personne,  à  l'heure  actuelle,  n'est  malade,  et  que 
la  température  ne  dé[)asse  presqne  jamais  trente  degrés  le  jour,  pour 
descendre  la  nuit  à  vingt  degrés  ou  un  })eu  au-dessous. 

Voici  ce  menu  : 

M  E  N  U 

Potage  julienne. 

hoks-d'oeuvre. 

PAlés  de  foie  gras,  mortadelle. 

ENTRÉES. 

Bifteck  aux  pommes  frites. 
Carottes  à  l'anglaise. 


Poulet  rôti  au  jus. 

Asperges  de  Belgique. 

Dessert  et  café. 


Vin  du  Ilhin  Liebfraumilch,  Saint-Estèphe  1878, 
Champagne  veuve  Clicquot. 

C'est  tout  à  fait  remarquable,  et  vous  no  croirez  ccrtainouKMit  pas 
qu"on  puisse  faire  d'aussi  beaux  festins  sur  les  a  prés  llouris  »  (pi'arroso 
le  Congo.  J'ai  fait  devant  ma  tonte  une  plantation  de  })almiers  ([iii 
est  d'un  effet  réussi.  Poltier  doit  la  photographier  aujourd'hui;  si 
l'épreuve  est  parfaite,  je  la  joindrai  à  ma  lettre.  Nous  espérons  recevoir 
des  nouvelles  de  vous  dans  quelques  jours,  ou  au  moins  à  Léopoldville, 
car  le  bateau  qui  est  parti  le  G  juin  arrivera  probablement  à  Matadi 
le  2  juillet,  et  la  malle  sera  de  snito  expédiée  sur  Léopoldville,  où  elle 
arrivera  a^sant  nous,  car  nous  comptons  meltro  vingt-cinq  jours,  comme 


—  36  — 

je  vous  l'ai  déjà  dit,  pour  monler:  étant  données  les  difficultés  de  la  pre- 
mière mise  en  marche,  ce  ne  sera  pas  trop. 

Le  tassement  est  long  à  faire  ;  il  faut  un  certain  temps  [)Our  que 
chacun  se  convainque  bien  (pu-  (elles  et  (elles  fonctions  lui  sont  attri- 
buées, et  qu'il  doit  les  remplir  avec  diligence  et  rapidité.  Mais  ça  va  déjà 
beaucoup  mieux  que  les  premiers  jours,  et  je  compte  maintenant,  si 
nous  parlons  le  27  juin  d'ici,  arriver  le  22  ou  le  23  juillet  à  Léopoldville 
ou  Kincbassa:  en  nqjartir  vers  le  l"août.  pour  être  vers  le  1"  septembre 


CHEMIN     DE    F  El!     DU    CONGO. 


aux  Faits,  où  nous  resterons:  mais  il  est  impossiI)Ie  de  le  dire  exacte- 
ment, car  on  ne  peut  se  faire  une  idée  (pie  lors(pi'on  \  est.  i-t  à  distance 
on  se  trompe  très  étrangement. 

11  va  eu  deux  tirailleursassezgravement  malades,  (loiil  mi  (b's  sergents: 
mais  ce  sont  plutôt  des  accidents  que  la  maladie  du  i)ays:  ils  ont  tous  eu 
plus  ou  moins  la  fièvre,  mais  ça  ne  dure  pas  longtemps,  deux  ou  trois 
jours,  au  grand  maximum.  Maintenant  l'état  sanitaire  est  excellent.  Je 
vous  parl(^  beaucoup  de  cela,  car  je  suis  sur  que  tous  ces  détails  vous 
intéressent.  e(  puis  c'est  ici  no(re  sujet  habituel  de  conversation. 

On  a   ra|ip(U'(r  du  liau(   Kassaï  (afiluent  du   Congo)  un   agent  de  la 


—  38  — 

Société  anonyme  belge  qui  avait  eu  le  corps  traversé  par  une  flèche, 
laquelle  est  passée  à  quelques  centimètres  du  cœur.  11  était  transpercé 
de  part  en  part,  et  cependant  il  va  mieux  maintenant,  et,  sauf  com- 
[dicalions,  on  espère  le  voir  rétabli  dans  un  petit  nombre  de  jours. 

J'ai  interrompu  ma  lettre  hier  soir,  et  je  la  reprends  aujourd'hui  21. 

Nous  sommes  allés  faire  une  excursion  sur  le  chemin  de  fer  (environ 
six  kilomètres).  Il  suit  les  rives  du  Congo  jusqu'à  l'embouchure  du 
M'poso  et  est  pendant  quelque  temps  à  flanc  de  coteau.  Pottier  a  fait 
plusieurs  photographies  que  je  ne  pourrai  mettre  dans  cette  épître, 
mais  que  vous  recevrez  par  la  prochaine  et  que  vous  pourrez  voir  dans 
Vlllustmtion.  Abonnez-vous  à  ce  journal,  et  si  vous  avez  occasion  d'écrire 
à  M.  Marc,  son  directeur,  dites-lui  que  Pottier,  le  photographe  qu'il 
nous  a  envoyé,  me  donne  toute  satisfaction  sous  tous  les  rapports,  et 
que  je  l'en  remercie  beaucoup.  Tant  que  nous  serons  aux  Falls,  vous 
recevrez  les  épreuves  qu'il  fera;  mais  je  vous  demande  de  ne  pas  trop 
les  communiquer,  pour  ne  pas  déflorer  «  mon  volume  ». 

Je  vous  demande  pardon  d'écrire  aussi  mal,  mais  l'encre  que  nous 
avons  ne  vaut  pas  cher,  et  de  plus  elle  est  trop  épaisse. 

Je  crois,  du  reste,  qu'en  route  j'écrirai  peu,  mais  vous  recevrez  le 
plus  souvent  possible  de  mes  nouvelles.  Nous  n'enverrons  de  dépèche 
que  des  Falls:  il  n'y  a.  du  reste,  presque  pas  d'avantage  à  en  envoyer,  eu 
égard  à  la  difficulté  que  Ton  rencontre  à  les  expédier  et  à  la  lenteur  de 
leur  transmission. 

P.  S.  —  Je  vous  (enverrai  pas  mal  d'objets  du  bas  Congo,  ces 
jours-ci. 


VIII 


PREMIÈRES  ÉTAPES 

E.\    FILE    INDIENNE.     UNE    SUISSE    AFRICAINE.     —     DISCUSSION. 

LES     CAPITAS.     —    LA     MONNAIE     D'ÉCHANGE.     —    SAISON    INSALUBRE. 


Manyanga-Sud,  le  M  juillet  1892. 

Depui.s  mon  départ  de  lAIatadi,  si  je  n'ai  pas  encore  écrit,  c'est  que 
nous  avons  été  constamment  en  marche,  et  que  les  étapes  dures  ne 
ilis[iosent  guère  à  mettre  la  plume  à  la  main  pour  barbouiller  du  papier. 
Ou  n'a  guère  d'autre  idée,  en  arrivant,  que  de  se  couclier  et  de  dormir, 
après  s'être  lavé  et  avoir  déjeuné  succinctement.  Aussi,  je  vais  vous 
reprendre  les  faits  principaux  do  notre  existence,  à  dater  du  jour  de 
notre  départ  de  Matadi,  c'est-à-dire  du  27  juin. 

A  cinq  heures  du  matin,  on  a  sonné  le  réveil,  et,  à  six  heures,  les 
tentes  étaient  abattues,  roulées,  les  bagages  prêts,  et  nous  avions  déjeuné 
sur  le  pouce  avant  de  nous  mettre  en  route.  Nous  avons  attendu  quelque 
temps,  à  cause  des  porteurs  qui  n'arrivaient  pas  et  des  difficultés  qu'ils 
faisaient  pour  prendre  certaines  charges,  pesantes  ou  incommodes. 

Nous  nous  sommes  mis  en  roule,  Julien,  un  peu  souffrant,  Pottier,  moi, 
les  tirailleurs,  le  sac  au  dos,  par  un  raccourci  qui  devait  nous  ramener 
à  la  route  des  caravanes,  sans  passer  par  Matadi;  cent  vingt-cinq  por- 
teurs environ  nous  accompagnent  et  traversent  ce  village  où  les  borde- 
reaux de  transports  doivent  être  visés.  Un  peloton  de  sept  tirailleurs 
surveille  les  retardataires. 

La  première  étape  (Je  la  route  des  caravanes  que  nous  devions  faire 
était  très  courte  :  deux  heures  environ  jusqu'à  la  rivière  de  M'poso. 


40 


Nous  avons  d'abord  [iris  le  raccourci  ot  atteint  la  roulo  des  caravanes 
au  l)oiit  de  vin^^t  minnios.  Enfin!  nous  commencions  ces  routes  afri- 
caines, où  l'on  marche  à  la  jilc  indienne  presque  toujours  entouré  de 


^    .'t 


V/^^: 


11  ou  TE  DE  ].A  CARAVANE  DANS  LA  li  li  0  U 


grandes  herbes,  parfois  plus  grandes  que  soi  d'un  ou  deux  mètres.  La 
route  des  caravanes,  nuilgré  son  lutm  pompeux  de  «  route  »,  est  im  sen- 
tier où  les  porteurs,  montants  ou  descendants,  à  la  (pieue  leu  len,  font 
le  tratic  entre  Alatadi  et  Léopold\ille.  eiilr(>  le  bas  et  le  liant  Congo. 


EXTUI-I-     DANS     [.A      FOUK 


41 


Rien  qno  par  cette  roule,  il  passe  plus  de  six  mille  porteurs  par  mois, 
ce  qui.  à  quarante  francs  le  porteur,  représente  déjà  un  joli  mouvement 
de  capitaux. 


(^^'> 


.^ 


J  E  V  X  E    FEMME     DU     VILLAGE     D  A  X  C  0  L  A  . 


Nous  arrivons  à  notre  première  étape,  après  quelques  montées  et 
descentes  caillouteuses,  au  bord  de  la  rivière  M'poso  que  nous  traversons 
en  pirogue.  Nous  avons  traversé  de  même,  les  jours  suivants,  de  nom- 
breuses rivières:  c'est  ass(^/  ennuyeux,  car  axcc  nue  (•ara^all('  comme 

(I 


—  42  — 

la  nôtre,  on  y  porcl  bien  près  do  doux  heures.  Arrivos  au  Arposo,  nous 
nous  installons  et  attendons  nos  vivres;  mais,  par  une  raalechance 
extraordinaire,  c'étaient  les  bordereaux  qui  avaient  été  distribués  les 
derniers,  et  les  porteurs  ne  sont  arrivés  qu'à  quatre  heures  du  soir; 
aussi  crevions-nous  de  faim,  et  le  malheureux  chef  des  porteurs,  dont 
c'était  un  pou  la  faute,  a  été  accablé  de  reproches  à  son  arrivée,  telle- 
ment qu'il  en  est  resté  quelques  heures  complètement  abruti. 

Enfin,  tout  s'est  calmé,  et,  le  lendemain,  nous  sommes  repartis  à  six 
heures  précises.  Cette  étapi^  commence  par  Tascension  d'une  montagne 
de  560  mètres,  dont  la  première  rampe  est  si  rapide  qu'on  Ta  sur- 
nommée le  «  tombeau  des  blancs  ».  Nous  l'escaladons,  non  sans  souffler 
et  suer:  mais  enfin,  après  trois  heures  de  marche,  on  arrive  en  haut. 
Quelques  tirailleurs  tirent  la  patte,  à  cause  de  la  lourdeur  du  sac  dont 
ils  ont  perdu  l'haljitude. 

En  haut,  la  vue  est  ravissante  :  on  se  croirait  en  Suisse,  avec,  en  plus, 
des  arbres  immenses,  des  taches  do  verdure,  paraissant  au  milieu  des 
herbes,  et  un  nombre  incalculable  de  fougères  poussant  tout  à  côté  de 
la  route.  11  y  a  en  haut  du  Palaballa,  ou  Palapalla,  une  mission  américaine 
établie  :  mais  nous  ne  nous  y  sommes  pas  arrêtés  et  avons  continué  en 
descendant,  pour  camper,  vers  midi,  au  bord  d'une  rivière  appelée  le 
Mséké. 

Cette  étape-là  nous  avait  assez  fatigués,  mais,  hélas!  celle  du  lende- 
main doA'ait  être  encore  plus  éreintante.  Il  y  avait  six  heures  à  peu  près 
que  nous  marchions  par  monts  et  par  vaux,  ([uand  nous  sommes  arrivés 
au  pied  d"une  côte  très  longue  et  très  rapide.  Los  hommes  n'en  pou- 
vaient plus,  mais  il  fallait  absolument  la  franchir:  il  faisait  très  chaud  ; 
midi,  du  soleil,  pas  d'aii-.  cl  lu  côte  dans  une  excellente  position  pour 
faire  mûrir  le  raisin  champenois  le  plus  rétif. 

Enfin,  à  force  d'énergie.  Julien  enlève  ses  hommes  et  leur  fait  gravir 
la  côte,  et  nous  arrivons  à  un  petit  poste,  qui  s'appelle  Congo  di  Lemba, 
où  nous  avons  été  très  gentiment  reçus  par  un  sous-officier  de  l'Etat 
belge,  lequel  a  fait  de  son  mieux  pour  nous  traiter  selon  ses  ressources, 
qui,  du  reste,  étaient  maigres. 

Le  jour  suivant,    3()  jnin.   1  étape    était   plus  facile:   on   descendait 


:^! 


)ti 


-  43  — 

presque  tout  le  temps,  et  la  dernière  heure  s'est  passée  en  pleine  forêt. 
Cétait  la  première  forêt  africaine  que  nous  voyions  d'un  peu  près,  et  la 
première  fois  qu'on  y  pénètre  on  ne  peut  se  défendre  d'une  grande 
émolion;  ces  grands  arbres,  avec  ces  lianes  immenses  qui  les  lient  les 
uns  aux  autres,  les  lierres,  les  fleurs  de  toutes  sortes;  tout  ça  est  mer- 
veilleux. Il  fait  très  frais  là-dessous  et  presque  nuit. 

Au  sortir  du  bois,  nous  sommes  arrivés  à  Loufou  (ou  plutôt  Lufu, 


'ONT    SUR    LA     LOUFOU. 


mais  on  prononce  Loufou),  poste  d'étape,  avec  cases  pour  blancs.  La 
Loufou  est  un  petit  affluent  du  Congo,  au  bord  duquel  est  établi  le 
campement,  dans  un  ravissant  emplacement.  Les  deux  rives  en  sont 
réunies  par  un  pont  suspendu  (i)our  piétons  nalurellement).  Ce  pont 
suspendu  consiste  en  deux  cbaîncs  de  fer,  accrochées  à  un  arbre  d'un 
côté,  à  un  autre  arbre  de  l'autre  côté,  ([ui  soutiennent  tout  le  pont; 
c'est  très  primitif,  mais  du  [dus  pittoresque  effet.  Poltier  en  a  fait  des 
photographies  ainsi  que  de  notre  cami)ement. 

Vous  m'y  verrez  avec  un  de  mes  hommes  en  train  de  faire  une  modili- 
cation  aux  caisses.  Le  fourrier  me  lit  le  raiq)ort  du  jour.  \...  i»répare  des 


—  44  — 

bilongues  (en  flotte,  ça  veut  dire  des  médicaments).  Ce  juiii-là,  les 
tentes  ne  sont  pas  montées,  car  nous  UAons  couché  dans  la  case  ou 
schimbeck,  dont  vous  apercevez  un  ctiin  vers  la  droite.  Dans  le  fond,  on 
voit  de  la  brousse  et  une  des  cordes  qui  servent  à  soutenir  le  j»ont. 

Nous  avons  diné  là  très  gaiement,  et  on  a  décidé  que  les  hommes  ne 
prendraient  plus  les  sacs  et  qu'on  les  distribuerait  aux  porteurs.  Il  se 
tromaiit  justement  que  certaines  charges  de  vivres  consommés  n'exis- 
taient plus,  et  le  lendemain  les  hommes  se  mettaient  en  roule  d'un  pas 
léger  et  guilleret.  L'étape  devait  être  de  quatre  heures  et,  pendant 
presque  tout  le  temps,  assez  douce.  Mais  il  était  écrit  que  ce  jour-là 
devait  tourner  au  tragique  et  presque  au  drame. 

Arrivés  à  l'étape,  nous  trouvons  bien  une  case  pour  les  blancs,  mais 
pas  très  «  chouette  »,  comme  dirait  un  Anglais  francisé.  De  plus,  l'eau 
était  à  une  certaine  distance.  Alors,  sans  nous  arrêter,  Julien  et  moi, 
nous  continuons  avec  les  hommes  à  aller  de  l'avant,  parce  que  sur 
l'itinéraire  se  trouvait  marqué,  à  trente-cinq  minutes  de  là,  un.  campe- 
ment éventuel,  et  que  nous  dimiiuiions  d'autant  l'étape  du  lendemain 
qui  devait  être  très  dure. 

Il  commençait  à  faire  assez  chaud,  les  montres  mar(|uaient  onze 
heures  et  demie;  on  monte,  on  descend;  il  est  midi...,  midi  et  demi..., 
toujours  pas  d'eau.  Les  montées  et  les  descentes  deviennent  de  plus  en 
plus  raides,  nous  souffrons,  jurons,  tenqȐtons.  Enfin,  vers  une  heure, 
nous  faisons  halte  à  l'ombre  de  quelques  arbres,  mais  d'eau,  point. 
Tandis  que  Julien  et  moi  continuons  encore  pour  voir  si  l'eau  était  très 
proche,  laissant  les  hommes  se  reposer,  car  les  noirs  disaient  tout  le 
temps  :  «  Coco  tama  vé  »,  ce  qui  veut  dire  :  «  L'eau  n'est  pas  loin  », 
arrive  X...,  la  hgure  congestionnée,  et  qui  commence  à  crier  après 
Julien,  lui  reprocliant  d'avoir  imprudemuKMit  dé[)assé  le  «  schimbeck  » 
—  ou  iqqielle  schindjeck  une  case  à  blancs  —  disant  que  c'est  de  l'im- 
prévoyance, (pion  va  nous  tuer,  etc. 

H  faut  (lin-  (piil  a\ail  la  lièvre  et  était  très  fatigué.  Julien,  très 
énervé,  riposte  par  des  choses  très  dures,  et  je  les  sépare  tant  bien  que 
mal,  en  disant  qu'il  vaut  mieux  parer  au  plus  pressé,  c'est-à-dire  voir  où 
est  Teau;  et  nous  continuons  nos  recherches. 


^^Ka-\ 


—  4S  — 

Pour  é^^aycr  la  situation,  qui  n'était  pas  rose,  nous  rencontrons  sur  la 
route  un  noir  couché  en  travers,  tué  d"un  coup  de  bâton,  et  dont 
Todeur  caractéristique  et  le  ventre  ballonné  indiquaient  qu'il  n'était  pas 
de  la  première  fraîcheur.  Tout  le  monde  passait  sans  autrement  s'en 
inquiéter,  et  enfin  nous  apercevons  une  petite  rivière,  près  de  laquelle 
nous  avons  pu  camper. 

Mais  là,  j'ai  dû  m'interposer  pour  que  Juhen  ne  provoquât  pas  X... 
en  duel  et  qu'un  malheur  ne  se  produisit  pas.  Je  lui  ai  dit  qu'une  fois 
en  France  il  pourrait  le  tuer  dix  fois,  s'il  le  voulait,  mais  qu'ici  je  ne 
l'admettais  pas.  Enfin,  après  deux  ou  trois  heures  de  palabres  dans 
lesquelles  Pottier  m'a  rendu  de  très  grands  services,  nous  sommes 
parvenus  à  calmer  la  colère  de  Julien,  et  tout  est  rentré  à  peu  près  dans 
l'ordre. 

Le  lendemain,  2  juillet,  nous  campions,  à  deux  heures  plus  loin,  dans 
un  village  assez  pittoresque,  au-dessus  d'une  rivière  appelée  l'Unionzo. 
Là,  nous  avons  été  témoins  d'une  scène  assez  curieuse. 

Arrivés  à  l'Unionzo,  le  chef  du  convoi  fait  une  récapitulation  des 
caisses  et  s'aperçoit  qu'une  d'elles  a  été  laissée  à  Loufou.  à  deux  étapes 
en  arrière.  11  fait  rrunir  les  ca[»i(as  (on  ap[)('lle  cajiita  le  clicf  d'un  cer- 
tain nondjrc  de  }»ort('urs  :  ce  sont  des  noirs  (pii  commandent  ces 
derniers  pendant  la  durée  des  trajcds  et  sont  responsaldes  di'S  charges 
confiées  à  leurs  hommes).  A[)rès  avoir  contrôlé  la  charge  de  chaque 
porteur,  nous  nous  apercevons  vite  qu'il  en  est  un  (pii,  comme  le 
quatrième  officier  de  Marlborough,  «  ne  porte  rien  du  h)nt  ».  Se  voyant 
pincé,  notre  homme  se  sauve  en  avant  et  met  la  rivière  entre  lui  et 
nous;  les  capilas  ont  beau  le  rappeler,  il  ne  veut  rien  savoir  et  continue 
sa  fuite. 

11  gravissait  déjà  la  colline,  à  cinq  ou  six  cents  mètres  de  nous,  quand 
un  de  nous  a  une  idée  lumineuse  et,  saisissant  un  fusil,  le  met  en  joue. 
Les  autres  se  mettent  à  lui  hurler  quelque  chose,  il  se  retourne,  et, 
voyant  un  fusil  entre  les  mains  d'un  «  moundelé  »  (blanc),  il  rebrousse 
chemin  et  revient  précipitamment,  persuadé  qu'à  six  cents  mètres  un 
blanc  ne  le  manquerait  pas,  et  que  la  fuite  était  absolument  inutile. 

Le  soir  même,  il  partait  pour  Loufou  et  nous  avait  rejoints  à  l'étape 


—  46  — 

suivante,   le  3  juillet,   ayant   marché   vingt-qi»ati'e    heures   d'affilée. 

Ce  jour-là,  notre  étape  fut  courte  et  assez  facile,  quoique  nous  dussions 
traverser  à  gué  deux  ou  trois  riAiéres  de  la  manière  suivante  :  les 
hommes  retirent  leurs  bottes  et  leurs  guêtres,  relèvent  leur  pantalon  et 
nous  passent  sur  leur  dos;  quelquefois  on  risque  de  tomber,  mais  un  tel 
accident  serait  une  distraction.  JNous  couchons  ce  soir-là  à  Nsékelobo, 
où  nous  sommes  arrivés  vers  dix  heures  du  matin,  étant  partis  à  six, 
comme  d'habitude.  En  arrivant  à  notre  gîte,  nous  avons  traversé  un 
marché  noir  où  des  femmes,  assises  sur  leurs  talons,  vendaient  un  tas 
de  petites  babioles  ou  des  vivres,  tels  que  du  pain  de  manioc  —  c'est 
ce  qui  remplace  le  pain  pour  les  noirs,  cela  ressemble  à  une  espèce  de 
pomme  de  terre  très  pâteuse  —  des  patat(^s  douces,  excellentes,  des 
noix  d'arachides,  des  papayes,  sorte  de  melon,  du  malafou  ou  jus  de 
palmier,  qu'il  faut  boire  le  jour  nu'me  de  son  extraction.  Cette  boisson 
est  très  alco()b({ue  en  même  tenqis  ipie  rab'aîchissante  et  très  agréable 
au  goût;  dès  qu'elle  a  perdu  sa  fraîcheur,  elle  prend  un  goût  très  [»ro- 
noncé  d'eau  de  Barèges  et  n'est  })his  buvable.  On  vendait  aussi  des  œufs, 
des  j)0ules,  des  cocbons,  des  clièvres.  La  monnaie  en  cours  est  la 
perle  de  verre  bleu,  et  pi-incipalement  la  pièce  de  mouchoirs. 

Les  vivres  sont  fort  chers  sur  la  route  des  caravanes,  étant  donné  le 
nombre  des  porteurs  qui  y  [)asse  })ar  mois.  Un  petit  poulet,  par  exem- 
ple, coûte  une  pièce  de  douze  mouchoirs  ou  2  fr.  60;  une  poule,  deux 
pièces  ou  5  fr.  20;  une  chèvre,  de  huit  à  dix  pièces,  environ  de  vingt  à 
vingt-quatre  francs.  Plus  loin ,  quand  nous  aurons  passé  Manyanga,  ce  sera 
le  hl  de  cuivre  coupé  en  barrettes,  ou  «  mtako  »,  qui  seul  aura  cours  avec 
la  pièce  d'étoffe.  C'est  une  des  choses  qui  étonnent  le  plus  les  soldais 
et  qui  les  agace  aussi,  parce  (pie  les  indigènes  ne  veulent  [las  de  leur 
monnaie  en  payement. 

Des  autres  étapes  jusqu'à  Loukounga,  je  ne  vous  dirai  l'ien,  saufcpi'un 
jour,  en  une  d(,'mi-heure  de  temps,  nous  avons  rencontré  cin(|  cadav  res 
de  noirs,  dans  les  positions  les  plus  variées,  tranquillement  en  train  de 
se  décomposer  le  long  de  la  roule.  Nous  sommes  arrivés  le  7  à  Loukounga, 
et,  ayant  pris  froid,  je  n'allais  pas  très  brillamment.  Dans  votre  lettre 
du  29  mai,  m)US  me  dites  (pie  la  cbaleiir  est  étouffante  à  Paris,  et  vous 


'^^^S^&^^ 


.\ssa(;k   I)  UMc 


—  47  — 

vous  figurez  que  nous  devons  avoir  très  chaud  ici;  c'est  une  erreur. 
De[)uis  que  nous  sommes  sur  les  plateaux  assez  élevés,  comme  nous 
sounnes  en  plein  hiver,  nous  jouissons  d'une  honne  température  pen- 
dant le  jour.  Nous  avons  vingt-quatre  à  vingt-cinq  degrés;  mais,  la  nuit, 
il  fait  très  froid  et  très  humide;  à  partir  de  cinq  heures  du  soir,  le  serein 
tomhe,  et  le  thermomètre  descend  à  dix-sept  degrés;  et  lorsque  le  vent 
souffle,  nous  sommes  heaucoup  plus  incommodés  par  le  froid  que  par  la 
chaleur.  De  là  Tinsalubrité  de  ce  climat  pendant  une  saison  où  il  ne 
[deut  pas,  mais  où  le  soleil  paraît  très  rarement,  le  ciel  étant  couvert 
presque  toute  la  journée,  comme  dans  les  jours  brumeux  d'octobre  en 
Europe.  Aussi,  que  de  fois  ai-je  regretté  mon  pardessus!  Je  suis  certain 
([ue  si  je  l'avais  eu,  j'aurais  évité  l'accès  de  fièvre  assez  violent  que  j  ai 
éprouvé  à  Loukounga  et  qui,  grâce  à  une  bonne  purge  le  lendemain,  a 
passé  aussi  vite  qu'il  était  venu.  Nous  sommes  restés  vingt-quatre  heures 
pour  nous  reposer  en  cet  endroit,  et,  sans  cette  halle,  j'aurais  été  inca- 
pable de  faire  un  pas  dans  la  journée  du  8  juillet. 

Le  poste  de  Loukounga  a  été  établi  par  l'Etat  belge,  pour  s'occuper 
principalement  du  recrutement  des  porteurs  qui  silloiuient  la  route  des 
caravanes,  car  les  caravanes  apportent  les  charges  de  l'Etat  de  JMatadi 
à  Loukounga,  et  d'autres  porteurs  les  prennent  de  ce  dernier  poste  pour 
les  portera  celui  de  Léopoldville.  Nous  avons  été  très  gracieusement  et 
très  aimablement  reçus  et  traités  à  Loukounga  par  le  chef  du  district  et 
par  ses  aides,  car  il  y  a  là  environ  sept  ou  huit  blancs. 

Le  9,  nous  [lartions  pour  Manyanga,  qui  est  pour  la  Société  anonyme 
belge  la  même  chose  que  Loukounga  pour  l'Etat,  c'est-à-dire  l'endroit  où 
l'on  change  de  porteurs.  J'ai  fait  une  partie  de  la  route  en  hamac,  une 
autre  à  pied.  Il  y  a  environ  cintj  heures  et  demie  de  marche  entre  ces 
deux  postes,  et,  comme  disent  les  Belges,  «  assez  bien  des  montées!  » 

ÎManyanga-Sud  se  compose  d'une  vingtaine  de  maisons,  appartenant 
[)resque  toutes  à  la  Société  anonyme  belge  —  société  qui  nous  remonte  à 
Léopoldville  —  et  situées  sur  les  bords  du  Congo,  qui  fait  une  chute  à  trois 
ou  quatre  kilomètres  en  amont.  Presque  en  face,  sur  une  colline  de  la 
rive  opposée  se  trouve  le  poste  français  de  Manyanga-Nord .  qui  est 
perché  comme  un  nid  d'aigle. 


IX 


HALTE 


A    MANYANGA.     —     MESURES    DE    RIGUEUR.     —     LE     14    JUILLET. 
REVUE     ET     RÉJOUISSANCES.     —     BOUSCULADE. 


Manvanga-Nord.  Congo  franrais.  le  lo  juillet  1892. 

Je  reprends  ce  soir  la  Icllic  (lue  j'ai  interrompue  ce  malin.  Xous 
sommes  mainlenant  sur  le  Iciiiloiie  du  Congo  français.  En  arrivant  à 
Mainaiiii,a-Sud.  poste  l)elg(\  on  nous  a  proposé  de  passer  [lar  le  terri- 
toiic  fiançais,  parce  (pic  la  route  a\ait  l)eaucoup  plus  de  vivres  frais, 
et  était  moins  ruinée  que  celle  de  Léopoklville  par  le  territoire  de 
l'État. 

Le  1 1 .  nous  avons  reçu  la  visite  du  chef  du  poste  français  qui  venait 
nous  inviter  au  déjeuner  officiel  du  14  juillet.  Nous  y  avons  d'abord 
déjeuné  le  12.  et  il  nous  a  vivement  engagés  à  venir  nous  établir  à  son 
poste  et  à  passer  par  la  route  française;  et,  comme  j'objectais  que  peut- 
être  on  nous  ferait  des  difficultés  à  Brazzaville,  parce  que  nos  ports 
d'armes  n'étaient  valables  que  pour  l'État  indépendant  du  Congo,  il  nous 
a  répondu  qu'au  contraire  le  passage  d'une  troupe  de  blancs  armés  ferait 
une  excellente  impression  sur  certaines  tribus,  dont  les  intentions  paci- 
fiques laissaient  à  désirer,  et  que  nous  rendrions  plutôt  service  en 
passant  du  côté  nord;  que,  du  reste,  malgré  son  grade  infime  dans  la 
biérarchie  administrative,  il  prenait  tout  sous  son  bonnet.  Là-dessus,  il 
n'y  avait  plus  à  bésiler,  et.  comme  les  vivres  et  ravitaillements  seront 
plus  faciles,  nous  avons  décidé  qu'il  y  avait  tout  avantage  à  quitter 
momentanément  l'État  indépendant  et  à  nous  diriger  .sur  Brazzaville, 


—  49  — 

d"où  nous  nous  embarquerons  pour  les  Falls.  Joubliais  de  vous  dire  que 
j'étais  complètement  remis  de  mon  accès  de  fièvre,  et  que  je  me  sentais 
aussi  bien  qu'après  une  cliasse  à  coui-re. 

Par  conséquent,  le  13  juillet,  nous  nous  sommes  rendus  avec  armes 
et  bagages  à  Manyanga-Nord  pour  nous  y  établir.  Nous  avons  traversé 
le  Congo,  qui  est  fort  rapide  en  cet  endroit,  qui  en  pirogue,  qui  en 
baleinière.  Le  transbordement  s'est  effectué  dans  les  meilleures  condi- 
tions, et  tout  le  monde  et  tous  les  effets  sont  arrivés  sains  et  saufs  sur  la 
rive  française.  Le  poste  de  Manyanga,  percbé  en  baut  d'une  colline  qui 
domine  d'environ  cent  mètres  le  Congo,  est  très  bien  }tlacé,  au  point  de 
vue  sanitaire,  étant  exposé  à  l'air;  mais  il  est  assez  froid,  et  pour  y  par- 
venir, lorsqu'on  arrive  des  bords  du  Congo,  on  doit  gravir  un  petit  sen- 
tier d'un  raide  auprès  duquel  la  «  grimpette  des  IMarécliaux  »  de  la 
forêt  de  Rambouillet  est  une  pente  douce. 

Le  chef  du  poste  nous  reçoit  à  merveille.  Il  est  seul  fonctionnaire,  et 
il  n'a  avec  lui  qu'un  scribe  noir.  Il  y  a  à  côté  du  poste  une  factorerie 
hollandaise,  et  un  peu  plus  loin,  à  une  heure  de  marche,  une  ancienne 
factorerie  française  qui  vient  d'être  vendue  aux  Belges.  La  station  elle- 
même  comprend  une  place  en  forme  de  rectangle  très  allongé.  A  l'une 
de  ses  extrémités  se  trouve  un  mât  surmonté  du  drapeau.  Deux  cases 
occupent  l'autre  ;  l'une  de  ces  cases  sert  de  chambre  et  de  bureau  au  chef 
de  poste  —  c'est  là  que  j'écris;  —  l'autre  consiste  en  une  pièce  qui  tient 
lieu  de  salle  à  manger  et  de  salon.  Il  y  a  encore  quelques  cases  à  l'usage 
des  noirs  de  la  station  et  des  quatre  soldats  sénégalais  qui  forment  à 
eux  seuls  toute  la  garnison  et  suffisent  à  tenir  en  respect  plusieurs  mil- 
liers de  noirs. 

En  arrivant  ici  le  13,  X...,  qui  était  assez  souffrant  depuis  quelques 
jours,  est  tombé  sérieusement  malade,  surtout  dans  la  soirée  du  jour  de 
notre  arrivée,  où  il  a  eu  une  sorte  de  crise  nerveuse  et  fébrile  qui  a  duré 
une  heure.  Grâce  aux  soins  de  Julien  et  de  nous  tous,  il  est  aujourd'hui 
rétabh  et  peut  se  promener  quelque  peu.  Mais  il  est  encore  assez  faible. 
Pottier,  le  photographe,  a  aussi  eu  son  accès;  mais  il  va  bien  à  présent. 
Un  des  tirailleurs  a  été  sur  le  point  de  mourir,  et  s'il  est  encore  debout, 
c'est  qu'il  a  de  la  chance;  car  malgré  les  défenses,  pendant  toute  une 

7 


journée  de  marche,  il  est  resté  en  arrière  pour  boire  de  Teau.  11  était 
caporal,  et  Julien  a  été  obligé  de  le  casser,  pour  re\enii)le.  Il  entre 
aujourd  liui  cm  convalescence;  mais  il  a  eu  une  dysenterie  terrible. 
Julien  a  dû  casser  aussi  un  des  sergents  et.  probablement  nous  serons 
obligés  de  le  renvoyer  en  Europe.  C'est  un  faux  bonhomme  qui  taisait 
les  plus  grandes  courbettcvs  et  les  plus  chaleureuses  protestations  de 
dévouement  devant  Julien  et  moi,  mais  criaillait  tout  le   temps  par 


SOLDATS    A  L  G  E  It  1  E  X  S      U  N  I  F  0  li  M  E    DE    L  E  S  C  O  R  T  E    DU    DUC    D   U  Z  E 


derrière.  Les  hommes  sont  venus  nous  dire  qu'il  leur  donnait  de  mau- 
vais conseils:  de  plus,  comme  il  s'était  montré  très  insolent  envers  le 
chef  de  [)Oste  en  arrivant  ici.  Julien  a  dû  sévir.  Cet  homme  a  été  atterré 
de  cette  mesure,  car  il  se  ligurail  que  jamais  on  n'oserait  lui  enlever  son 
grade.  Il  était  consterné.  Aujourd'hui  Julien  l'a  remplacé  par  un  Fran- 
çais dont  il  était  très  content,  et  tous  les  autres  ont  applaudi  à  cette 
décision  et  se  sont  montrés  décidés  à  nous  suivre  n'inq>ort(^  où.  Quant 
au  sergent  cassé,  il  est  venu  supplier  Julien  de  le  garder,  même  conmie 
simi)le  tiraillimr,  disant  (pi'il  ne  voulait  pas  qu  on  le  rapatriai,  et  (pi'il 
ferait  tous  ses  efl'orts  [)Our  elTacer  son  passé.  Mais,  comme  il  esl  déjà 


-0 


11 


Lli     li     JUILLET     al;     POSTK     I)K     m  \XV.\N(;A-NI>|{I 


—  51  — 

venu  pleurer  une  demi-douzaine  de  fois  et  que  Julien  l'avait  ménafir, 
on  a  été  inflexible. 

Hier,  c'était  le  14  juillet,  et  si,  lorsqu'on  est  en  France,  il  est  permis 
de  ne  pas  prendre  part  à  une  fête  dont  la  date  a  été  si  mal  choisie, 
lorsqu'on  est  à  quelques  centaines  de  lieues  de  Paris,  au  milieu  d'étran- 
gers, on  peut  bien  faire  taire  ses  ressentiments  et  ne  penser  qu'à  la 
patrie.  Aussi  avais-je  accepté  l'invitation  de  M.  Gros,  chef  du  poste,  et 
do  concert  avec  lui  avons-nous  réglé  le  programme  des  réjouissances 
qui  devaient  avoir  lieu. 

A  neuf  heures  du  matin,  Juhen  a  fait  défder  devant  M.  Gros  et  moi, 
et  les  autres  membres  de  l'expédition,  tous  les  tirailleurs,  en  grande 
tenue  avec  le  drapeau  en  tête. 

A  onze  heures  et  demie,  grand  déjeuner  au  poste  auquel  prennent  part 
le  chef  de  poste  français,  moi,  à  sa  droite,  Julien,  à  sa  gauche,  Pottier, 
nn  chef  d(;  l'escorte,  le  chef  de  poste  de  Manyanga  belge,  le  gérant  du 
poste  de  la  Société  anonyme  belge  de  Manyanga-Sud,  trois  Hollandais 
de  la  factorerie.  A...,  H...,  V....  et  deux  Français  de  la  maison  Daumas, 
actuellement  Société  anonyme  belge  Nord.  Le  déjeuner  a  été  très  gai: 
X...  y  manquait,  étant  couché.  Je  vous  envoie  le  menu  que  j'ai  gardé 
et  que  je  vous  prie  de  conserver,  car  j'y  tiens  comme  à  un  des  souve- 
nirs de  l'expédition. 

L'après-midi,  le  chef  de  poste  avait  fait  venir  des  noirs  et  des 
négresses  avec  les  chefs  des  villages  environnants,  et  nous  avons  eu  six 
heures  de  tam-tam  et  de  danses  nègres,  assez  curieuses.  Nous  avions 
aussi  offert  des  prix  pour  les  hommes,  consistant  en  poulets,  en  étoffes 
d'échange,  en  pièces  de  cent  sous,  en  bouteilles  de  vin  et  en  des  tas  do 
menus  objets  offerts  par  les  membres  do  l'expédition,  par  le  chef  do 
poste,  par  la  maison  hollandaise  et  par  la  maison  belge.  Il  y  avait  un 
mât  de  cocagne  —  un  peu  do  travers,  mais  peu  importe,  —  deux  prix  de 
courses,  dont  un  de  courses  en  sac.  Nos  Sénégalais  se  sont  surtout  dis- 
tingués dans  ces  dernières  courses.  On  avait  aussi  enduit  une  casserole 
de  poix  et  de  suie,  et  il  fallait,  avec  les  dents,  détacher  une  pièce  de 
cinquante  centimes  qui  y  était  accrochée. 

A  un  moment  donné,  j'avais  ouldié  de  vous  le  dire,  les  prix  élaient 


—  52  — 

exposés  par  terre  sur  des  nattes,  avec  de  belles  étiquettes  donnant  les 
noms  des  gracieux  donateurs.  Les  négresses,  excitées  par  la  vue  des 
perles  bleues  et  des  étofï'es,  ayant  aussi  mal  compris  un  geste  de  l'un 
de  nous,  se  sont  précipitées  comme  des  folles  sur  les  lots,  et,  malgré 
tous  nos  efforts,  se  les  sont  adjugés.  Il  a  fallu  plus  d'une  beure  de  pala- 
bres pour  les  ravoir.  Elles  avaient  cru  qu'ils  étaient  pour  elles,  et  de 
bonne  foi  se  les  étaient  partagés  à  grands  coups  de  pied  et  de  poing. 
Un  blanc  qui  avait  essayé  de  s'opposer  à  ce  torrent  féminin  a  été  débordé 
et  projeté  avec  violence  sur  le  sol.  où  il  s'est  légèrement  avarié. 

Le  calme  revenu,  on  a  donné  des  prix  de  lutte  à  main  plate,  de  bâton 
et  d'escrime.  Mais  la  nuit  nous  a  surpris  avant  l'heure,  et  nous  avons  été 
obligés  de  renvoyer  à  aujourd'hui  le  tir  au  fusil,  pour  lequel  il  y  a  trois 
prix  et  un  prix  d'honneur. 

Je  pense  que  nous  resterons  ici  encore  quelques  jours,  d'abord 
pour  que  X...  se  remette,  et  aussi  afin  de  réunir  nos  cent  A'ingt-cinq 
porteurs.  On  croit  que  ça  va  avancer  tout  seul,  quand  on  jiart:  mais, 
malgré  toutes  les  précautions,  ça  avance  2)iaiio.  piano,  pidiiissinio.  et 
impossible  autrement.  Enlin  je  suis  très  content. 


X 


SJ^JOUR 


DIFFICULTES  DE  RECRUTER  DES  PORTEURS.  LES  NOIRS  VOLEURS. 


Manjanga-Nord,  Congo  français,  le  19  juillet  1892. 

Ce  n'est  décidément  pas  facile  de  recruter  des  porteurs,  et  on  ne  peut 
avancer  qu'avec  une  lenteur  désespérante.  Quand  on  pense  que  nous 
devions  être  ici  pour  cinq  ou  six  jours,  grand  maximum,  et  que  nous  y 
serons  probablement  quinze  au  minimum,  et  dans  un  pays  où  le  portage 
est  relativement  facile  et  où  le  recrutement  des  porteurs  s'opère  régu- 
lièrement! D'après  tout  ce  que  je  vois,  il  ne  nous  sera  guère  possible 
d'être  aux  Falls  avant  la  mi-septembre  au  plus  tût,  et  je  ne  crois  pas  que 
nous  puissions  en  partir  avant  les  premiers  jours  de  1893. 

Il  y  aura  des  modifications  imprévues,  mais  je  crois  rester  dans  les 
grandes  lignes,  d'après  ce  que  j'ai  vu  en  posant  ces  délais.  11  est  vrai 
que  la  température  et  les  conditions  climatériques  changeant  à  mesure 
que  nous  avançons,  il  est  impossible  de  prévoir  quelque  chose  de  fixe  à 
quelques  mois  près. 

Nous  sommes  allés,  hier,  A^oir  un  village  nègre,  où  le  chef  nous  a 
reçus;  c'est  un  gaillard  extraordinairement  solide,  qui,  paraît-il,  a  porté 
une  fois  trois  charges  d'ici  à  Matadi.  Trois  charges  représentent  environ 
quatre-vingt-dix  kilogrammes,  et  c'est  rudement  lourd,  étant  données 
surtout  les  grimpettes  de  la  route,  telles  que  vous  pouvez  vous  en  con- 
vaincre, en  jetant  les  yeux  sur  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  ma  sœur.  Notre 


—  54  — 

départ  n'est  pas  encore  fixé  à  Theure  où  j'ajoute  ces  lignes  (20  juillet, 
onze  heures  et  demie  du  matin),  mais  je  ne  crois  pas  qu"il  s'effectue  dans 
plus  de  deux  ou  trois  jours,  ce  qui  nous  fera  ici  un  séjour  très  respec- 
tal)le  et  très  clier,  vu  que  les  vivres  coûtent  horriblement  et  que  les 
nuirs  ont  [tour  le  vol  une  inclination  encore  plus  marquée  que  celle 
des  Juifs  d'Orient,  ce  qui  est  invraiseudjlable. 


XI 


A   BRAZZAVILLE 

Ui\K    UOUTE.     l'OTAGKRS     FRANÇAIS.    —     Ui\    A  li  15 1!  E    GÉANT. 

'OULES     ET     OEUFS.     —    UNE     NOCE.     —     ACCÈS    DE     FIÈVRE.     —     CINQ     CENT     MILLE 
PIEDS    d'ANANAS.     AUltlVÉE     A     li  lî  AZZ A  VILLE. 


Urazznville,  lo  7  aoiiL  18!)2. 

Ma  dernière  lettre  de;  Alaiiyuiiga  faisait  supposer  que  nous  n'en  par- 
tirions jamais  et  que  nous  étions,  pour  ainsi  dire,  vissés  à  ce  [»oste,  où, 
nialj;ré  l'aeeueil  très  aiiualdc  (pie  nous  aAaimt  fait  son  chef  et  ruiii({ue 
blanc  du  poste,  la  ^ie  n'avait  rien  de  folàlie.  VAi  bien!  nous  en  sommes 
partis,  non  sans  peine,  le  25  juillet. 

Auparavant,  Julien,  pour  occuper  ses  tirailleurs,  leur  avait  fait  com- 
mencer un  chemin  superbe,  menant  du  poste  au  Congo,  cest-à-dire  une 
descente  d'environ  deux  cents  mètres,  par  un  sentier  à  pic  que  Julien, 
grâce  à  des  courbes  savantes,  avait  transformé  en  route  presque  car- 
rossable. 

Le  23  au  soir,  nos  porteurs  se  sont  décidés  à  arriver,  et  je  dois  dire 
que  leur  entrée  en  scène  a  été  assez  pittoresque.  Ils  sont  descendus 
comme  un  torrent,  en  poussant  des  hurlements  de  sauvages.  Ahiis  le 
lendemain  était  un  dimanche,  et  nous  avons  décidé  de  partir  le  jour  de 
la  Saint-Jacques.  Nous  devions  nous  mettre  en  route  à  cinq  heures  du 
malin;  mais  les  agents  de  la  Société  anonyme  belge  sont  [»eu  habitués 
à  se  lever  de  bonne  heure,  et  c'est  vers  dix  heures  seulement  ((ue  nous 
avons  vu  poindre  celui  (jui  devait  expédier  notre  caravane.  Eniin  à  onze 


—  56  — 

heures  cinquanlc-cinq  minutes,  nous  nous  mettions  à  reprendre  la  petite 
allure  de  marche,  qui  n'est  rien  moins  que  réjouissante. 

Notre  rtape  du  25  était  très  courte.  Je  Tai  mémo  personnellement 
coupée  en  deux,  en  marrctant  sur  la  route  à  la  factorerie  française,  où 
un  repas  somptueux,  arrosé  d'eau  et  agrémenté  de  pain  de  manioc,  ou 
«  cliikervanz  »,  nous  était  servi.  Ce  qu'il  y  avait  surtout  dagréable  dans 
ce  rcpa,s,  c'étaient  les  légumes,  tels  qu'épinards,  carottes,  pommes  de 
terre  fraîches,  etc.,  et  salades,  fournis  par  un  jardin  bien  tenu,  eu  égard 
à  la  situation. 

Ce  qu'il  y  a,  du  reste,  de  remarquable,  quand  on  pense  au  Congo 
belge  où  l'on  a  le  plus  travaillé,  c'est  de  voir  qu'en  certains  endroits 
comme  Borna,  où  habitent  plus  de  cent  cinquante  blancs,  il  n'y  ait  pas 
de  potager,  tandis  que  dans  le  moindre  poste  français,  on  a  des  radis  et 
des  salades  au  plus  bas  prix. 

La  route  française  de  Manyanga  à  Brazzaville,  prise  dans  son  ensem- 
ble, est  beaucoup  plus  riche  que  la  route  belge  ;  car  les  villages  qu'on  y 
trouve  encore  fournissent  des  quantités  suffisantes  de  provisions.  Mais 
les  blancs  ont  en  beaucoup  d'endroits  gâté  les  prix  :  à  Manyanga,  entre 
autres,  où  une  chèvre  atteint  le  prix  de  soixante  francs,  une  poule  celui 
de  six  francs.  La  monnaie  du  pays  n'est  pas  la  même  qu'entre  Matadi  et 
Manyanga-Sud  ;  le  fd  de  laiton  ou  «  mlako  » ,  valant  environ  dix  centimes, 
passe  comme  monnaie  courante.  Ce  fd  de  cuivre  a  une  longueur  de  dix 
centimètres  environ  sur  un  de  diamètre.  Les  noirs  plient  en  deux  tours 
ces  morceaux  et  les  accrochent  par  paquets  de  dix  avec  lesquels  ils 
achètent  ce  dont  ils  ont  besoin. 

Je  reprends  ma  route  au  25  juillet.  Après  avoir  traversé  une  rivière 
à  gué,  nous  couchons  à  un  village  qui  a  nom  Lembo.  Le  chef  de  poste 
de  JManyanga  nous  avait  accompagnés  jusqu'à  ce  village,  où  tout  le 
camp  était  très  pittoresquement  enchevêtré  et  se  trouvait  tout  entier 
abrité  par  un  seul  arbre  (le  canqi  se  composait  de  cinq  tentes  de  maîtres 
et  de  neuf  de  soldats).  11  était  malheureusement  trop  tard  pour  faire 
de  la  [)hotograpliie,  et  on  ne  songea  qu'à  dîner  et  à  se  coucher.  Pour- 
tant les  indigènes  avaient  battu  du  tam-tam,  et  nous  avions  bu  à  votre 
santé,  pensant  que  nos  souhaits  se  joindraient,  par  une  communication 


magnétique  quelconque,  à  ceux  que  tout  le  monde  devait  vous  adresser 
en  ce  moment-là. 

Le  lendemain,  26,  debout  avant  Taube,  nous  quittions  le  village  de 
Lembo,  et  par  une  route!...  un  sentier  qui  n'ofïre  rien  de  remarquable 
nous  arrivions  à  Kimbanda,  pauvre  village  autour  duquel  se  groupe  un 
amas  d'une  vingtaine  d'autres,  dans  un  rayon  de  deux  kilomètres.  Nous 
campions  là  dans  un  site  très  pittoresque,  sur  un  plateau  à  pic  au-dessus 
d'une  rivière. 

Le  lendemain,  27,  l'étape  n'a  pas  été  longue,  mais  nous  avons  escaladé 
une  hauteur  de  trois  cents  mètres  qui  nous  a  demandé  plus  d'une  heure 
d'efforts.  Vous  ne  pouvez  vous  figurer  combien  on  est  peu  capable  d'un 
effort  prolongé  sous  le  ciel  momentanément  grisâtre  de  l'Afrique,  pen- 
dant la  saison  sèche.  Ce  jour-là.  nous  avons  campé  à  Banzakaï,  groupe 
de  villages,  situé  dans  une  espèce  d'entonnoir,  partagé  en  deux  par  une 
crête  sur  laquelle  nous  nous  sommes  installés.  Je  suis  allé,  ce  jour-là, 
l'aire  le  marché  pour  acheter  des  poules  (en  langue  indigène  soussou). 
des  œufs  (mochi),  du  vin  de  palme  (melifou),  du  manioc  (manioïo). 
Nous  avons  fait  nos  emplettes;  mais  je  dois  avouer  que  sur  les  œufs, 
je  me  suis  un  peu  trompé,  et  qu'il  y  a  une  vieille  canaille  de  noir  qui 
m'en  a  vendu  plusieurs  ayant  subi  une  assez  longue  période  d'incuba- 
tion. Ce  qu'il  y  a  d'agréable,  c'est  que  ce  sont  les  porteurs  qui  se  chargent 
d'ordinaire  de  tout  acheter  moyennant  une  «  honnête  »  commission  et 
vous  épargnent  ainsi  la  peine  de  le  faire  vous-même. 

Mais  iMJM.  les  porteurs  de  la  rive  française  sont  assez  indisciplinés 
et  nous  ont  joué  quelques  tours  pendables.  Le  23  juillet,  après  trois 
heures  un  quart  de  marche,  nous  devions  passer  dans  un  de  leurs 
villages.  Aussi  s'y  sont-ils  réunis  à  la  hâte.  Tout  allait  bien,  puisque 
nous  devions  y  camper  et  que  nous  y  avions  trouvé  des  vivres  en  (pian- 
lilé.  xMais,  le  lendemain  matin,  quand  il  s'est  agi  de  partir,  ces  gentlemen, 
qui  avaient  dansé  toute  la  nuit  et  fait  une  noce  de  tous  les  diables,  se 
sont  probablement  réveillés  avec  un  fort  mal  de  cheveux,  car  un  bon 
quart  manquait  à  l'appel  vers  neuf  heures,  alors  que  d'habitude  nous 
partions  à  huit  heures.  Et  la  comédie  a  recommencé  tous  les  jours  où 
nous  avons  couché  dans  un  de  leurs  villages,  au  grand  dési^spoir  du 


—  38  — 

chef  du  convoi  qui  ne  pouvait  arriver  à  le  faire  avancer  proprement. 
Un  jour,  il  manquait  trois  tentes;  le  lendemain,  trois  cantines,  (piand  ce 
n'rliiit  [»as  une  vinylaine  de  charges  qui  n'arrivaient  que  le  soir. 

D'étapes  en  étapes,  nous  passons  le  29  à  Banza-Mbimhi,  auquel  on 
arrive  par  un  raidillon  très  court  où  les  ronces  et  les  épines  sont  repré- 
sentées par  des  plants  d'ananas,  mais  dont  le  fruit,  hélas!  est  encore 
vert.  Ils  poussent  au  hasard,  absolument  comme  une  mauvaise  graine. 

Le  30,  après  trois  heures  de  marche,  nous  arrivions  à  Banza-Yellala, 
village  très  important,  dont  le  mfouman  (chef)  n'a  pas  voulu  mettre  des 
vivres  à  notre  disposition.  Nous  en  avons  acheté  tout  de  même  et 
confisqué  audit  mfouman  deux  fusils  à  pierre  qui  valent  bien  quatre 
francs  à  eux  deux  :  mais  ils  tiennent  beaucoup  aux  armes  à  feu,  car  il 
leur  est  assez  difficile  de  s'en  procurer.  A  Banza-Yellala,  Julien  est  tombé 
très  malade  de  la  fièvre,  et  il  a  été  obligé  de  se  faire  porter  en  lippoï 
(hamac)  tout  le  tenq)s  jusqu'à  Brazzaville,  où  il  va  mieux  aujourd'hui. 

Le  31,  nous  campions  à  Banza-Ouendou.  Rien  de  bien  remarquabl(\ 
ni  dans  l'étape  ni  dans  le  village,  et  le  1"  août  nous  avons  couché  à 
Banza-Bondo.  (Banza  veut  dire  village  dans  la  langue  du  pays.) 

Là,  j'ai  eu  un  accès  de  fièvre  extrêmement  fort.  Il  m'a  pris  au  milieu 
de  la  route,  et,  comme  je  marchais  à  la  tête  de  la  colonne,  je  n'ai  pas 
voulu  m'arrêter.  J'étais  mort  en  arrivant  à  l'étape,  qui  n'était  i)as  dure 
heureusement.  J'ai  eu  une  fièvre  épouvantable  toute  la  journée,  mais, 
chose  extraordinaire,  le  lendemain  matin  au  réveil,  je  ne  ressentais 
(pi'un  ap[)élit  féroce;  j'ai  fait  l'étape  d'un  pas  alerte,  et  au  bout  de 
deux  heures  un  quart  de  i-oulc  plate  —  heureusement!  —  nous  soninies 
arrivés  à  Ma)  ond)ola. 

Le  village,  par  lui-même,  n'otfre  absolument  rien  d'inléi-essant:  mais  à 
notre  point  de  vue  il  est  à  signaler,  car  nous  y  avons  trouvé  au  moins  ciiu] 
cents  charges,  dont  une  centaine  à  nous.  Ceci  mérite  une  petite  (b'gi'es- 
sion.  Du  côté  de  Brazzaville,  les  populations  Ballilis,  se  trouvant  lésées 
par  un  arrêt  de  la  colonie,  ont  déclaré  que  les  porteurs  Bangouyos,  faisant 
la  route  entre  Manyanga  et  Brazzaville,  ne  passeraient  qu'après  la  fin  du 
palabre,  c'est-à-dire  lorsque  le  difi'éreud  qui  les  séparai!  di^  l'autorité 
coloniale  serait  trancbé.   Or.  il  y  a  plusieurs  jours  qu'il   t>st  tranrbé: 


mais  les  porteurs,  pour  se  faire  payer  plus  cher,  prétextent  que  la  route 
est  dangereuse  et  laissent  leurs  charges  dans  un  des  derniers  villages 
Bangouyos  où  ils  iront  les  chercher  quand  on  se  décidera  soit  à  les  y 
forcer,  soit  à  leur  donner  un  matabich  ou  pourboire  ;  car,  ici  comme 
partout,  on  obtient  beaucoup  de  choses  par  ce  moyen,  mais  il  faut  bien 
se  garder  de  le  donner  avant  que  la  besogne  soit  faite,  car  la  reconnais- 
sance, à  quelque  degré  infime  que  ce  soit,  n'existe  pas  chez  les  noirs 
du  Couffo. 


k 


^\i  « 


îc 


c\:f^'^\\ 


UN    TOMBEAU 


Le  3  août,  nous  arrivons  à  Banza-Sangabondo,  où  nous  avons 
admiré  (?)  le  tombeau  d'un  chef,  assez  curieux.  Ce  chef  a  été  enterré 
dans  sa  case,  sous  une  sorte  de  tumulus  dont  les  bords  sont  surélevés, 
de  façon  à  former  cuvette,  et  à  l'emplacement  de  la  tète  du  mort  se 
trouve  un  petit  monticule  de  terre.  Tout  autour  on  a  placé  un  tas 
d'objets  bizarres  appartenant  au  défunt,  tels  qu'une  vieille  lanterne,  des 
assiettes,  des  bouteilles  de  gin,  des  pots  cassés,  des  objets  de  devanture 
de  cheminée,  provenant  de  factoreries  portugaises.  Dans  le  petit  mon- 
ticule conique  (pii  doit  dominer  l'emplacement  de  la  tête,  on  a  creusé 


—  a  — 

de  petits  trous  profonds,  par  lesquels,  chaque  jour,  les  indigènes  versent 
à  boire  au  mort  du  melifou  (vin  de  palme). 

Le  4  août,  après  une  étape  de  six  heures  de  marche  au  moins,  par 
une  route  aussi  plate  que  la  précédente,  nous  sommes  arrivés  à  la 
mission  de  Linzolo.  Je  remplirais  plusieurs  pages  à  décrire  la  mission,  et 
je  n'arriverais  pas  encore  à  vous  en  raconter  les  merveilles.  Je  parle  au 
point  de  vue  africain,  comme  plantations  de  toutes  espèces.  Non  seule- 
ment les  indigènes  ont  fait  pousser  des  salades  et  des  légumes  de  toutes 
sortes,  mais  ils  ont  défriché  environ  trente-cinq  hectares  de  terrain  où 
ils  ont  environ  cinq  cent  mille  pieds  d'ananas.  Enfoncés,  tous  les 
Rothschild  !...  Vous  pourrez,  leur  dire  que,  de  longtemps,  je  doute  qu'ils 
arrivent  à  en  avoir  un  nombre  approchant.  De  plus,  des  bananiers  en 
quantité,  du  manioc,  des  manguiers,  despapaïers,  du  maïs,  des  carottes, 
des  navets,  du  cresson,  etc.  Outre  cela,  une  basse-cour  supérieurement 
montée  :  cinquante  lapins,  des  chèvres,  des  moutons,  des  poules,  des 
cochons... 

Et  combien  croyez-vous  qu'ils  soient  pour  entretenir  cela?  Deux  :  un 
Père  et  un  Erôre.  Il  est  vrai  qu'ils  ont  pour  les  aider  une  soixantaine  de 
petits  gamins  qui  travaillent,  auxquels  ils  donnent  la  nourriture  maté- 
rielle et  intellectuelle.  Ces  bons  missionnaires  sont  sur  pied  de  cinq 
heures  du  matin  à  huit  heures  du  soir  ;  mais  ils  sont  heureux  et  trouvent 
le  moyen  de  se  livrer  encore  à  quelques  petits  raffmements.  Par  exemple, 
ils  fabriquent  do  l'eau-de-vie  d  ananas  qui  rappelle  l'excellente  eau-de-vie 
de  marc  de  Bourgogne;  ils  font  aussi  du  curaçao,  etc.  Ils  ne  sont  établis 
en  cet  endroit  que  depuis  neuf  années  et  ont  fondé  deux  embryons 
de  villages  chrétiens  qui  comptent  treize  ménages  à  eux  deux.  De  ce 
côté,  les  résultats  ne  sont  pas  très  satisfaisants.  Ils  possèdent  cependant 
une  jolie  chapelle  où  les  noirs  chantent  assez  bien,  ma  foi,  des  can- 
tiques en  français  et  en  plain-chant.  En  Thonneur  de  mon  passage,  ou 
leur  avait  donné  congé,  et  je  dois  dire  que  pendant  le  séjour  que  nous  y 
avons  fait,  pendant  vingt-quatre  heures,  nous  y  avons  été  royalement 
traités. 

Hier,  enfin,  à  sept  heures  du  matin,  nous  avons  pu  nous  arracher  aux 
étreintes  des  bons  Pères  (pelas,  en  langue  fiotle),  et  nous  ne  sommes 


—  61  — 

arrivés  à  Brazzaville  que  vers  cinq  heures  du  soir.  L'administrateur, 
M.  Dolisie,  vieux  Congolais  et  ancien  élève  de  Polytechnique,  m'avait 
prié  de  lui  mander  l'heure  de  mon  arrivée  un  peu  à  ravancc.  Quand 
nous  parûmes,  il  fit  sortir  son  poste,  et  les  clairons  sonnèrent  aux 
champs,  tandis  que  les  hommes  défilaient  militairement  sur  quatre  rangs. 
Tout  cela  avait  un  chic  extrême.  Ao  ne  vous  parle  pas  de  Brazzaville,  que 
je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  de  visiter,  le  courrier  partant  à  midi,  et  le 
prochain  départ  ne  devant  pas  avoir  lieu  avant  le  21 .  Je  vous  en  parlerai 
dans  ma  prochaine  lettre. 

Une  triste  nouvelle,  pour  finir.  Un  caporal  de  tirailleurs,  celui  qui 
avait  été  cassé,  nommé  Saïd-ben-Lakhdar,  celui  qui  recevait  tant  de 
lettres,  est  mort  ce  matin  même  de  faiblesse,  des  suites  d'une  maladie 
contractée  en  buvant  trop  d'eau,  un  jour  de  marche.  Toutes  les  forma- 
lités le  concernant  seront  remplies  au  poste.  Les  lettres  qui  vous 
arriveront  pour  lui  devront  être  renvoyées  au  commissaire  de  police  de 
Constantine  avec  la  mention  :  Dccrdc. 

Je  ferme  ma  lettre  à  la  hâte,  très  heureux  de  celles  que  j'ai  reçues  un 
peu  partout. 

Votre  fils,  à  huit  cents  kilomètres  de  la  mer. 


XII 


UNE  MISSION   CATIIULTQLE 

llOiNNEUUS    FU.NÈBUES.     —    FACHEUSES    NOUVELLES. 

LES    ARABES    SOULEVÉS.    —    M  :' '    AUGOUAltD.    LES    MISSIONS  AI  li  ES.    —    l'UÈTllEÏ 

MAÇONS    ET    I.NSTITUTEUKS.    —    PETITS    ANTII  11  0  l'O  l'il  AG  ES. 


nrazzaville,  a  la  .Mission  L-alliuli(iue,  le  l.j  aoùl  18!)2. 

Cette  lettre  i)or(eia  deux  dales.  car  je  la  eomiiieiice  dans  la  soirée  du 
14  août  et  ne  la  linirai  (|ne  lors  du  départ  du  courrier  pour  Loango  et 
l'Europe,  cesl-à-dire  dans  cinq  ou  six  jours.  Je  dois  vous  dire  d'abortl 
que  j'ai  été  épouvanté  du  nonibi-e  incalculable  de  mariages  que  vous 
m'annoncez.  Je  comprends  à  présent  pourfjuoi  j'ai  eu,  la  nuit  dernière, 
un  cauchemar  de  mariages  qui  m'a  donné  la  lièvre  toute  la  journée. 

Cette  plaisanterie  terminée,  je  sauterai  sans  transition  du  plaisant  au 
sévère,  et  commencerai  par  vous  déliter  le  chapelet  des  mauvaises  nou- 
velles pour  m'en  débarrasser  tout  de  suite,  rien  n'étant  malsain  à  garder 
en  ce  pays-ci  comme  les  choses  indigestes.  Je  vous  ai  déjà  annoncé 
la  mort  du  tirailleur  Saïd-ben-Lakhdar.  On  l'a  enterré  avec  les  honneurs 
militaires  et  suivant  la  mode  arabe.  Le  cercueil  était  enveloppé  dans  un 
immense  drapeau  tricolore  et  porté  par  des  tirailleurs  de  l'escorte,  en 
grande  tenue.  C'était  émouvant.  J'étais  assez  malade  ce  jour-là,  mais 
j"ai  pu  cependant  y  assister.  La  cérémonie  terminée,  je  suis  rcMitré  me 
coucher.  Julien  a  aussi  été  très  malade:  il  a  voulu  marelier  sansprendri^ 
de  médicaments  —  ô  sainte  borreui-  di'^^  médecins!  —  et  linalement  il 
s'est  trouvé  sur  le  liane  conqdèlemeut.  lleureusemenl  (ju(^  le  docteur  de 


—  03  — 

la  station  de  Brazzaville  (colonie  dn  Congo  français)  est  en  train  de  le 
remêttr(>  sur  pied,  et  qu'aujourd'hni  il  va  beaucoup  mieux.  Tout  fait 
esprrer  qu  il  «  u  engraissera  pas  la  Icr^re  de  la  station  ».  suivant  ses 
propres  e\[)ressions.  un  peu  macabres.  Ne  faites  pas  allcnlion  si  Ton 
plaisante  comme  cela  avec  la  mort,  mais  elle  sendjle  si  près  ici  (pie 
forcément  elle  paraît  familière  dans  presque  toutes  les  circonstances. 

Troisièmement,  une  mission  belge  de  M.  Ilaudister,  chargée  d'aller 
dans  le  Kazongo  pour  faire  le  commerce  et  créer  de  nouveaux  débouchés 
aux  sociétés  belges  du  Ilaut-Congo,  s'est  vue  réduite  de  douze  Euro- 
péens à  zéro,  en  un  clin  d'œil,  par  les  voies  suivantes  :  un  s'est  suicidé, 
un  est  mort  de  la  dysenterie,  et  sept  ont  été  charcutés  par  les  indigènes 
ou  par  les  Arabes.  Vous  dire  les  petits  raffinements  de  cruauté  inventés 
par  ces  messieurs  est  inutile.  Cependant  une  invention,  assez  neuve, 
consiste  à  grignoter  le  bras  du  prisonnier  devant  lui  et  à  lui  en  offrir  un 
morceau.  J'oubliais  de  dire  que  trois  des  Européens  sur  douze  se  sont 
échappés  pour  apporter  ces  tristes  nouvelles.  Mais  tout  cela  n'est  rien, 
au  point  de  vue  de  l'expédition.  Ce  que  je  réservais  pour  la  bonne 
bouche  est  autrement  grave  et  alors  réellement  ennuyeux. 

Les  environs  des  Falls  sont  tous  soulevés,  et  le  poste  belge  doit  être 
évacué  à  l'heure  qu'il  est.  Voici  pourquoi  :  S.  M.  Léopold  II,  souverain 
de  l'État  indépendant  du  Congo,  trouvant  que  l'œuvre  antiesclavagiste 
était  une  belle  chose,  a  mis  beaucoup  de  capitaux  personnels  dans  l'État 
du  Congo.  Mais  une  bonne  œuvre  coûte  cher.  Or  donc,  S.  M.  Léopold, 
voyant  prol)ablement  dans  le  lointain  le  fantôme  d'un  bon  conseil  judi- 
ciaire, s'est  dit  :  «  Si  nous  pouvions  faire  rapporter  à  l'Etat  et  rentrer  au 
moins  dans  une  partie  de  nos  avances,  en  attendant  que  la  Belgique  se 
campe  le  Congo  sur  les  bras?  »  Et  il  monta  une  expédition,  sous  la 
conduite  d'un  nommé  Vandekerkouni,  avec  mission  de  délivn^r  beau- 
coup d'esclaves,  mais  surtout  de  débarrasser  les  maîtres  desdits  esclaves 
de  l'ivoire  qu'ils  pourraient  posséder.  Or,  les  susdits  maîtres  sont  les 
Arabes,  et  dejjuis  près  de  deux  ans,  mon  sieur  ^'andekerkoum  pille 
tranquillement  les  Arabes,  à  la  tète  de  forces  considérables.  Ceux-ci 
commencent  à  la  trouver  mauvaise  et  se  vengent  comme  ils  peuvent,  en 
égorgeant  les  blancs  el   en  ennnyant  les  Belges  d'un  aulre  côté.  Mais 


—  64  — 

moralité  de  l'histoire  :  pour  nous,  la  route  par  les  Falls  est  bel  et  bien 
barrée. 

Jai  expédié  en  toute  hâte  X. . .  à  un  quart  de  la  route,  à  Lirranga,  pour 
voir  quelqu'un  qui  redescend  des  Falls;  mais  je  ne  crois  pas  que  nous 
puissions  rien  faire  par  là,  car  deux  hypothèses  se  posent  :  ou  les  Falls 
ne  sont  pas  évacués  et  seront  investis  un  de  ces  jours  par  les  Arabes,  et 
je  ne  tiens  nullement  à  défendre  avec  mes  hommes  un  poste  pour  la 
Belgique;  ou  les  Falls  ne  seront  pas  attaqués,  mais  nous  n'en  serons 
pas  plus  avancés,  toutes  les  routes  autour  étant  barrées  par  des  popula- 
tions révoltées. 

Mais,  et  ce  mais  sert  de  transition  des  mauvaises  aux  bonnes  nou- 
velles ou  simplement  à  des  anecdotes  et  des  narrations  de  l'intérêt  le 
plus  palpitant;  mais,  dis-je,  ne  pouvant  passer  par  les  Falls,  à  moins  de 
changements  peu  probal)les.  je  suis  en  train  d'élaborer  un  nouveau  plan 
de  route  qui  aura  autant  de  chances  de  succès  et  que  je  vous  enverrai, 
dès  qu'il  aura  été  définitivement  arrêté. 

Excusez-moi  d'avoir  employé  le  style  ironique  en  parlant  de  choses 
sérieuses  :  mais  j'écris  au  courant  de  la  plume,  et  la  i)hrase  ne  s'emmanche 
qu'à  la  suite  d'un  mot  arrivant  comme  un  crocodile  pour  avaler  les 
jambes  d'un  pêcheur  imprudent  sur  les  «  prés  fleuris  qu'arrose  le 
Congo  ». 

Nous  sommes  arrivés  à  Brazzaville  le  6  août  au  soir,  et  ma  lettre  est 
partie  le  7.  au  matin.  A  l'exception  de  Julien,  tout  le  monde  se  portait 
bien:  je  ne  com})te  pas  les  migraines  et  indispositions:  ça  n'est  rien! 
Nous  fûmes  invités  à  dîner  par  .M.  l'administrateur  principal  de  Brazza- 
ville et  dépendances.  M.  Dolisie.  t-t  après  nous  pûmes  goûter  un  som- 
meil ré})arateur.  qui  nous  était  him  ilù  à  la  suite  d'une  marche  de  dix 
heures  que  nous  venions  d'absorber  dans  cet  après-midi,  en  y  compre- 
nant une  partie  de  la  matinée.  Le  lendemain  matin,  je  vous  expédiai  en 
toute  hâte  le  récit  de  nos  faits  et  gestes  pendant  le  trajet  de  .Manyanga 
à  Brazzaville.  Le  matin,  drjeuner  à  l'administration  tlela  station,  comme 
je  vous  l'ai  dit  plus  haut. 

.Mais  la  partie  intéressante  de  la  journée  commence  un  peu  plus  tard, 
avec  notre  visite  à  la  .Mission,  où  nous  avons  été  reçus  admirablement. 


—  6o   — 

Je  dis  nous,  car  Julien  m"accompag-nait,  allant  un  pou  mieux  ce  jour-là. 
AlgT  Augouard,  vicaire  apostolique  et  évèque  du  Haut-Congo,  nous  a 
fait  le  plus  charmant  accueil.  Il  nous  a  immédiatement  offert  à  la  Mission 
riiospitalité  dans  des  chambres  très  confortables.  .Alalgré  les  douceurs  de 
la  vie  sous  la  tente,  je  n'étais  pas  fâché  de  pouvoir  me  reposer  un  peu  dans 
une  chambre  un  peu  plus  vaste  et  d'avoir  un  lit  à  peu  près  convenable. 
Aussi  me  suis-je  empressé  d'accepter  avec  la  joie  la  plus  \i\e  et  lui  ai-je 
répondu  que  je  débarquerais  à  la  Mission,  le  lendemain  soir,  avec  armes 


4^.'^ 


lÉTr^ 


1  -J^  ;ife--^ 


'^m: 


^^ 


VUE     DE     BRAZZAVILLE. 


et  bagages.  En  effet,  le  jour  même  cela  m'eût  été  impossible,  car  la 
mission  de  Brazza^ille  est  située  à  1,730  mètres  de  la  station  du  gouver- 
nement. 

La  Mission  consiste  en  une  habitation  construite  en  briques,  jusqu'au 
premier  étage  qui  est  en  planches.  C'est  un  carré,  recouvert  d'un  toit 
en  zinc,  et  dont  une  galerie  couverte  fait  le  tour,  à  la  hauteur  du 
premier.  C'est  sur  ce  balcon  qu'ouvrent  les  portes  des  chambres  aussi 
confortables  qu'elles  peuvent  l'être  au  Congo,  à  quelques  centaines  de 
kilomètres  de  la  côte,  et  lorsque  l'on  pense  que  trente  kilogrammes 
de  marchandises  coûtent  environ  trente -cinq  francs  pour  arriver  du 
paquebot  à  Brazzaville  ! 


—  GG  — 

Kii  l»as.  au  i('z-(l('-cluuiss6e,  se  ti'Oiivenl  le  lérecloirc,  les  magasins  et 
la  cliapelle  pi'ovisuire.  On  est  en  li'ain  de  coustriiiie  —  et  ce  sont  les 
Pères  qui  en  sont  les  architectes  —  une  Ncrilahlc  callinliale  en  briques, 
mais  qui  n'est  encore  (|n'à  moitié  acIicM'c.  i.rs  anlics  hàlimciils  de  la 
Mission,  presque  tous  en  l)ri(jues,  sunt  une  rcole  et  un  dortoii'  [lour  les 
enfants,  une  basse-coui-.  une  cuisine,  dillérents  hangars  et  ateliers,  et 
un  [M'tit  hàlinient.  [(oétiquement  dénommé  «  Pavillon  de  Flore  ».  11 
parait,  m'a  raconté  Mgr  Augouard,  que  les  noirs  qui  construisaient  ce 
petit  I)àtiment  en  briques  se  demandaient  à  quoi  cela  pouvait  bien  servir. 
Les  uns  disaient  :  «  ('/est  trop  [tetit[>our  y  coucher  »  ;  les  autres  :  «  C  (îsl 
Irop  haut  pour  y  mettre  des  la[)ins  »  :  enhn,  lorsqu'ils  ont  vu  apporter 
les  nuMihlcs  (pii  complètent  ces  locaux  d'agrément,  ils  se  sont  dit  : 
«  Faut-il  qu'ils  soient  sales,  ces  blancs,  pour  se  construire  des  nuiisons 
a  lin  d'y  mettre  ça!...  » 

Je  vous  i)arle  de  briques  :  mais  j'oubliais  de  vous  dire  que  toutes 
celles  qui  ont  servi  à  construire  les  édifices  de  la  lAlission  ont  été  faites 
par  les  Pères,  qu'ils  ont  eux-mêmes  fabriqué  un  four  à  briques  et  qu'ils 
se  servent  de  toutes  les  ressources  du  pays,  pour  se  meubler,  se  char- 
penter,  etc..  C'est  également  à  la  mission  de  Brazzaville  que  j'aurai 
mangé  pour  la  première  fois  de  la  trompe  d'éléphant.  Sans  vous  dire  que 
ce  soit  excellent,  c'est  bon  et  ça  rappelle  vaguement  la  langue  de  bœuf, 
ou  [)lulùt  ça  tient  le  miheu  entre  la  viande  de  bœuf  bouilli  et  ladite 
langue.  A  la  station,  j'ai  mangé  de  l'hippopotame;  on  m'a  dit  que  ce 
n'était  pas  un  bon,  et  cependant  on  l'aurait  servi  dans  bien  des  endroits 
à  Paris  comme  bifteck,  sans  que  personne,  j'en  suis  sûr,  en  fît  la 
remarc  jue. 

Nous  sommes  allés  aussi  avec  l'administrateur  faire  un  tour  sur  le 
Stanley-Pool,  avec  des  bateaux  de  l'administration.  Le  Pool,  ou,  pour 
parler  français,  le  vaste  lac  que  forme  le  Congo  avant  de  traverser  les 
défilés,  qui  le  transforment  en  une  série  de  chutes  et  de  rapides,  est  une 
immense  étendue  d'eau  de  forme  ovale  et  dont  le  courant  est  très  ra[)ide, 
au  milieu  de  laquelle  sont  des  îles  fort  vertes.  Brazzaville,  et  en  face 
Léopoldville  et  Kinchassa,  sont  à  l'extrémité  ouest. 

Nous  avons  remonté   de   l'oiiesl   à  l'est  sur  le  bateau  don!  je  vous 


parlais  et  avons  mis  plus  de  quatre  lieures  et  demie,  à  toute  vapeur, 
pour  remonter  jusqu'à  quelques  kilomètres  de  l'autre  extrémité.  Il 
paraît  que  le  Congo  forme  d'autres  pools  aussi  importants,  sinon  plus, 
dans  la  partie  supérieure  de  son  cours. 

Kous  cherchons  à  nous  occuper  ici,  car  nous  y  sommes  pour  assez 
longtemps  probablement,  étant  donné  que  nos  charges  n'arrivent  pas, 
étant  donnés  surtout  les  incidents  des  Falls.  Nous  déjeunons  à  la  station 
et  dînons  à  la  Mission.  Je  suis  installé  ici  avec  Pottier,  et  j'y  ai  fait 
transporter  Julien,  qui  va  de  mieux  en  mieux,  mais  qui  est  encore 
extrêmement  faible  et  a  été  un  moment  «  épouvantablement  »  démora- 
lisé. Les  bons  Pères  se  chargent  de  le  remettre  sur  pied. 

Mgr  Augouard,  qui  est  un  ancien  zouave  pontifical,  mène  sa  mission 
militairement,  mais  est  charmant  pour  tout  le  monde  et  nous  traite  en 
enfants  gâtés.  Tous  les  soirs,  nous  faisons  bombance.  Il  a  avec  lui  deux 
Pères,  dont  l'un  est  absent  pour  quelques  jours,  et  quatre  Frères,  qui 
sont  en  réalité  de  vrais  chefs  de  chantiers.  Tous  les  jours,  à  cinq  heures 
moins  vingt,  tout  le  monde  est  debout,  et,  à  sept  heures  et  demie,  pre- 
mier déjeuner.  Je  dois  avouer,  à  ma  honte,  qu'un  jour,  ne  m'étant  pas 
réveillé  pour  sept  heures  et  demie,  j'ai  trouvé  mon  chocolat  au  lait... 
qui  m'attendait  près  de  mon  ht  et  que  j'ai  pu  déguster  dans  mon  dodo, 
tout  comme  à  Bonnelles.  Ne  racontez  pas  cela,  car  on  ne  me  prendrait 
plus  du  tout  pour  un  explorateur  sérieux,  malgré  les  beaux  extraits  de 
mes  lettres  que  publie  le  Gaulois.  A  propos,  je  crois  que  dans  une  de  vos 
lettres  vous  m'aviez  fait  espérer  un  ballot  de  newspapers.  Probablement 
que  les  requins  leur  auront  fait  sulïir  le  sort  de  Jonas  ;  car  oncques  n'en 
ai  aperçu  un. 

('/est  dommage!  Je  vous  assure  que  de  temps  à  autre  un  ou  deux 
journaux  font  beaucoup  de  plaisir:  surtout  qu'il  est  absolument  impos- 
sible d'en  acheter  ici.  les  kiosques  à  journaux,  les  fontaines  Wallace, 
les  colonnes  jAlorris  ou  Rambuteau  faisant  complètement  défaut  dans 
ce  beau  pays  du  Congo. 

Hier  14.  et  aujourd'hui  io  août,  nous  avons  vécu  en  pleine  dévotion: 
aujourd'hui,  Monseigneur  a  dit  une  messe  basse  avec  chants.  Les  petits 
noirs  ont  chanté  le  Credo  et  le  Gloria,  plus  quelques  cantiques  en  français. 


—  68  — 

On  a  beau  s'y  attendre,  ça  vous  produit  toujours  une  certaine  impression, 
d'entendre  chanter  dans  sa  langue  maternelle  par  tous  ces  petits  visages 
barbouillés  de  suie.  Nous  avons  eu  aussi  salut  solennel  et  bénédiction 
du  Saint  Sacrement.  L'évèque,  les  cérémonies  terminées,  nous  a 
raconté  sur  les  noirs  une  collection  d'anecdotes  et  d'aventures,  qui 
tiendrait  plusieurs  volumes.  Comme  il  est  très  gai  et  qu'il  a  la  langue 
bien  pendue,  on  resterait  sans  se  fatiguer  à  l'écouter  pendant  des  heures 
entières. 

Il  nous  a  dit  qu'un  jour,  étant  à  la  côte  de  Landana,  je  crois  (il  y  a  déjà 
neuf  ans  qu'il  est  au  Congo),  on  lui  avait  envoyé  une  crèche  magnifique 
avec  les  trois  rois  mages,  dont  un  nègre.  Il  paraît  que  les  noirs  ne  vou- 
lurent pas  admirer  la  crèche  avant  qu'on  eût  retiré  le  mage  de  leur 
couleur.  Ils  alléguèrent  pour  raison  que  l'artiste  lui  avait  donné  un  teint 
du  plus  beau  cirage,  et  cette  couleur,  trop  foncée,  était  pour  nos  bons 
sauvages  un  signe  de  laideur.  Il  faUut  donc  enlever  le  roi  nègre  de 
Fhonorable  compagnie,  et,  à  ce  prix,  ils  consentirent  à  trouver  la  crèche 
de  toute  beauté. 

Tout  le  temps,  Mgr  Augouard  nous  raconte  avec  une  égale  bonne 
humeur  les  histoires  les  plus  fantasmagoriques,  mais  qui  n'ont  de 
charme,  ou  n'en  gagnent  énormément  que  lorsqu'on  connaît  le  pays  et 
les  blancs. 

Les  blancs  de  ce  pays-ci  ne  sont  pas  encore  tous  des  Européens,  sur- 
tout les  agents  des  factoreries,  plus  sauvages  que  les  noirs.  Je  termine 
ma  lettre  par  une  anecdote  sur  les  agents  de  factoreries  qui  m'a  été 
racontée  par  M.  Dolisie.  A  la  fin  d'un  dîner  où  plusieurs  de  ces  individus, 
souvent  peu  recommandables,  surtout  à  Tépoque  dont  je  parle,  avaient 
très  bien  mangé  et  pas  mal  absorbé  de  bouteilles,  la  discussion  tomba 
sur  l'àme  des  noirs.  L'un  d'eux  soutenait  «  mordicus  »  qu'ils  n'en 
avaient  pas,  et,  comme  preuve,  il  appela  son  boy  nègre.  Il  lui  fil  mettre 
la  tète  sur  la  table  et  la  trancha  d'un  coup  de  couteau,  en  disant  :  «  Vous 
voyez  bien  qu'il  n'a  pas  d'âme!  »  Vous  croyez  peut-être  que  cela  se 
passait  en  l'an  1500  et  quelques.  Non,  c'était  en  Fan  de  grâce  1883  ou 
1884.  Et,  le  lendemain,  la  tai)le  était  achetée  très  cher  par  un  Anglais. 
Pas  besoin  de  commentaires.  Du  reste,  on  le  raconterait  en  Enrope  qu'on 


G9  — 


n"y  croirait  pas.  Depuis,  les  choses  ont  changé,  du  moins  en  bien  des 
endroits.  L'histoire  est  authentique,  mais,  naturellement,  je  ne  citerai 
ni  les  noms  des  acteurs,  ni  celui  delà  locahté  où  eut  heu  cette  exécution 


sommaire. 


Pour  les  lettres,  je  vous  conseille  (du  reste,  je  n'en  recevrai  plus  beau- 
coup probablement)  de  les  envoyer  vid  Loan go-Brazzaville,  Congo  fran- 
çais, la  poste  étant  infiniment  i»lus  régulière  et  mieux  administrée  que 
celle  de  l'État,  et  le  cabinet  noir  n'existant  pas  ici  ;  tandis  que  de  l'autre 
côté,  il  est  pratiqué  sur  une  si  grande  échelle  que  les  employés  de  l'État 
préfèrent  envoyer  leur  courrier  par  la  voie  française,  qui  ne  coûte  aussi 
que  vingt-cinq  centimes. 


XIII 


LE  CONGO  BELGE 

FONCTIONNAIRES.    VITUAUX.    —   UN   MOT   DU   ROI   DES   BELGES.    —   M^'    AUGOUARD 

ET    JULES    FERRY.     —    MORT    d'uN    SERGENT.    —    ENVOIS. 


Brazzaville,  du  27  août  au  5  septembre  1802. 

Je  vous  préviens  que  celte  lettre  sera  d'un  décousu  abominable , 
parce  que  j"y  mettrai,  au  jour  le  jour,  les  nouvelles  intéressantes  que  je 
recueillerai  ou  qui  pourront  nous  arriver  jusqu'au  départ  du  courrier. 

Mgr  Augouard  est  charmant  pour  nous  et  nous  a  reçus  de  la  façon  la 
plus  aimable,  nous  donnant  une  hospitalité  tout  à  fait  écossaise  que  je 
vous  ai  décrite.  J'ai  cru  bien  faire  en  lui  offrant  pour  sa  cathédrale 
deux  vitraux  représentant  sainte  Anne  et  saint  Jacques.  IMgr  Augouard 
désire  que  mes  armes  soient  ^dessus  avec  la  mention  :  Offert  par....  etc. 
11  doit  me  donner  l'adresse  de  l'artiste  qui  les  fait,  parce  qu'il  en  a 
déjà  commandé  et  qu'il  voudrait  qu'ils  fussent  faits  sur  le  mrme 
modèle.  J'ai  pensé  que  ce  serait  un  moyen  de  le  remercier  de  tout  ce 
qu'il  a  fait  pour  nous:  car  nous  sommes  ici  nourris  et  logés,  et  ma  foi, 
sans  lui,  nous  coucherions  sous  la  tente,  ce  qui  est  peu  réjouissant. 

J'attends  toujours  X...  qui  est  allé  à  Lirranga.  pour  recueillir  les  der- 
niers renseignements  sur  les  Falls  et  décider  la  nouvelle  direction  à 
donner  à  l'expédition,  s'il  est  impossible  de  passer  par  là.  Je  crains  bien 
que  nous  ne  puissions  pas  y  aller  pour  les  raisons  que  je  vous  ai  données 
l'autre  jour.  Du  reste,  je  compte  bien  vous  donner  notre  itinéraire  pro- 
bable avant  la  (in  de  cette  épîlre. 

Les  fonctioiinaiiM's  du  Gougo  fran(;ais  sont  cliarmanls  pour-  nous  cl 


nous  iioiirrisst'iil  absdliinicnl  gialis.  Au^si  cheiclions-iiuiis  [kw  Ions  les 
moyens  possibles  à  leur  rendre  service,  el  en  (|iu'l(jii('S  circonslunces 
avons-nous  réussi,  cuire  autres  àMauyaiii;a,  où,  eoniuiejerai  dil.  Julien 
a  fait  faire  une  route  }»ar  les  lionunes.  de[uiis  le  [)ost(' jus(ju'au  (iouj-o. 
Il  ue  nous  manque  plus  qu'une  quarantaine  de  cliai-j^cs.  et  piobaldcnnMd,, 
dès  que  X...  sera  revenu,  ne  les  attendrons-nous  jias. 

Nous  avons  encore  un  tirailleur  très  gravement  malade,  el  mallieu- 
reusement  c'est  un  des  sergents;  je  crois  même  que  nous  serons  obligés 
d'en  laisser  deux  ou  trois  ici.  Quant  aux  autres,  ils  vont  bien  et  sem- 
blent pouvoir  résister  au  climat;  quelques  fièvres  et  quelques  boutons 
les  incommodent  seulement,  mais  au  fontl  rien  de  grave.  Sauf  ces  petits 
incidents  —  on  arrive  facilement  à  traiter  ici  la  mort  de  petit  incident  — 
la  })lus  grande  tranquillité  est  à  l'ordre  du  jour,  et  rien  ne  fait  prévoir 
daccidents  sérieux,  au  point  de  vue  de  la  réussite  de  l'entreprise.  Il  est 
cependant  probable  que  nous  ne  pourrons  pas  exécuter  entièrement  le 
plan  que  nous  avions  tracé  sur  le  papier.  Mais  peu  importe,  n'est-ce 
pas,  si  nous  faisons  quelque  chose  de  bien?  Au  fond,  ce  pays-ci  me 
plaît,  et  j'aime  beaucoup  cette  vie  indépendante  et  un  peu  sauvage;  mais 
c'est  encore  trop  civilisé,  et  j'attends  avec  impatience  le  moment  où 
nous  pourrons  nous  enfoncer  résolument  dans  la  brousse. 

Nous  avons  eu,  ces  temps-ci,  quelques  scènes  assez  curieuses.  L'État 
belge  du  Congo,  qui  occupe  la  rive  opposée  à  celle  oii  nous  sommes 
à  l'heure  actuelle,  bien  qu'il  ne  soit  que  le  produit  d'une  société  dite 
antiesclavagiste,  traiic  les  noirs  comme  de  véritables  bêtes  de  somme, 
et  pour  un  oui  comme  pour  un  non  les  fonctionnaires  brûlent  leurs 
villages,  avec  un  de  ces  sans-gêne  remarquables  qui  caractérisent  le 
Flamand  congolais.  L'autre  jour  encore,  ils  ont  trouvé  bon  de  se  payer 
une  ilhmiination  gratuite  en  mettant  le  feu  à  un  village  im])ortant,  situé 
à  côté  de  Kinchassa.  L  effet  n'a  pas  été  long  à  se  faire  sentir;  et  ledit 
village  a  été  évacué  le  jour  même.  Le  chef,  les  hommes  et  les  femmes 
sont  partis,  ont  traversé  le  Congo  et  sont  venus  se  réfugier  sur  la 
rive  française,  demandant  l'hospitalité  et  l'autorisation  de  construire 
un  nouveau  village  à  l'ombre  du  drapeau  tricolore. 

Si  les  Belffes  continuent,  ils  auront  fait  bientôt  de  leur  Etat  un  vaste 


désert,  à  moins  qu'un  beau  jour,  les  noirs,  exaspérés,  ne  se  soulèvent 
et  ne  réexpédient  à  leur  domicile  les  bons  Flamands,  comme  de  vul- 
gaires lettres  tombées  au  rebut.  Et  cependant  les  fonctionnaires  belges 
sont,  paraît-il,  très  améliorés. 

Au  commencement,  d'après  ce  qu'on  m'a  raconté,  toute  la  crème 
—  tournée  —  de  la  Belgique  s'était  donné  rendez-vous  ici,  et  il  s'en 
passait  de  terribles.  Un  jour,  un  haut  personnage  de  la  cour  disait  au  roi 
Léopold  :  «  Vraiment,  Sire,  c'est  épouvantable  de  penser  quels  fonc- 
tionnaires sont  envoyés  au  Congo.  —  Monsieur,  lui  demanda  le  Roi, 
combien  avez-vous  de  fds?  — Mais,  Sire,  trois.  —  Voulez-vous  mêles 
donner  pour  aller  au  Congo?  —  Votre  Majesté  veut  rire?  —  Eh  bien! 
quand  on  ne  peut  pas  choisir,  on  prend  ce  qu'on  a.  »  Et  l'autre  se 
retira,  reconnaissant  que  le  Roi  avait  dit  juste. 

Depuis,  c'est  un  peu  modifié  ;  mais  il  y  a  encore  une  vieille  croûte  de 
fonctionnaires,  à  tel  point  que  le  prince  de  Croï,  venu  comme  fonction- 
naire belge  et  se  trouvant  à  Léopoldville,  préférait  passer  tout  son  temps 
à  Brazzaville  plutôt  que  de  frayer  avec  ses  confrères  et  concitoyens.  Mais 
je  fais  peut-être  trop  d'honneur  au  Congo  belge  en  l'éreintant  comme  cela, 
et  quelques  administrateurs  français  n'étant  pas  à  l'abri  de  tout  reproche, 
je  me  tairais,  si  les  Belges  n'avaient  pas  un  orgueil  démesuré  et  ne  se 
croyaient  pas  plus  puissants  que  la  France,  par  la  seule  raison  qu'ils 
sont  établis  au  Congo.  Un  Belge  ne  disait-il  pas  —  et  c'est  le  chef  du 
district  de  JMatadi  —  que  la  Belgique  et  la  France  ne  pourraient  vivre 
d'accord  que  lorsque  les  Français  auraient  restitué  Lille  et  Arras  ! . . . 

28  août.  —  Je  rehs  ce  que  j'ai  écrit  sur  les  Belges  hier;  je  ne  sais  pas 
trop  si  je  n"ai  point  dépassé  un  peu  la  mesure,  car,  au  fond,  ils  nous 
ont  très  bien  reçus  et  nous  ont  rendu  pas  mal  de  services.  Dire  qu'ils 
aient  été  enchantés  que  nous  allassions  chez  eux  voir  ce  qui  s'y  passe 
serait  exagéré,  mais  ils  ne  l'ont  pas  témoigné,  et  je  leur  en  sais  gré. 
Mais  il  y  a  une  grande  difi'ércnce  entre  l'accueil  (ju'ils  nous  ont  fait  et 
celui  que  nous  a  réservé  Mgr  Augouard,  et  en  général  toutes  les  missions 
catholiques  françaises  que  nous  avons  renconlrées  jusqu'à  l'heure 
actuelle. 


La  Duchesse  Anne  a  oprrô  une  première  traversée  du  Congo,  de  Léo- 
poldvillo  à  Brazzaville,  remorquée  par  un  bateau  à  vapeur  de  l'État 
indépendant.  On  y  a  malheureusement  oublié  quekpie  chose  :  ce  sont 
les  porte-avirons  que  l'on  va  faire  mettre  ici,  où  il  est  fort  heureux  que 
nous  ayons  abordé;  car  je  doute  fort  que  plus  haut  nous  eussions  pu 
parer  à  cet  oubli.  Vous  aurez  peut-être  reçu  une  dépèche  demandant 
des  perles  dont  la  pénurie  se  fait  beaucoup  sentir  pour  nous  en  ce  pays, 
et  nous  embarrassera  certainement  pour  payer  certaines  choses  dans  le 
haut  fleuve. 

C'est  aujourd'hui  dimanche,  et  nous  avons  eu  messe  et  salut  par  Févè- 
que  lui-même,  car  c'est  l'une  des  fêtes  patronales  de  la  mission  du 
Saint-Esprit  dont  font  partie  les  Pères  de  la  mission  de  Brazzaville. 
Du  reste,  la  mission  ne  s'appelle  pas  Brazzaville,  mais  bien  Sinita,  et 
Mgr  Augouard  met  sur  ses  cartes  :  «  Evêque  titulaire  de  Sinita,  vicaire 
apostolique  de  l'Oubanghi.  »  Autrefois,  les  missions  du  Saint-Esprit 
avaient  des  fondations  dans  l'Etat  indé[M'ndant  belge,  entre  autres  à 
Borna;  mais  les  Belges  ont  regardé  les  religieux  comme  des  espions 
français  et  les  ont  priés,  plus  ou  moins  poliment,  d'évacuer  le  ton-itoire. 
Ils  les  ont  remplacés  par  des  missionnaires  catholiques  belges.  Mais  la 
Belgique  n'ayant  pas  d'école  de  missionnaires  spéciale,  ceux-ci,  n'ayant 
pas  reçu  l'éducation  primitive  appropriée,  se  sont  trouvés  désorientés  et 
forcément  inférieurs  aux  missionnaires  français.  Du  reste,  le  gouverne- 
ment, appliquant  toujours  la  fameuse  phrase  de  Gambetta  :  «  L'anticléri- 
cahsme  n'est  pas  un  article  d'exportation  »,  les  appuie  et  les  protège  ici. 

Mgr  Augouard  me  racontait  même  qu'un  jour,  n'étant  encore  (|u'nn 
simple  Père,  il  était  allé  trouver  M.  Jules  Ferry,  et  que  celui-ci,  après 
l'avoir  fort  bien  reçu,  lui  avait  fait  donner  vingt  mille  francs  sur  les 
fonds  secrets.  Voilà  un  emploi  auquel  ces  fameux  fonds  doivent  être 
]»eu  habitués  et  qui  est  peu  connu.  Je  suis  content  de  le  dévoiler. 
Mgr  Augouard  a  rendu  ici  beaucoup  de  services  à  la  France,  du  moins 
en  ce  qui  concerne  le  Congo  français;  et  si,  en  plusieurs  circonstances, 
on  eût  plus  écouté  ses  avis,  peut-être  eùt-on  fait  inieux.  11  est  et  vit  en 
fort  bons  termes  avec  l'administrateur  princi[)al,  M.  Dolisie,  (|ui,  lui,  est 
un  Congolais  fervent.  Voilà  neuf  années  qu'il   est  attaché  au  Congo, 


sur  lesquelles  il  n'a  fait  eu  France  que  de  courtes  apparitions.  11  connaît 
à  merveille  le  pays;  mais  je  vous  en  reparlerai  une  autre  fois. 

J'ai  peur  d'avoir  demain  une  triste  nouvelle  à  vous  annoncer;  le  ser- 
gent Acliour  est  à  la  mort  par  suite  de  la  dysenterie.  Le  docteur  du 
poste,  un  médecin  de  la  marine,  très  intelligent  et  très  instruit,  déses- 
père de  le  sauver.  C'est  une  bien  terrible  maladie  que  cette  dysenterie; 
quand  elle  vous  empoigne  un  bonhomme,  on  peut  dire  qu'il  est  nettoyé, 
et  on  le  voit  décroître  de  jour  en  jour,  plus  exactement  d'heure  en  heure. 
A  un  moment  donné,  le  malade  est  mort;  faute  de  sang,  la  machine 
s'est  arrêtée  tout  d'un  coup  !  —  Nous  devions  nous  attendre  h  faire  des 
pertes;  mais  ce  serait  bien  désagréable  d'en  faire  deux  ici  et  presque  au 
début.  Que  sera-ce  à  la  fin?  Ceux  qui  reviendront  pourront  le  dire... 

Des  membres  de  l'expédition,  la  santé  continue  à  être  bonne:  je  crois 
que  je  suis  même  en  train  de  refaire  les  cinq  kilogrammes  que  j'avais 
laissés  sur  la  route  de  Manyanga  à  Brazzaville.  Julien  est  retapé,  et  la 
(lèvre  l'a  complètement  abandonné.  Quand  on  entre  ici  chez  un  Euro- 
péen, la  première  chose  qu'on  aperçoive  sur  sa  table,  à  côté  d'un 
encrier  ou  d'un  verre  à  boire,  est  un  flacon  de  quinine,  et  on  vous  invite 
à  prendre  aussi  bien  un  cachet  de  quinine  qu'à  boire  un  verre  d'absinthe. 
Pour  moi,  j'en  ai  très  peu  usé  et  je  suis,  je  crois,  celui  qui  en  dépense 
le  moins.  Les  autres  se  sont  déjà  drogués  à  fond.  Je  suis  content  de  ne 
pas  les  avoir  imités,  car  tous  ces  articles-là  ne  me  disent  rien  qui  vaille 
et  m'inspirent  peu  de  confiance. 

Toujours  pas  de  joui-naux,  du  moins  de  ceux  que  vous  m'aviez 
promis  et  dont  vos  lettres  aniuMiccnt  l'euNoi.  Heureusement  qu'à  la 
station  de  Ih-azzaville  on  les  reçoit,  et  (pie  j'ai  ])u  les  lire  tous  jusqu'aux 
premiers  jours  de  juillet.  Ji^  n'y  ni  guère  lrou\é  de  clujses  intéressantes. 
Nous  avons  appris  cpie  le  niinislère  é|;iit  toml)é.  mais  cela  par  voie  télé- 
graphique à  LibnMilIc  et  lettre  de  Libreville  au  Pool.  La  politi(pie 
intéresse  peu  an  C-ongo.  et  on  ne  lit  guère  (jue  C(>  (pii  a  trait  aux  événe- 
ments qui  nous  louclient  de  plus  près.  Poiiilant  on  a  IxNtucouj»  parlé  de 
la  lettre  du  Pape  qui  paraît  avoir  ciuisé  en  iMance  pas  mal  de  l»niil. 
iMais  on  s'intéresse  ici  l)eaucou|t  plus  à  la  polili(ph'  coloniale  et  aux  laits 
et  gestes   des  luvbilants  de    l'autre  rixe.  C'est  vrai,    la    Fraïu-e  est  loin 


d'ici.  (Jiiaiid  je  [kmisc  (|iroii  louniiil,  la  [loslc.  il  faiidrail  an  iiioiiis  deux 
mois  cl  demi  [luiir  reidrer!  Mais  laid,  (itie  lu  suiilé  csl  J)oiiii(',  loiil  va 
])ieii.  Dieu  se  chai;i;('m  du  lesle! 

J'ai  clé  licLiieux  d'apprendre  que  vous  aviez  vu  iMizon.  Il  a  dû  nous 
raconler  un  las  de  choses  iulcressunles  el  vous  donner  de  bonnes 
nouvelles  de  nous.  J'espère  que  vous  en  avez  reçu,  ainsi  (pie  des 
l»liologi'aphies,  par  le  Taijrjèlc. 

Je  joins  à  celle  lidlre  (juel(|ues  épreuves  de  Pollici-,  mais  le  malheu- 
reux gan;ou  a  un  las  de  mésavenlures  avec  ses  pliolograpliies.  Un  jour, 
c'est  Feau  qui  est  trop  lbi-le  el  lait  fondre  ses  négalifs;  unaulrejour, 
ce  sont  les  cancrelals  qui  lui  en  rongenl  la  moilié;  on  poui'rail  presque 
écrire  un  bouquin  avec  les  mésaventures  qui  lui  arrivcid.  Cela  ne  Fem- 
pcche  pas  d'être  un  charmant  garçon  et  d'une  hunu'iu-  constamment 
égale,  exceidé  les  jours  où  un  de  ces  contretemps  lui  arrives  ce  qui  le 
plonge  dans  des  désespoirs  faciles  à  conq)rcndre. 

11  y  a  dans  ces  pays-ci,  en  dehors  des  moustiques,  dont  je  ne  vous 
parle  que  pour  mémoire,  un  tas  do  petites  hèles  qui  vous  dévorent  tout, 
et  vous  dévorent  vous-même,  quand  elles  ne  trouvent  pas  autre  chose. 
Vous  ai-je  raconté  qu'un  jour,  à  Maladi,  j'ai  trouvé  mes  deux  éponges 
complètement  absorbées  par  les  fourmis?  Ce  sont  encore  de  petits 
épisodes  qui  charment  désagréablement  les  journées  africaines.  Mais 
tout  cela  n'est  rien,  paraît-il,  en  comparaison  de  Finlérieur.  Nous 
verrons  bien  ! 

29  août.  —  La  Irislc  nouvelle  que  nous  ]-edoulions  hier  a  été  pour 
aujourd'hui  :  le  sergent  Achour,  le  plus  grand,  le  plus  fort  des  trois  ser- 
gents, a  été  emporté  par  une  attaque  terrible  de  dysenterie.  Il  est  mor-t 
aujourd'hui,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  et  sera  enterré  demain  malin 
à  neuf  heures.  C'est  le  deuxième  honnne  que  nous  perdons.  On  jiou- 
vait  s'allendrc  à  la  mort  de  l'autre  qui  traînait  depuis  longtemps,  mais 
la  maladie  de  celui-ci  a  été  beaucou})  i)lus  foudroyante.  11  est  vrai  qu'ils 
no  sont  pas  raisonnables,  et  qu'on  a  beau  faire  el  beau  dire,  les  menacer 
même  de  punitions  très  sévères,  ils  boivent  de  véritables  tonneaux 
d'eau,  et,  dame!  ce  n'est  pas  un  remède,  bien  au  contraire!  On  peut 


—  76  — 

presque  toujours  l'allrihuer  à  une  imprudence  do  ce  f^enre,  si  on  passe 
si  vite  Tarme  à  gauclic  dans  ce  pays-ci,  et  rien  d'aussi  effrayant  que  la 
rapidité  avec  laquelle  on  meurt.  On  commettra  peut-être  vingt  impru- 
dences impunément:  uiais  un  jour  on  succombe  fatalement  pour  une 
gorgée  d'eau  de  trop.  Ça  n'empêclic  pas  le  pays  d'être  agréal^le,  mais 
tout  le  monde  n'est  i)as  constitué  i)Our  l'habiter  et  i)our  en  snjiporter  le 
climat. 

Je  crois  jusqu'à  présent  que  je  suis  assez  fort  pour  résister  aux  atta- 
ques et  pouvoir  gaillardement  endurer  même  pas  mal  de  fatigues. 
Depuis  que  je  suis  à  Brazzaville,  je  me  sens  aussi  robuste  qu'en  France, 
plutôt  même  davantage. 

Aujourd'hui,  je  suis  sorti  un  instant  pour  chasser  et  j'ai  rapporté  deux 
oiseaux.  Vous  dire  leur  nom,  je  l'ignore  profondément  et,  en  l'absence 
d'un  naturaliste,  je  ne  ]»uis  me  prononcer.  J'avais  l'intention  d'en  faire 
empailler  un  et  de  vous  l'envoyer,  car  il  a  un  assez  joli  plumage  ;  mais 
je  ne  le  ferai  probablement  pas,  parce  qu'on  vient  de  me  dire  qu'il  est 
très  commun  ici.  Je  vais  aussi  chercher  à  tuer  quehjues  singes.  Ils  sont, 
paraît-il,  très  bons  à  manger;  seulement  il  ne  faut  pas  les  servir  tout 
entiers,  car  on  croirait  manger  un  petit  enfant,  et  bien  que  nous  soyons 
destinés  à  nous  trouver  bientôt  au  milieu  des  anthropo[diages,  nous 
ne  sommes  [)as  encore  endurcis  à  ce  point-là. 

30  aoâl.  —  L'enterrement  du  sergent  a  eu  lieu  ce  matin.  Il  serait 
temps  que  nous  quittions  Brazzaville,  sinon  la  démoralisation  se  met- 
trait peut-être  facilement  parmi  nos  hommes,  qui  viennent  de  voir 
deux  des  leurs  expirer  ici  en  moins  d'un  mois;  et  puis,  quand  on  est  en 
marche,  on  pense  moins  à  tout  cela  que  lorsqu'on  est  en  station,  où 
l'inactivité  et  le  manque  de  fatigue  corporelle  laissent  le  temps  de  réflé- 
chir aux  dangers  qu'il  y  a  pour  les  hommes  dans  ces  pays-ci. 

Nous  attendons  toujours  avec  impatience  le  retour  do  X...  qui  se  fait 
beaucoup  attendre,  car  il  devait  être  revenu  ici  bien  avant  la  fin  du 
mois,  et,  dame!  demain,  c'est  le  dernier  jour  d'août.  De  phis.  la  nourri- 
ture est  horriblcmenl  chère  ici,  et  on  ne  peut  pas  faire  grand'chose. 
Heureusement  que  nous  autres,  nous  sommes  logés  dans  des  maisons 


qui  ne  font  pas  de  commerce;  mais  la   siliialioii   n'en  esl  que  plus 
délicate. 

5  septembre. — Rien  de  nouveau,  au  point  de  vue  de  la  situation; 
mais,  connue  le  courrier  part  demain,  je  vous  expédie  les  quelques 
renseignements  que  je  vous  ai  promis  dans  le  commencement  de  ma 
lettre. 

Voici  d'abord  l'adresse  ([ue  Mgr  Augouard  m'a  donnée.  Vous  voudrez 
bien  expédier  les  vitraux.  Ce  ne  sera  qu'une  faible  rétribution  de  l'hos- 
pitalité qu'il  nous  a  offerte  et  qui,  dans  une  maison  de  commerce,  se 
serait  chiifrée  par  plusieurs  milliers  de  francs.  Je  vous  envoie  aussi  la 
photographie  que  Mgr  Augouard  vient  de  m'olfrir  et  que  je  vous  expédie 
de  peur  que  je  ne  l'abîme  en  la  promenant.  J'y  joins  quelques  pho- 
tographies de  Potlier,  dont  quelques-unes  ont  été  absorl)ées  par  les 
cancrelats. 

J'expédie  en  même  temps  pour  Symone  un  oiseau  vert  de  Brazzaville 
que  Mgr  Augouard  m'a  donné  pour  elle.  Il  s'appelle  un  foliolocole. 
C'est  un  joli  nom,  un  peu  long,  mais  ça  ne  nuit  pas  à  l'affaire.  Là-des- 
sus je  ferme  ma  lettre,  parce  que  le  courrier  français  va  partir  et  qu'il 
n'y  en  a  [)lus  avant  quinze  jours.  Si  je  savais  une  nouvelle  d'ici  quatre 
ours,  je  vous  la  ferais  parvenir  par  le  courrier  portugais  qui  part  le  10; 
mais  l'arrivée  est  beaucoup  moins  sûre. 

J'espère  qu'on  a  expédié  un  théodolite  neuf  que  j'ai  demandé  i)ar 
dépêche,  car  il  n'est  pas  possible  de  se  servir  du  nôtre. 


XIV 

C  H  A  N  G  E  31 E  N  T   1  )  1 T I N  É  K  A I U  E 

NOUVEAU    l'LAN     DE     CAMPAGNE.     SOLDATS     RÉFOIÎMÉS.     —     NOUS     SÉCHONS.     — 

LA     QUININE.      —     M.     DOLISIE.      —     MESSE     ET     SALUT.     —     VOICI     LES      PLUIES. 
—    HISTOIRE    DE    CIGARES.    PEUi'LADES    ANTHROPOPHAGES.    —    INATTENDUS. 

lîrazzaville,  Congo  français,  du  8  au  21  septembre  1892. 

Ma  chkrk  maman, 

Quelques  miaules  seuleiiieui  après  le  départ  de  ma  dernière  lettre, 
X...  revenait  do  Lirranga,  où  je  l'avais  expédié  en  toute  hâte  pour  con- 
naître un  peu  les  nouvelles  qui  arrivaient  des  Falls.  C'était  bien  ce  que 
j'avais  prévu. 

11  est  de  toute  impossibilité  de  passer  }tar  là,  les  Arabes  ayant 
décidé  dattaquer  en  forces  tous  ceux  qui,  pour  le  moment,  tente- 
raient de  passer  sur  leur  territoire,  à  quelque  nation  qu'ils  appar- 
tiennent. Aussi  ai-je  décidé  un  imuveau  plan  de  campagne,  de  concert 
avec  M.  Dolisie,  administrateur  de  Brazzaville  et  ancien  camarade  de 
Pierre  de  La  Guiclie  à  lV)lyteclini([ue. 

Je  joins  à  cette  lettre  un  petit  topo  que  vous  voudrez  bien  consulter, 
pour  la  facilité  de  la  compréhension,  comme  dirait  Ramollot. 

La  colonie  française  du  Congo  leiid  à  se  développer  du  côté  du 
nord  v(  l'S  le  Tchad,  d'une  part,  et  l'Algéi-ie,  et.  dautre  part,  cherche 
à  annihiler  l'inlluence  anglaise  dans  le  ba.ssin  du  Haut  Xil.  En  1890, 
un    Français,    M.    Liu(ai-d,    arrivait   à   Brazzaville.    Al.    Dolisie    avant 


appris  que  les  Belges  cherchaient,  Jans  ce  moment-là,  à  couper  la 
route  aux  Français  et  venaient  de  fonder  un  poste  sur  la  rive  droit(i 
de  rOubanghi,  envoya  de  ce  côté  M.  Liotard.  Pour  plus  de  clarté,  je 
vous  rappellerai  que  la  conférence  de  Berlin  avait  donné  comme  limites 
à  l'Etat  indépendant  rOubanghi,  et  ensuite  le  4°  degré  de  latitude  nord, 
ainsi  que  vous  pourrez  le  voir  marqué  sur  le  topo  ci-joint.  M.  Liotard 
arriva,  en  1891,  là-haut  et  fonda  le  poste  marqué  sur  la  carte  sous 
le  nom  do  poste  des  Abiras,  et  avança  de  plusieurs  kilomètres  au  nord 
l'influence  française?  Les  Belges  la  trouvèrent  mauvaise  et  essayèrent 
de  soulever  contre  M.  Liotard  les  populations.  Ils  ne  purent  y  réussir. 
Malheureusement,  M.  Liotard  manquait  d'hommes  pour  avancer,  et 
les  Belges  décidèrent  de  lui  passer  sous  le  nez. 

Alors,  nous  arrivons  à  Brazzaville  à  peu  près  en  même  temps  que  les 
nouvelles  des  Abiras.  lAL  Dolisie  me  proposa  d'aller  par  là,  prévenir  et 
devancer  les  Belges,  et  de  pousser  une  reconnaissance  très  impor- 
tante, au  point  de  vue  français,  dans  la  rivière  Mbomou.  La  route  des 
Falls  étant  barrée,  il  n'y  avait  pas  à  hésiter,  et  le  jour  même  du  retour 
de  X...  j'acceptai  la  proposition  de  M.  Dolisie,  et  nous  nous  préparâmes 
à  partir. 

M.  Dolisie  met  à  notre  disposition  les  deux  bateaux  de  la  coloni(; 
qui  sont  ici  pour  nous  remonter  jusqu'à  Banghi.  Ensuite  nous  irons 
à  pied  au  delà  des  chutes  qui  sont  marquées  au-dessous  de  Banghi, 
et  nous  trouverons  des  pirogues  pour  nous  conduire  aux  Abiras.  Ce 
sera  très  long,  mais  très  intéressant,  ce  voyage  ayant  été  rarement 
fait,  et  étant  à  peu  près  inconnu.  Arrivés  aux  Abiras,  nous  ferons 
comme  nous  eussions  fait  aux  Falls;  nous  resterons  quelque  temps,  et 
de  là  nous  pénétrerons  dans  l'inconnu.  Ce  n'est  que  delà  que  je  pourrai 
vous  envoyer  notre  nouvel  itinéraire,  qui,  vous  le  voyez,  est  très  différent 
de  notre  premier  projet.  Mais  à  l'impossible  nul  n'est  tenu,  et.  dame!  ce 
(pie  nous  pourrons  faire  là-bas.  même  en  supposant  que  nous  ne- puis- 
sions pas  rejoindre  le  Caire,  sera  très  intéressant  et  très  utile  au  point 
de  vue  national. 

11  m'est  difficile  de  vous  donner  des  dates;  cependant  voici  celles  que 
je  crois  probables  :  départ  de  Brazzaville  le  15  ou  le  16  de  ce  mois-ci; 


—  80  — 

arrivée  à  Lirranga  (ronfliiont  do  l'Onbanglii  ol  du  Congo)  vers  le  25. 
Arrivée  à  Banglii  vers  le  12  octobre.  A  Banglii,  séjour  de  quelques 
jours,  et  aux  Abiras...  je  ne  sais  trop  vers  quelle  époque,  probablement 
un  peu  avant  la  fin  de  l'année. 

Les  moyens  de  locomotion  ne  sont  pas  rapides,  et  il  faut  un  certain 
temps  pour  se  remuer. 

Les  soldats  sont  assez  encombrants,  bien  que  très  nécessaires.  J'ai 
été  obligé  d'en  réformer  trois,  ce  qui,  avec  un  autre  renvoyé,  réduit 
mon  contingent  à  quarante-trois  bommes  blancs  et  six  Sénégalais.  C'est 
l)lus  que  suffisant,  s'ils  ne  meurent  pas  en  trop  grand  nombre  sur  la 
route,  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  à  craindre.  Et  reffet  moral  qu'ils 
produisent  sur  les  noirs  est  bien  plus  considérable  que  celui  d'une" 
troupe  de  cent  hommes  de  couleur. 

9  septembre.  —  Rien  de  nouveau  à  Brazzaville  ni  aux  environs.  Ce 
matin,  un  triste  accident  est  arrivé  ici,  à  la  mission.  Des  noirs  étaient 
en  train  de  creuser  dans  une  minière  et,  malgré  les  défenses  faites,  s'obsti- 
naient à  enlever  la  terre  de  façon  à  former  une  sorte  de  caverne  dans 
laquelle  ils  s'enfonçaient  en  travaillant,  laissant  le  sol  au-dessus  de  leur 
tête. 

A  un  moment  donné,  un  éboulement  s'est  produit,  ensevelissant  cinq 
d'entre  eux.  Un  a  été  tué  sur  le  coup.  Deux  autres  ne  valent  guère 
mieux  que  lui,  le  quatrième  a  la  jambe  cassée  et  le  cinquième  seul  n"a 
presque  rien.  Cet  événement  a  causé  une  vive  émotion  dans  toute  la 
mission,  et  puis  tout  est  rentré  dans  l'ordre.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  la 
mort  dans  ces  pays-ci  est  regardée  par  ceux  qui  les  ont  iiabités  long- 
temps comme  une  chose  tout  à  fait  secondaire. 

X...  a  voulu  le  prendre  de  haut  avec  M.  Dolisie  et  lui  raconter  un  tas 
d'histoires,  disant  qu'il  avait  des  instructions  spéciales  et  secrètes  du 
ministère:  (\ue  sa  mission  était  de  la  dernière  importance:  que...  etc. 
M.  Dolisie  a  bien  vu  qu'il  lui  «  moulait  des  bateaux  »  :  etlorsque  X...  lui 
a  demandé  de  voir  certaines  pièces  confidentielles  dans  les  archives,  il  les 
lui  a  carrément  refusées  et  me  les  a  communiquées,  à  moi.  X...  aurait 
voulu  passer  pour  le  chef;  mais  j'ai  dit  nettement  à  M.  Dohsie  qu'il  n'y 


—  81   — 

avait  d'aulre  chef  (nic  moi,  et  ([ue  je  iic  rocuniiaissais  à  personne  le 
droit  de  me  dire  quoi  que  ce  fût.  In  gros  orage  nous  menace  à 
l'horizon.  S'abaltra-t-il  sur  nous?  Qui  vivra  verra. 

Quant  à  moi,  cela  m'amuse,  et  j'en  discute  avec  INdlicr.  ([ni,  rhuit  le 
contident  des  deux,  se  trouve  à  certains  moments  dans  des  positions 
embarrassantes,  dont  il  se  tire,  d'ailleurs,  toujours  avec  un  merveilleux 
à-propos. 

Mais  tout  cela  n'est  pas  grave,  et,  j)Our  le  momeni,  l'horizon  me 
semble  beaucoup  moins  noir  qu'il  y  a  quelques  jours. 

La  santé  est  excellente,  sauf  naturellement  quelques  petits  accès  de 
lièvre,  inévitables,  qui  m'ol)ligent  à  avaler  de  tenq»s  à  autre  des  [)etits 
cachets  de  quinine.  11  y  a  quelque  chose  d'assez  curieux  à  signaler  dans 
notre  état,  c'est  que  nous  ne  maigrissons  pas  :  nous  séchons.  Moi,  par 
exemple,  je  ne  pèse  plus  que  soixante-neuf  kilogrammes.  Je  dois  avouer 
([ue  ce  poids  est  minime,  et  que  je  ne  me  rappelle  pas  y  être  descendu 
d(q)uis  cpndques  années,  puisqu'en  entrant  au  régiment  je  [lesais  soixante- 
treize  kilogrammes.  Et  cependant  je  ne  parais  pas  très  différent,  mais 
j'ai  perdu  une  bonne  partie  de  mon...  arrière-train. 

Les  lettres  que  vous  recevrez  de  moi  après  celle-ci  seront  })roba- 
blement  de  plus  en  plus  espacées,  non  conmie  envoi,  mais  comme 
arrivée.  Car  il  faut  compter  sur  les  diflicultés  et  la  rareté  des  moyens 
de  communication.  Cependant,  j'espère  que  vous  en  recevrez  une  ou 
deux  tous  les  trois  mois.  Toutefois,  il  ne  faudrait  pas  vous  inciuiéter 
si  leur  absence  dépassait  ce  terme  et  vous  étonner  d'apprendre  que 
nous  sommes  morts,  au  moins -une  demi-douzaine  de  fois.  Ne  le  croyez 
que  lorsque  je  vous  l'aurai  écrit  moi-même,  et  encore! 

Voulez-vous  savoir  nos  occupations  à  Brazzaville?  Le  matin  à  sept 
heures  et  demie,  je  me  lève  et  descends  prendre  en  bas  une  tasse  de 
chocolat  au  lait  avec  du  pain.  Les  Pères  se  lèvent  à  (piatre  heures  (pia- 
rante,  mais  je  trouve  cette  heure  beaucoup  trop  matinale  pour  mes 
faibles  moyens,  et  ne  me  décide  à  sortir  du  lit  qu'au  cou[»  de  cloche  de 
sept  heures  trente.  Après  ce  déjeuner  agréable,  je  nu'  li\re  aux  douces 
opérations  de  ma  toilette.  Vers  neuf  heures  et  demie,  nous  — j'entends 
par  nous  ceux  qui  sont  logés  à  la  mission,  c'est-à-dire  Julien,  Pottier  et 


-  S2  — 

moi  —  nous  nous  rendons  à  la  station  située  ù  environ  deux  kilomètres,  et 
après  avoir  rendu  visite  aux  liounnes,  vu  si  leur  nourriture  était  satis- 
faisante, remonté  leur  moral  par  (pudiques  punitions,  et  quelques 
bonnes  paroles  aussi,  nous  attendons  l'heure  du  déjeuner,  qui  a  lieu 
vers  onze  heures  ou  midi,  suivant  que  M.  Dolisie  est  ou  n'est  pas  trop 
occupé. 

Après  le  déjeuner,  on  fume,  on  cause,  d'aucuns  font  des  parties  de 
jacquet,  —  car  nous  sommes  tous  devenus  enragés  sur  le  jacquet.  — 
Ce  jeu  va  probablement  être  le  seul  auquel  nous  pourrons  nous  livrer 
désormais,  et  nous  allons  nous  en  faire  faire  un  pour  charmer  les  loisirs 
de  notre  voyage.  Je  suis  sûr  qu'il  aura  une  grande  influence  sur  l'issue 
de  notre  expédition. 

Quelquefois  les  amateurs  de  musique  s'amusent  à  tourner  la  mani- 
velle de  l'orgue  de  Barbarie,  à  la  grande  joie  des  indigènes,  qui  trouvent 
que  cet  instrument  fait  «  beaucoup  de  beau  bruit  très  fort  ».  Peut-être 
l'orgue  de  Barbarie  sera-t-il  plus  lard  un  des  grands  instruments  de 
civilisation  de  l'Afrique  centrale. 

De  temps  en  temps,  un  des  nôtres  se  détache  pour  aller  chasser  ou 
chercher  des  vivres  à  Linzolo.  C'est  \...  qui  est  chargé  de  cette  dernière 
fonction.  Puis,  les  hôtes  de  la  mission  reprennent  la  route  de  leurs 
domiciles  et  reviennent  y  travailler  jusque  vers  six  heures  trois  quarts. 
A  cette  heure,  il  y  a  parfois  salut;  d'autres  fois,  on  se  préi)are  pour  le 
dnier,  qui  a  heu  à  sept  heures  précises. 

Vers  huit  heures  et  demie,  les  Pères  vont  se  coucher,  et  nous  remon- 
tons, soit  }»our  écrire  des  lettres,  comme  je  fais  ce  soir,  soit  pour  lire 
des  œuvres  de  choix  ou  mettre  à  jour  des  notes  quotidiennes.  Puis  on 
se  couche  aussi,  le  cœur  content  et  l'esprit  à  l'aise,  pour...  recommencer 
le  lendemain. 

De  temps  en  temps,  il  y  a  de  légères  variations  au  [)rogramme,  mais 
rarement.  1/autre  jour,  par  exemple,  M.  Dolisie  m'a  retenu  à  dîner,  parce 
(pi'il  a\ail  iii\  enté  des  plats  sucrés  extraordinaires  :  un  biscuit  de  Savoie, 
une  omelette  sucrée  aux  bananes,  des  pêches  de  conserve;  tout  cela 
pas  ensemble,  mais  à  la  queue  leu  leu.  Il  y  avait  aussi  de  la  [)erdrix  aux 
choux.  Mais  toute  cette  bombance  est  exceptionnidle  et  ne  provenait 


—  83  — 

que  d'un  ofTot  du  hasard.  Les  vivres  soiil  rares  ici,  el  par  conséquent 
fort  chers. 

Du  reste,  je  radote  et  je  dois  vous  avoir  raconté  tout  cela  vingt  fois; 
mais  il  f;uit  m'excuser;  la  quinine  en  est  la  cause.  A'ous  no  sauriez 
croire  combien  l'usage  de  ce  médicament,  absolument  nécessaire  dans 


,1 


'H^' 


L  ORGUE    DE    BARBARIE    FAIT     LA    JOIE    DES     INDIGENES. 


ce  pays-ci,  vous  fait  perdre  la  mémoire  et  vous  affadit  le  tempérament. 
Aussi  ne  soyez  pas  étonnée  si  je  répète  quelquefois  à  la  lin  d'une  lettre 
ce  que  j'ai  noté  au  commencement:  vous  n'aurez  qu'à  vous  dire  : 
Jacques  a  pris  de  la  quinine  entre  le  monuMit  où  la  lellre  a  été 
commencée  et  celui  où  il  l'a  terminée.  Quand  il  me  vient  une  idée, 
j'ai  ma  lettre,  entamée,  devant  mes  yeux,  et  innnédiatement  je  la 
saisis  pour  transcrire  sur  le  papier  ce  que  je  crois  pouvoir  vous  inté- 


—  84  — 

resser;   et  ensuite  je   quitte  la  lettre  pour  reprendre  autre  chose,  et 
ainsi  de  suite,  jusqu'au  jour  où  le  facteur  rural  déclare  qu'il  va  partir. 

10  septembre.  —  J'ai  causé  aujourd'hui  avec  M.  Dolisie,  et  je  vois  que 
mes  calculs  ne  m'ont  guère  trompé  :  nous  ne  serons  aux  Abiras  que  le 
15  ou  20  novembre,  en  admettant  que  nous  partions  d'ici  du  15  au 
20  septembre.  Il  faut  environ  trois  semaines  pour  remonter  à  Banghi  et 
à  peu  près  autant  de  temps  de  Banghi  aux  Abiras,  ce  qui,  avec  la  perte 
de  temps  dans  différents  postes,  nous  fera  un  trajet  d'environ  deux  mois. 
Mais  là  nous  serons  tout  à  fait  au  cœur  de  l'Afrique  et  nous  pourrons 
commencer  à  faire  quelque  chose.  C'est  long,  mais,  je  le  répète,  il  n'y  a 
pas  autre  chose  à  faire,  et,  du  reste,  nous  pourrons  être  très  utiles. 

Reviendrons-nous  par  le  Caire?  Oui,  si  c'est  possible;  mais  je  ne  puis 
l'assurer,  car  toutes  ces  combinaisons  modifient  étrangement  tous  nos 
plans  et  ne  permettent  plus  de  rien  prévoir  pour  l'avenir.  Le  curieux  et 
l'intéressant  de  ce  pays-ci  est  de  ne  jamais  savoir  par  où  l'on  va  passer, 
et  de  ne  jamais  pouvoir  dire  :  Nous  ferons  ceci  demain,  et  de  ne  pou- 
voir être  sûr  de  pouvoir  le  faire.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose 
que  lorsqu'on  voyage  avec  un  billet  circulaire,  avec  un  itinéraire  fixé 
d'avance,  et  je  ne  crois  pas  que  d'ici  longtemps  on  puisse  appliquer 
ce  système  au  Centre  africain.  Cela  ne  me  déplaît  pas,  au  contraire. 
Mais  ce  serait  si  bien,  ce  retour  par  l'Egypte  ! 

Au  moment  où  je  vous  écris,  ma  table  est  envaliie  par  des  myriades 
de  petites  fourmis  qui  viennent  avaler  les  nombreux  éphémères  qui  ont 
brûlé  leurs  ailes  à  la  lumière  de  ma  bougie.  Elles  poussent  le  toupet 
jusqu'à  venir  se  promener  sur  ma  lettre  et  essayent  même  d'escalader 
mon  porte-plume.  C'est  un  des  plaisirs  de  l'Afrique. 

La  température  remonte  sensiblement.  Bientôt  va  commencer  la 
saison  des  pluies,  avec  son  cortège  inévitable  d'averses,  d'orages,  de 
tornades,  d'éclairs  et  de  tonnerre.  On  aperçoit  déjà  à  l'horizon  de 
nombreux  éclairs  qui  annoncent  cette  saison  désagréable  et  chaude. 

J)(q)uis  quebpu's  jours,  il  n'y  a  plus  de  vin  à  la  Mission,  et  nous 
sommes  réduits  à  boire  de  l'eau,  ce  qui  n'a  rien  de  bien  suave,  surtout 
pour  moi  qui  avais  })lutôt  la  mauvaise  habitude  de  baptiser  mon  vin  le 


moins  possible.  Mais  ce  n'est  qu'un  léger  désagrément.  Nous  a\ons  heu- 
reusement peu  de  moustiques,  mais  nous  en  trouverons,  paraît-il,  dans 
le  haut  un  nombre  très  considérable.  Belle  perspective! 

11  septembre.  —  Aujourd'hui,  dimanche,  messe  et  salut;  suivant  les 
traditions,  repos  pour  tout  le  monde.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  res- 
semble un  peu  pour  nous  aux  autres  jours,  et  que  nous  n'en  faisons  pas 
long  parce  qu'il  n'y  a  j)as  grand'chose  à  faire. 

Je  vais  étiqueter  pas  mal  d'objets  divers  que  j'ai  recueillis  ici,  dc-ci 
de-là,  grâce  surtout  à  Mgr  Angouard,  et  qu(^  je  vous  e\[)édierai  i)ar  la 
plus  prochaine  occasion,  dans  une  caisse  quelconque,  rouge  et  bleue,  .le 
crois  qu'on  ne  l'ouvrira  pas  en  douane,  et,  en  tout  cas,  il  n'y  aurait  pas 
beaucoup  à  payer.  11  y  a  un  tas  de  couteaux,  de  hracelets,  de  trompes 
et  d'objets  divers,  dont  quelques-uns  sont  assez  rares  et  assez  curieux. 
Je  vois  qu'il  y  a  aussi  des  lances  qui  ne  pourront  pas  entrer  dans  la 
caisse  et  dont  on  sera  probablement  obligé  de  faire  un  ballot  à  part. 
Pour  elles,  j'ai  bien  peur  qu'une  main  adroite  «  n'étende  son  protec- 
torat »  dessus,  suivant  une  expression  euphémisti(|ue. 

S'il  y  avait  un  poulain  d'ici  quelque  temps,  voici  une  collection  de 
noms  où  vous  pourrez  choisir  celui  dont  vous  voudrez  le  gratifier;  ce 
sera  tout  à  fait  neuf  et  de  bon  goût  :  Oubanghi,  Mbomou,  Sanga.  Ce 
dernier  irait  mieux  à  une  pouliche.  A  mon  retour,  je  me  divertirai  en 
retrouvant  ces  noms  remplis  pour  moi  de  souvenirs  lointains. 

La  cavalerie  ici  se  compose  d'un  unique  cheval  que  Crampel  avait 
remonté  jusque  dans  ce  pays  et  qui  erre  en  liberté  aulour  du  posie, 
sans  jamais  s'en  éloigner  et  sans  jamais  (Mre  monté.  11  est  blanc  et 
me  rap[)elle  beaucoup  l'ancien  Blanc-Blanc  de  l'Ktang  de  la  Tour,  à 
Dupré. 

Probablement,  quand  vous  lirez  cette  épître.  aurez-vous  déjà  pris  dr 
nombreux  cei-fs  et  sonné  maints  hallalis.  J'espère  également,  à  cette 
heure,  avoir  immolé  (pielques  éléphants,  hippopotames,  crocodiles  et 
autres  animaux  du  même  acabit. 

Juscju'à  jtrésent,  mes  chasses  ont  été  pou  nombi-euses  et  peu  variées. 
Cela  tient  à  ce  qu'autour  d'ici  les  chasseurs  sont  relativement  trop 


-     86  - 

nombreux  cl  qu'il  faut  faire  de  longues  trottes  pour  rencontrer  quoi  que 
ce  soit.  Pourtant  il  y  a  pas  mal  de  perdrix,  d'outardes,  quelques  singes 
et  antilopes;  mais  je  ne  suis  pas  encore  assez  acclimaté,  et  la  paresse 
m'envahit  par  trop. 

Aujourd'hui,  après  le  déjeuner,  j'ai  fait  un  whist  qui  a  duré  jusque 
vers  quatre  heures.  Pour  chasser,  il  faudrait  partir  d"assez  bon  malin 
et  mouiller  plusieurs  douzaines  de  chemises.  De  plus,  on  croit  tout  le 
temps  qu'on  va  bientôt  partir,  et  ça  vous  ôte  toute  idée  d'aller  faire  des 
excursions,  à  deux  ou  trois  jours  de  marche,  pour  trouver  de  la  grosse 
bête. 

Espérons  que  dans  le  haut,  ce  sera  plus  facile;  et  d'abord  on  sera 
forcé  de  se  ravitailler  en  AÏande  fraîche,  car  la  conserve  est  excellente 
pour...  fatiguer  l'estomac.  Je  suis  certain  de  revenir  avec  une  demi- 
douzaine  de  dyspepsies,  gastralgies,  et  toute  la  clientèle  de  noms 
bizarres  dont  les  carabins  décorent  les  maladies  stomacales. 

Nos  charges  ne  sont  pas  toutes  arrivées;  cependant,  aujourd'hui,  il  en 
est  passé  quelques-unes  qui  arrivent  par  petits  paquets.  Espérons  que 
nous  pourrons  nous  mettre  en  route  vers  le  20.  C'est  la  grâce  que  je  me 
souhaite.  Ainsi  soit-il! 

14  septenibrc.  —  ^'oici  les  premiers  indices  de  la  saison  des  pluies  qui 
se  succèdent  rapidement.  Hier  soir,  il  avait  fait  très  chaud;  le  soir,  ainsi 
que  toute  la  journée,  les  éclairs  se  montraient  plus  fréquents  et  plus 
lumineux,  et  vers  dix  heures  la  pluie  est  tombée,  accompagnée  de  quel- 
ques grondements  de  tonnerre.  Elle  n*a  cessé  que  ce  matin  vers  sept 
heures  et  demie,  après  avoir  abattu,  à  notre  grande  satisfaction,  l'épaisse 
poussière  qui  recouvrait  la  terre. 

C'est  très  heureux,  car  sur  le  chemin  de  la  Mission  au  poste,  la  route 
est  lellemenl  poussiéreuse  que  chaque  jour  on  revient  ici  avec  des 
pieds  de  noirs.  J'ai  rarement  vu  une  poussière  aussi  sale  et  aussi 
pénétrante.  Nous  aurons  désormais  des  pluies  assez  fréquentes,  car 
lorsqu'elles  ont  commencé,  elles  ne  cessent  qu'au  bout  de  six  mois. 
Dans  le  haut  ou  dans  l'intérieur,  comme  vous  voudrez,  elles  sont 
encore   plus  fréquentes  qu'ici,   à   ce  qu'on  m'a  raconté  du  moins.  Je 


crois  que  celle  de  ce  malin  n'est,  encore  lieureusemenl  qu'une  fausse 
alerte,  et  que  nous  aurons  quelques  beaux  jours  de  plus. 

La  journée  s'est  aclievée  très  belle  et  relativement  fraîcbe.  absolument 
comme  en  France  linit  une  belle  journée  d'été,  après  une  nuit  et  une 
matinée  orageuses. 

Nous  attendons  maintenant  pour  [)artir  que  quelques  hommes  qui 
doivent  remonter  au  poste  des  Abiras  soient  arrivés.  Dès  qu'ils  seront 
ici,  nous  nous  mettrons  en  roule.  Il  y  a  beaucoup  de  chances  pour  que 
ce  soit  dans  le  courant  de  la  huitaine.  Si  les  probabilités  ne  nous  trom- 
pent point,  nous  serons  en  route  d'ici  sept  à  huit  jours.  Ce  n'est  pas 
qu'il  ne  manque  encore  certaines  charges;  mais  qui  trop  attend  ne  fait 
plus  rien  de  bon;  et  si  les  charges  n'arrivent  pas!  Dame,  tant  pis! 

Je  vais  vous  raconter  au  sujet  des  charges  une  histoire  qui  montrera 
combien  les  Européens  qui  habitent  l'Afrique  sont  peu  scrupuleux. 
^'ous  savez  que  j'avais  fait  mettre  dans  les  charges  une  caisse  de  cigares. 
Elle  est  arrivée  avec  des  retards  insensés. . .  et  de  plus  elle  était  défoncée. 
Ce  n'est  encore  rien;  mais  on  m'avait  escamoté  les  bons  cigares  que 
j'avais  fait  mettre  dedans,  environ  un  millier,  et  on  les  avait  remplacés 
par  des  mégots  qui  ne  valaient  absolument  rien  et  au  nombre  seulement 
de  cinq  cent  cinquante.  J'ai  trouvé  le  procédé  un  peu  violent  et  j'ai 
réclamé;  mais  il  est  peu  probable  que  le  «  on  »  dont  je  parle  vienne  se 
dévoiler  et  raconter  son  larcin  à  tout  le  monde.  Je  crains  donc  bien 
d'être  obligé,  faute  de  mieux,  de  fumer  ces  horribles  infectados,  ou  de  ne 
rien  fumer  du  tout,  ce  qui  serait  évidemment  préfi'i'able,  mais  inappli- 
cable en  pratique,  d'autant  que  je  suis  persuadé  que  la  fumée  de  tabac 
empêche  absolument  un  grand  nombre  d'accès  de  lièvre  et  a  de  plus 
l'énorme  avantage  d'écarter  les  moustiques  autour  de  vous.  Ces  inté- 
ressants petits  animaux  ont  commencé  à  faire  leur  apparition  en  nombre 
suffisant  et  ont  déjà  entrepris  de  nous  disséquer  tranquillement.  Heu- 
reusement les  moustiquaires  de  la  Mission  sont  bonnes,  et  on  peut 
dormir  sans  entendre  ces  insupportables  ronronnements. 

15  acplemhrc.  —  Pour  m'écrire,  vous  n'aurez  toujours  (pi'à  adresser 
les  lettres  à  Brazzaville,  et  M.  Dolisie  ou  son  remplaçant  se  chargeront 


—  88  — 

de  les  faire  [lai-Neiiir  eu  toute  sécurité.  Pour  celles  que  je  vous  écrirai, 
elles  vous  arriverout  recommaudées  par  la  voie  frauçaise,  c'est-à-dire 
que  Fadministratiou  de  Brazzaville  les  fera  recommander  à  ce  poste  et 
vous  enverra  sous  pli  les  bordereaux  postaux  de  recommandation. 

Il  ne  faudra  pas  vous  étonner  si  des  lettres,  qui  nous  seraient  adres- 
sées par  vous,  ne  nous  parvenaient  pas,  ou  si  on  vous  les  renvoyait,  car 
j'ai  demandé  qu'au  cas  où  une  impossibilité  manifeste  se  présenterait  et 
empêcherait  de  nous  les  faire  parvenir,  on  vous  les  renvoyât  toutes  pure- 
ment et  simplement.  C'est  beaucoup  plus  pratique  comme  cela  et  aussi 
beaucoup  [dus  sûr.  Par  la  voie  belge,  il  y  a  beaucoup  moins  de  sûreté,  et 
les  lettres  s'égarent  avec  une  facilité  surprenante. 

ÎVous  attendons  en  ce  moment,  avec  impatienc(\  \c  courrier  qui  est 
parti  le  0  août  d'Anvers.  Mais  nous  avons  reçu  les  lettres  du  ()  juillet  dont 
la  [)lupart  sont  arrivées  par  le  paquebot  qui  part  de  JMarseille  le  25...  Je 
m'end)rouille  dans  les  mois  et  ignore  les  trois  quarts  du  tem})s  la  date 
on  nous  sommes;  car  il  me  semble  impossible  que  nous  ayons  quitté 
Marseille  depuis  cinq  mois  déjà. 

La  chaleur  augmente  légèrement  tous  les  jours,  ainsi  que  les  mousti- 
ques; le  thermomètre  ne  descend  jilus  au-dessous  de  vingt  degrés:  mais 
les  journées  ne  sont  pas  beaucoup  ])lus  chaudes,  et,  somme  toute,  c'est 
très  supportable. 

Il  y  a  bien  ces  maudits  accès  de  fièvre  qui  vous  torturent  succes- 
sivement pendant  deux  ou  trois  jours;  mais  pour  l'instant,  tout  le 
monde  en  est  exemj)t. 

Pour  moi,  j'ai  un  appétit  féroce  et  je  ne  maigris  pas  trop.  11  est  vrai 
que  la  nourriture  manque  souvent  de  variété  depuis  quelques  jours,  et 
que  les  boîtes  de  conserve  entrent  en  danse  avec  une  régularité  déses- 
pérante. Ileureusenu'ul  la  Mission  est  riche  en  fruits  et  en  salades; 
j'(Mi  fais  une  consommation  prodigieuse;  mais  mon  bonheur  est  surtout 
d'absorber  une  innombrable  ([uantité  de  tranches  d'ananas.  J'arrive  à 
en  ('(MIN  rir  coiniilélcnicnl  nion  assielle.  cl  je  nous  assure  ([u  ici  on  n'est 
pas  rationné  jtour  cela.  Sans  compter  (pi'on  jteul  aussi  [)rendre  des 
bananes  et  des  goyaves,  sorte  de  fruit  qui  rappelle  beaucoup  par  son 
goût  la  tVaise  et  la  fi'amhoise  mélangé(\s. 


89  — 


Je  no  vous  ai  pas  encore  parlé  beaucoup  des  populations  noires  que 
nous  avons  rencontrées  sur  notre  roule.  Depuis  Maladi  jusqu'à  Linzolo, 
ce  sont  les  Bangouyos,  peuplades  occupées  d'agriculture  et  de  portage. 
Ce  sont  eux  qui  transportent  les  charges  de  Matadi  à  Léopoldville,  ou  de 
Manyanga  à  Brazzaville.  Ils  ne  sont  pas  complètement  noirs,  c'est-à-dire 
que  leur  couleur  s'approche  de  celle 
du  chocolat.  Leur  coiffure  n'a  rien 
de  bien  particulier  ;  ils  [tortent  géné- 
ralement les  cheveux  courts  et  sont 
assez  tranquilles ,  quand  on  ne  les 
ennuie  pas  ;  mais  quant  au  portage, 
ils  le  font  d'une  façon  assez  irrégu- 
lière. La  langue  qu'ils  parlent  et 
qu'on  a  appelée  fort  improprement 
«  flotte  »,  ce  qui  veut  dire  «  langue 
des  noirs  »,  tend  à  se  répandre  dans 
tous  les  environs,  parce  qu'elle  de- 
vient pour  les  autres  une  sorte  de 
langue  commerciale. 

De  Linzolo  à  quelques  kilomètres 
d'ici,  se  trouvent  plusieurs  villages 
de  Bahilis  ou  Ballahs,  populations 
qui  ne  font  que  toucher  les  rives 
du  Congo  et  s'étendent  davantage 
vers  le  nord.  Ils  sont  uniquement 

agricoles  et  se  distinguent  assez  faci-  femme  batkkk. 

lement  par  des  tatouages  ou  cica- 
trices qu'ils  se  font  de  Foreille  vers  les  yeux  en  forme  de  patte  d'oie  : 
ils  ont,  en  ces  derniers  temps,  eu  maille  à  partir  avec  le  gouvernement, 
par  suite  de  palabres  dont  les  causes  sont  assez  ol)scures.  Tout  autour 
d'ici,  sont  les  Batékés,  qui,  eux,  parlent  une  langue  tout  à  fait  tlilïérenle 
des  précédentes  peuplades  et  sont  adonnés  au  commerce.  Ils  ont  une 
coiffure  assez  particulière;  ils  forment  avec  leurs  cheveux  et  mémo  avec 
le  cuir  chevelu  qu'ils  se  tirent  dès  leur  jeune  âge  une  sorte  de  bourrelet 


! 


—  90  — 

circulaire  tout  autour  do  la  trie,  en  forme  de  couronne  très  ronde.  Leur 
type  est  généralement  beaucoup  plus  régulier  et  plus  fin  que  celui  des 
autres  noirs.  Ils  ont  les  lèvres  moins  épaisses  et  le  nez  moins  épaté. 
Quelques-uns  travaillent  le  cuivre  et  les  métaux.  Je  vais  vous  expédier 
un  ballot  où  il  y  a  deux  Itracelets  fabriqués  à  M'pila,  village  distant  de 
quelques  kilomètres  de  Brazzaville,  et  qui  m'ont  été  vendus  parle  fabri- 
cant en  personne.  J'ai  joint  aussi  un  autre  bracelet,  dit  «  bracelet  de 
Makoko  ».  Ce  bracelet  sert  aux  administrateurs  français  de  Brazzaville 
pour  se  faire  reconnaître,  et  leur  donner  autorité  dans  les  palabres. 

C'est,  du  reste,  une  des  clioses  les  plus  curieuses  d'ici  que  de  voir  les 
indigènes  venir  au  poste  de  Brazzaville  pour  faire  palabre,  autrement 
dit,  pour  venir  exposer  leurs  récriminations  et  faire  les  réclamations 
qu'ils  croient  urgentes.  Ils  commencent  par  se  procurer  un  pavillon 
français  et  viennent  s'asseoir  devant  le  poste;  puis  ils  attendent  patiem- 
ment, quelquefois  deux  ou  trois  lieures  —  ça  leur  est  égal  —  que  le  com- 
mandant —  c'est  ainsi  qu'ils  appellent  l'administrateur  —  soit  prêt,  et 
ensuite  lui  exposent  leurs  affaires  et  se  soumettent  à  sa  décision,  après 
avoir  appuyé  leurs  racontars,  souvent  faux,  par  de  grands  gestes  et  de 
grandes  paroles. 

Ils  viennent  en  groupes,  souvent  avec  leurs  femmes  ou  du  moins  quel- 
ques-unes d'entre  elles.  Car  la  polygamie  se  pratique  sur  une  très  large 
échelle.  Lechef  d'un  village  de  l'autre  coté  du  Pool,  qui  venait  demander 
aide  et  itrotection  à  la  France  et  la  permission  de  s'établir  sur  la  rive 
française,  a  bien  accusé  pour  sa  propre  part  dix-sept  femmes.  Presque 
toutes  ces  femmes  sont  esclaves,  ledit  chef  ayant  déclaré  qu'une  seule 
était  libre;  mais  ils  traitent  leurs  femmes  esclaves  sur  \o  même  pied  que 
les  autres,  et  même  celle  qu'il  a  déclarée  comme  sultane. . .  — je  veux  dire 
comme  première  femme,  —  n'était  qu'une  esclave.  D'ailleurs,  les  Pères 
qui  rachètent  les  enfants  pour  les  élever,  quelquefois  même  les  sauvent 
au  moment  où  on  allait  les  faire  passer  à  l'état  de  gigot,  (lis(Mit-ils  que 
le  prix  moyen  d'un  enfant  mâle  est  de  600  m'takos,  environ  00  francs, 
et  d'une  enfant  femelle  de  1,200  m'takos.  120  francs. 

Les  Batékés,  contrairement  aux  Bangouyos  et  aux  Ballalis .  étaient 
anthropophages.  Ils  ne  le  sont  plus  aujourd'hui,  du  moins  ofliciellement. 


—  91 


Mgr  Aiigoiiai'd  nous  a  fait  à  ce  sujet  une  cuficuse  reniar(|U('.  Il  nuu^ 
a  dit  quo  pn'S([U('  toutes  les  peuplades  noires  qui  mangent  du  rliieii 
mangent  aussi  de  l'iiomme,  tamlis  que  celles  qui  i»rofessaient  le  nuqui^ 
de  la  viande  canine  traitaient  les  anthropophages  de  sauvages. 

(le  que  je  dis  là  me  rappelle  une 
anecdote  que  nous  a  racontée  le  même 
Mgr  Augouard.  Parmi  les  entants  cpi'il 
avait  à  élever  dans  une  des  missions  du 
haut,  alors  qu'il  s'apjtelait  «  le  Père  Au- 
gouard » ,  était  un  v  rai  petit  sauvage  qu'au- 
cune instruction  lu'  parxenait  à  adoucir, 
l'n  jour  arri\e  à  la  mission  un  pauvre 
}ielit  noir,  malade  de  la  dysenterie  et  qui 


ATEKK     RICHE. 


S^ 


ne semljlait  pas  de\ oir  guérir.  Pséanmoins, 
le  Père  le  fit  soigner  et  ordonna  aux  autres 
enfants  d'aller,  à  tour  de  rôle,  faire  le  ser- 
\ice  auprès  du  petit  malade.  Quand  vint 
le  tour  du  petit  sauvage ,  il  alla  trouver 
le  père  Augouard  et  lui  dit  :  «  Pourquoi 


TYPE    BALLALI. 


rien;  il  salit  tes  étotfes,  et  il  nous  donne 
du  mal,  à  nous  autres;  tu  ne  pourras  rien  en  faire.  Baptise-le  si  tu  veux, 
et  après  je  prendrai  le  couteau  de  la  cuisine  et  j  irai  lui  couper  le  cou. 
Un  en  sera  débarrassé,  et  nous  l'enterrerons.  » 

Le  gamin  qui  prononçait  ces  sages  paroles  avait  peut-être  une  dou- 
z;aine  d'années.  Je  ne  suis  pas  sûr  que  le  Père  Augouard  ne  lui  ait  pas 


—  92  — 

envoyé  une  bonne  taloche;  mais  l'autre  avait  raconté  son  boniment  avec 
la  plus  entière  sincérité  et  parut  profondément  surpris  du  peu  de  succès 
de  sa  proposition. 

Heureusement  tous  ne  nourrissent  pas  C(>s  idées .  et  on  ne  doit  les 
regarder  que  comme  de  rares  exceptions.  Ceux  qui  sont  ici  sont  assez 
doux,  et  plusieurs  parlent  le  français;  quelques-uns  ou  plutôt  presque 
tous  le  comprennent.  C'est  assez  curieux,  du  reste,  de  les  entendre 
chanter  des  cantiques  en  français.  Un  dimanche  sur  deux,  ils  chantent 
en  langue  indigène.  Tous  les  noirs,  en  général,  aiment  beaucoup  la 
musique,  et  la  classe  de  chant  obtient  auprès  d'eux  un  véritable  succès. 
Il  n'y  a  qu'une  chose  à  laquelle  ils  soient  communément  très  réfractaires  : 
ce  sont  les  mathématiques.  Dans  les  maisons  de  la  côte  qui  sont  plus 
anciennes  que  celles-ci ,  quelques-uns  vont  jusqu'à  apprendre  le  latin , 
et  même  à  Loango  un  élève  de  la  mission  est  sur  le  point  d'être  ordonné 
prêtre ,  et  viendra  probablement  un  de  ces  jours  seconder  ses  frères 
blancs.  Ce  sera,  je  crois,  le  premier  missionnaire  congolais. 

C'est  une  chose  absolument  merveilleuse  que  de  voir  les  missionnaires 
travailler.  Debout  à  cinq  heures  moins  vingt  minutes,  aussitôt  après 
leur  [trière  du  matin,  qu'ils  font  en  commun  dans  uin^  cha[)ell(^  provi- 
soire, située  au-dessous  de  la  chambre  de  révê([ue,  ils  se  rendent  au 
travail,  prennent  un  quart  d'heure  à  huit  heures  jiour  déjeuner,  et 
ensuite  ne  lâchent  qu'à  six  heures  du  soir  leur  ouvrage,  à  peine  inter- 
rompu à  midi  pour  le  second  déjeuner.  Etions  ont  quelque  chose  à  faire. 
Un  Père  s'occupe  des  enfants,  l'autre  de  l'économat.  Quant  aux  Frères, 
ils  sont  partout  chefs  de  chantier  et  mettent  eux-mêmes  la  main  à  la 
pâte.  Aussi,  dès  que  le  dîner  est  terminé,  rentrent-ils  dans  leurs  appar- 
tements, et  vers  huit  heures  et  demie  tout  dort  à  la  Mission.  L'évêque 
s'occupe  de  tout,  surveille  tout,  est  partout.  Souvent  même  on  le  voit, 
juché  sur  les  mui's  de  sa  cathédrale,  en  h'aiu  de  pousser  ses  ouvriers 
noirs.  Il  faut  bien  dire  que  sans  cela  ceux-ci  ne  feraient  rien;  car  ils  ne 
connaissent  que  le  onzième  commandenicul  de  Dieu,  (pii  recounnande 
seulement  de  ne  pas  se  faire  jiincer. 

16  scpiciiihrc.  —  Les  ouvriers  dont  je  [tarlais  hier  ne  >unl  pas  tout  à 


^ 

1 1^ 

1   |3 

^|h 

é  «-Il 

4   1^   si 

I^M  ^ 

^     uij^^dcJd. 

Q 

?^. 

W     r.            .              .; 

1  ^ 


—  93  — 

fait  (les  iiidigriios  ;  co  sont  des  liabilaiils  de  Loanp,o  ou  Loangos  qui 
Aiouuent  delà  côte  et  s'engagent  pour  un  au  ou  deux  dans  l'intérieur, 
(leux  des  environs  du  Pool  considèrent  qu'il  ne  serait  pas  de  leur  dignilî' 
de  faire  tous  ces  métiers,  et  laissent  même  les  soins  de  l'agriculture  à 
leurs  femmes.  Les  Bangouyos  no  veulent  ou  ne  savent  que  porter,  et  il 
faudra  quelqm^  lemps  et  quelques  générations  pour  les  décider  à  taire 
autre  chose.  Peut-être,  quand  le  chemin  de  fer  aura  supprimé  le  porlage, 
se  décideront-ils  à  essayer  autre  chose.  Mais  jusque-là  ils  trouvent  qu'ils 
ont  assez,  pouvant  se  nourrir  une  semaine  ou  mémo  deux  avec  six 
barrettes,  ou  soixante  centimes.  L'intrusion  des  Européens  leur  cause 
bien  certains  nouveaux  besoins,  et  peut-être  se  croiront-ils  forcés  de 
travailler  pour  satisfaire  les  habitudes  contractées,  devenues  des  néces- 
sités. 

Nous  avons  encore  eu  un  nouvel  orage  peu  violent  et  delà  pluie,  cetlc 
nuit.  Je  me  suis  amusé  à  vous  crayonner  provisoirement  et  de  mémoire 
Brazzaville,  pour  vous  en  donner  une  idée  quelconque. 

Les  })rincipales  maisons  sont  construites  en  briques.  Les  autres  sont 
en  torchis;  })resque  tous  les  bâtiments  importants  sont  conslrtiils  sur  le 
même  modèle,  avec  une  véranda.  Seul,  le  palais  épiscopal  a  deux  étages, 
le  rez-de-chaussée  et  le  premier.  Tous  les  autres  sont  de  simples  rez-de- 
chaussée,  un  peu  surélevés.  Les  photographes  ont  un  tas  de  mésaven- 
tures ici,  et  le  jour  est,  en  général,  défavorable  aux  instantanés;  c'est 
pour  cela  que  vous  avez  remarqué  le  peu  de  types  figurant  dans  nos 
envois. 

17  seplonhrc.  —  Je  reçois  à  l'instant  (piatro  lettres  (hî  vous,  entre 
autres  celles  dans  lesquelles  vous  me  parlez  de  Libreville  et  de  ce  qui 
s'y  s'est  passé.  Je  sais  bien  que  j'ai  eu  tort  de  ne  pas  aller  voir  M.  de 
Chavannes.  Maintenant,  quant  à  Fépisode  du  bateau,  du  dîner,  etc., 
c'est  la  première  nouvelle  que  j'en  ai.  J'avais  su  ici  que  iM.  de  (Iba- 
vannes  avait  été  surpris  de  ne  pas  me  voir;  mais  qu'il  m'ait  fait  demander, 
et  que  j'aie  refusé,  cela  eût  passé  toute  vraisemblance.  Il  y  a  eu  un 
malentendu  fâcheux,  c'est  possible:  mais  j'ai  écrit  de  suile  d'ici  pour 
m'excuser  et  lui  dire  que  j'étais  le  premier  à  regretter  ce  qui  s'était 


—  94  — 

passé.  Je  crois  à  [)eii  près  avoir  reclilié  les  affaires,  et,  du  reste,  vous 
])Ouve/.  croire  (pioii  ne  nous  en  a  pas  voulu  à  Brazzaville;  tout  ce  (jue 
j'ai  1)11  Aous  j'acoiili'r  jus([u'iri  r|  la  l'aruii  doiil  nous  avons  été  reçus  par 
TaJuiinistration  française  le  j)rouvenl.  .\r  m'en  expliquerai  aussi  claire- 
ment que  [(ossible  avec  i\I.  Dolisie.  et  connue  M.  de  Cliavannes  est  son 
camarade,  j'cspcre  (pi'il  lui  fera  facilement  conqu'endre  cpu'  mon  inten- 
tion n'a  jamais  été  de  le  blesser,  et  qu'il  y  a  tout  au  plus  étourderie  de 
ma  part.  .le  préfère,  du  reste,  recevoir  le  moins  de  reproches  possible 
de  vous,  [larct'  ([ue  les  courriers  étant  1res  rares,  (piand  on  en  reçoit,  on 
aime  mieux  que  ce  soient  de  bonnes  que  de  mauvaises  paroles  qu'ils  vous 
a[)[)(nlent,  et  surtout  dans  un  pays  comme  celui-ci  où  les  mille  et  un 
retards  (pion  éprouve  dans  leur  réception  nous  jcdtenl  dans  un  étal 
d'énervement  et  de  lièvre  ([ui  malheureusenu'nt  aurait  son  contre-coup 
sur  vous. 

Notre  date  de  dé[)ai't  est  toujours  incertaine,  ce  (pii  ne  laisse  pas  d  être 
agaçant,  car  nous  sounnes  maiulenaut  sur  un  [terpélmd  »  qui-\iM'  ».  id 
on  n'ose  rien  entreprendre,  de  peur  d'a])[irendre  (jue  l'on  [lart  le  lende- 
main ou  le  surlendemain.  Dès  cpu'  la  date  sera  délinilix émeut  livée,  je 
vous  mettrai  un  mot  à  la  posti;  (|ui  partira  quand  il  jjourra,  si  par  hasard 
le  courrier  de  ce  mois-ci  avait  pris  la  poudre  d'escampette,  emportant 


18  ncjilciiibrc.  —  A  l'instant  arrive  ici  la  nouvelle  (pu'  les  soldats  séné- 
galais (pii  Niennent  dt'  la  côte,  [tour  reid'orcer  Ai.  Liotard.  sojd  arrivés. 
Les  bateaux  vont  ètri!  réparés,  etdans  (juatre  ou  cinc]  jours.  ena\;ud  !  Dès 
demain,  je  i)0urrai  probablement  vous  tixer  la  date  de  notre  départ  sur 
les  deux  steamers  de  la  colonie  :  le  Djuitê  et  VOkIhiikiIiI.  A[)rès  celte 
lettre,  vous  ne  recevrez  donc  que  de  Banglii  nm'  nouNcdle  é[)ilre,  c'est- 
à-dire  dans  un  mois  et  demi.  Quant  à  nous,  les  lettres  (pu,'  nous  venons 
de  recevoir  sont  [trobablenuMil  les  demièi-es  d'ici  longtemps,  car  les 
bateaux  mettent  à  [)en  i)rès  trois  fois  plus  de  tenqjs  à  remonter  (pi'à 
descendre,  ce  qui  se  comprend,  étant  donnée  la  violence  du  courant. 

21  ifrpIfDihre.  —   Le  courrier  part:  je  termine  ma  lettre  télégraphique- 


—  93  — 

mont.  Grave  dreision  priso.  Partons  vendredi  ponr  les  Abiras.  Enverrai 
détails. 


Bien  [)orlanl:  tendresses. 


Jacques. 


(Imporlanle  et  confidentielle.}  Brazzaville,  le  21  septembre  1892. 

(Contenue  dans  la  précédente.) 

Ma  ciikre  maman. 

M.  Dolisie,  comme  administratenr  et  en  vertu  de  droits  à  lui  conlrrrs, 
nous  donne  pleins  pouvoirs  dans  1(^  Ilaut-Oubanghi,  et  nous  pourrons 
faire  ïuks  bien.  M.  Pottier  ne  me  quitte  pas;  les  antres...  Vous  recevrez, 
du  reste,  un  procès-verbal  qui  vous  édiliera.  Cette  défection  vient  de  C(î 
que  j'ai  remis  la  direction  mib"taire  de  notre  e\[)é(lilion  —  le  mot  crpédi- 
lion  est  le  vrai  —  à  Julien  (pie  j'estime  et  (pii  méi'itc  celle  dislinclion  de 
ma  part. 

A  un  autre  jour  des  détails,  et  lendresses. 

Jacoies. 

J'écris  dans  la  liévi'e  du  (lé[)art  (ne  croyez  [)as  que  ce  soil  la  liè\re 
paludéenne). 


XV 


UNE  LETTRE  DE  M""  xVUGOUARD 


DISSENSIONS    ET    DEPARTS.    —    UN    ANCIEN    ZOUAVE    PONTIFICAL.    —    ADIEUX. 


8  octobre  1892. 

Nous  partons  demain  malin  à  six  liouros.  Tout  est  oml>all(''.  et  je  ne 
trouve  que  ce  moi'ceau  de  juipier,  car  tout  le  monde  dort  à  la  mission, 
et  en  cherchant  je  réveillerais  la  communauté.  Comme  'y  vous  Fai 
annoncé,  à  la  suite  de  regrettables  incidents,  X...  s'en  va.  Y...  a  cru 
devoir  en  faire  autant,  et  je  ne  me  plains  pas  du  départ  de  ce  dernier, 
qui,  ma  foi,  no  me  plaisait  guère. 

Je  ne  suis  pas  fâché  de  quitter  Brazzaville  et  d'avancer  un  peu  vers 
rinconnu.  M.  Dolisie  vous  enverra  les  deux  procès-verbaux  des  convin- 
sations  de  X...  et  Y...  qui  motivent  leur  départ.  Je  n'y  ajoute  rien  pour 
l'instant,  quitte  à  vous  envoyer  ces  jours-ci  quelques  appréciations. 
Prol)al)lemenl,  la  prochaine  lettre  que  vous  recevrez  sera  datée  de 
Banghi.  Nous  ne  recevrons  plus  de  lettres  de  vous  d'ici  quatre  mois  au 
plus  tôt.  Aussi,  j'espère  que  vous  continuerez  à  vous  bien  porter  d'ici 
là.  et  que  les  nouvelles  que  je  recevrai  seront  excellentes. 

La  santé  est  toujours  dans  le  meilleur  état,  et,  sauf  les  inévitables  accès 
de  fièvre  qu'occasionne  le  moindre  désagrément,  tout  est  pour  le  mieux 
dans  la  meilleure  des  sanlés.  Mes  deux  autres  copains,  Julien  et  Poltier, 
vont  aussi  très  bien,  et  la  navigation  sur  le  Congo  s'annonce  comme 
devant  être  excellente.  1!  n'y  a  pas  de  mal  de  m(M-  à  craindre,  et  nous 
III'  Iroiivt'i'ons  |»as  la  |diiii'  a\;iiil  iiiir  iiiiilaiiii'  de  j(»urs.  Dame!  a[»rès.  il 


—  97  — 

faut  bien  s  attendre  à  la  voir  fréquemment  et  à  se  faire  arroser  régulière- 
ment presque  tous  les  jours.  J'ai  écrit  au  gouverneur  (M.  de  Cliavannes) 
à  Libreville  pour  m'excuser;  loul  est  donc  en  régie  de  ce  cùLé,  et  vous 
Itouvez  dormir  IraïKpiilIc. 

Nous  partons,  (•nicicllcnicnt  appu\rs  par  la  colonie,  et  allons  passer 
le  [dus  de  traités  possible  au  nom  de  la  b'rance.  Xous  \errons  jns(pi'on 
cela  nous  mènera.  Kn  attendant,  vous  pouvez  vous  ivassurer,  Julien 
mecbargede  vous  le  dire;  nous  serons  très  prudents,  et  je  ménagerai  le 
bis  à  maman,  m'  tenant  [las  du  loid  à  servii'  de  bifleck  e|  de  roaisbeef 
à  MM.  les  antliropo[)bages. 

Demain,  a\anlde  parti)-,  nous  assisterons  à  la  nu'sse  de  Mgr  Augonard, 
et  recevrons,  j'es[)ère,  sa  bénédiction,  ce  (pii  ur  pouri-a  ([iw  nous  faire 
du  bien  et  sanctitier  un  peu  notre  œuvre.  J'ai  dit  à  lévéque  que  vous 
eussiez  été  très  contente  qu'un  missionnaire  nous  acconq)agnât,  pour 
semer  les  premiers  vestiges  de  la  civilisation  cbrétienne.  Il  m'a  répondu 
qu'il  aurait  été  ravi  d'aller  avec  nous  dans  le  Haut-Oubangbi,  jusqu'aux 
Abiras,  mais  que,  pour  l'instant,  il  y  avait  trop  à  faire,  et  lui  personnelle- 
ment était  trop  occupé  pour  pouvoir  y  aller  ;  que,  sans  cela,  il  se  serait 
fait  un  vrai  plaisir  de  nous  accompagner.  S'il  venait  en  France  et  à 
Paris,  pendant  mon  absence,  je  serais  très  beureux  que  vous  le  vissiez, 
mais  je  ne  crois  pas  qu'il  vienn(\  M.  Dolisie,  au  contraire,  y  sera  proba- 
])lement  dans  six  mois.  Il  ira  vous  voir  certainement;  en  tout  cas, 
invitez-le.  C'est  un  homme  très  sérieux,  très  poli  et  extrêmement  bien 

élevé. 

Jacques. 


Lettre  de  Mgr  Augonard  contenant  la préeédente. 


VICARIAT    APOSTOLIQUE 

DE  l'oubanghi  (HAUT-coNcio  FiiANÇAis).  BrazzavilIc,  le  0  oclohre  1892. 


Madame  la  Ducuesse, 

C'est  avec  le  plus  grand  plaisir  ([ue  je  viens  m'acquilter  d'une  com- 
mission de  la  part  de  votre  cber  Jacfjues,  qui,  presque  au  départ  de 


—  98  — 

Bia/.za\ill('.  a  loucoulrr  le  Ij'hh  XllI.  [x'iil  NapL'iii'  de  la  uiissioii.  el  lui  a 
conlié  la  Icllrc  ci-joiiilf. 

Pendant  sv[\[  semaines,  j'ai  en  le  |tlaisii-  de  dunnef  l'Iiosidlalilé  à 
M.  Jacqnes,  ainsi  qu'à  MAI.  Jidicn  el  l'ollier,  et  je  ne  vous  sur[)rendrai 
|tas  en  vous  disant  (|ue  je  n'ai  eu  ([u'à  lue  louer  de  l'amabilité  et  de 
1  urljanilé  de  tous  ces  messunii'S. 

La  famine  que  nous  suhissous  de[»uis  de  longs  nu»is  n'a  |»as  [lermis  ù 
notre  Père  éc(un)m('  d(^  traiter  ces  messieurs  a\ec  tout  le  luxe  des 
('dianq)s-Klysées,  mais  du  moins  l  hospitalité  était  sincère  et  corcliale. 
Aux  bons  jours,  des  morceaux  d'éb'qdiant  ou  d'Iiippopotame  formaient 
les  «  pièces  de  résistance  »,  et  je  dois  tlire  que  M.  Jacques  était  toujours 
le  [iremier  à  s'accommoder  gaiement  de  ces  mets  exotiques. 

Le  samedi  24  seidembre,  fête  de  Notre-Dame  de  la  Merci,  nos  trois 
botes  se  levèrent  à  ciu(j  bcui'es  du  matiu  pour  assistera  ma  nnvsse,  qui 
fut  dite  poiu"  le  succès  du  Aoyage  et  Ibeureux  retour  des  voyageurs. 
A[)rès  le  déjeuner,  nous  descendînuis  tous  au  port  de  Brazzaville,  où 
tout  le  personnel  de  l'expédition  était  déjà  entassé  sur  le  Djoué  t^iVOnr- 
baïKjki,  deux  canonnières  du  gouvernement,  mises  gracieusement  à  la 
disposition  de  M.  le  duc  par  M.  Dolisie.  Bientôt  les  sifflets  des  deux 
bateaux  retentirent  joyeusement,  et  toute  l'expédition  prit  la  route  du 
haut  fleuve,  emportant  les  souhaits  les  plus  sympathiques  de  tous  les 
Français  présents  à  Brazzaville.  M.  Jacques  vous  aura  sans  doute 
annoncé  le  dé[)art  de  ALM.  X...  et  \ ...  (pii  sont  eiu-ore  sur  la  rive  belge, 
ne  sachant  trop  que  faire.  M.  Julien  est  un  nt»ble  cœur  (pii  saura 
suppléer  à  tout  el  ({ui  veillera  fratei-nellemenl  sur  votre  cher  lils.  Que 
pieu  les  conduise  et  les  ramène  tous  sains  el  saufs  près  de  vous,  après 
avoir  planté  le  drapeau  de  la  h'rance  an  milieu  de  nou\  elles  contrées. 

Pendant  son  séjour  à  Brazza\ille,  M.  le  duc,  ^isilanl  un  jour  notre 
cathédrale  en  conslruction.  \onhit  bien  nu'  [n'omettre  deux  \itraux  de 
saint  Jacques  et  de  sainte  Aniu'.  I  un  en  vcilre  iu)m  el  I  autre  en  son  nom 
propre.  Je  saisis  la  |)résente  occasion  pour  ^ous  remeri'ier  de  votre 
oilVe  généreuse,  (pii.  pendant  de  longues  années,  redira  à  nos  pan\res 
noirs  \(dre  nom  et  \(dre  cliarile.  ,j'ose  espérer  t\\\i'  nous  aurez  bii'il 
voulu  donner  à  nu)n  correspondant  à  Paris  (.)L  Couza,  .'iO,  rue  Meslay) 


—  99  — 

vos  armes  ot  les  insci'i[>tions  qui' je  désirais  voir  iignr(M'  sur  ces  vilniiix. 

Si,  dans  le  cours  de  son  expédition,  ou  à  son  retour,  M.  Jacques  avait 
besoin  de  quelque  chose,  vous  pouvez  être  assurée,  Madame  la  Duchesse, 
qu'il  trouvera  à  Brazzaville  des  comrs  d'amis  qui  lui  rendront  bien 
volontiers  tous  les  services  en  leur  pouvoir. 

En  qualité  d'ancien  volontaire  de  l'Ouest,  pourrais-ji^  vous  prier  de 
présenter  mes  respectueux  comphments  à  M.  le  duc  de  Luynes,  en  lui 
faisant  connaître  que  le  général  de  Charette  m'a  promis  un  anirl  avec  le 
concours  de  tous  nos  anciens  compagnons  d'armes? 

Daignez  agréer,  Madame  la  Duchesse,  l'expression  du  |»bis  profond 
respect  de  votre  très  humble  serviteur  en  N.  S. 

-f-  Prosper  Augouard, 

Evèiiiio  lie  Sinila,  \ieairo  apostolique  du  Haut-Congo  français. 


XVI 


SUR  LE  CONGO 

DÉPART    DE    BRAZZAVILLE.    —    NOS    DEUX    VAPEURS.    —    LE    POOL.    VIE    A    BORD. 

LE    RIZ.    —    UN    LÉZARD.    MISSIONNAIRES    PROTESTANTS.    —    LE    FARD    DES 

NÉGRESSES.    —    CHASSES.    —    PROVISIONS.    TORNADES.    LES    MOUSTIQUES. 

UN    CERF.    —    DU    BOIS.     —     VILLAGES     NOIRS.     —     LES     CONGOLAIS.     LES 

ILES   DU   CONGO.     —   UN   CONCERT.    —    LA   MISSION   DE   LIRRANGA.    —    EN   AVANT. 


A  bord  du  vapeur  français  l'Ouhaiiglti,  sur  le  Congo  et  l'Oubanghi, 
du  24  septembre  au  12  octobre  1892. 


De  Brazzaville  à  Banf/hi. 


M 


A  CHKIIE  MAMAN, 


Nous  sommes  partis  de  Brazzaville  le  24  septembre  (samedi).  Le 

24  au  maliu.  nous  nous  sommes  levrs  à  cinij  lieui'es  et  nous  avons 
entendu  la  messe.  Monseif;n('nr  nous  a  fail  serAir  un  hou  })elit  déjeuner, 
|)()iir  nons  rrconforler  a\aiil,  le  drparl,.  Il  nous  a  ensuite  accompagnés 
jusqu'au  [lort  (»m  les  dnix  hateauv  de  la  ((donic.  Vihiliaunhi  ciAo  Djoné, 
nous  atleudaieiiL  Ils  éhiicul  sous  pression  (d  ponssaicnl  depuis  quelque 
lemps  des  sifMemenIs  d'iniiialience.  Aussi,  à  peine  a\ons-nous  eu  le 
lemus  de  serrei-  la  main  à  Al.  Dolisie.  ipii.  je  ne  sais  si  je  vous  l'ai  dit, 
nous  a  donné,  en  \erln  (\{'s  |»on^oil■s  (|iii  Ini  sonl  conférés,  le  droil  de 
passer  des  liailés  el  d(>  faire  |ias  mal  dacles  uliles  dans  le  Ilaul- 
Oubaiiglii.  vers  leqiiid  nons  voguons  anjcnird'lini.  A  sept  heures  quinze, 
les  deux  haleanx  soilaienl  dn  pml  r\  nous  qniUions  Hrazzaville.  en 
sahianl  la  foule  iioinhrense  (pii  axail  \oiihi  assislei- à  indre  ilépai-|.  Nous 


^v-/.- 


il 


—   101   — 

étions  tous  los  trois  sur  YOiibanfihi.  .luli(Mi.  Pollicr  cl  ui(»i.  ;i\t'c  [irosquc 
tous  les  hommes  de  troupe.  Les  aulros  (uh(^  di/iiinc  (Mi\irou)  sont  sur  le 
Djoné.  Nous  aA^ons  à  bord  avec  nous  un  uu'canicicii  cl  Al.  Tli admi- 
nistrateur de  qualricme  classe  des  colonies.  (|ui  (li'|triul  dr  Ui'a/./.avillc 
mènu>  et  qui  doit  aller  régler  certaim^s  (|uestioiis  à  Han<;ln  et  sur  le 
Congo. 

Sur  l'autre  bateau,  en  didiors  de  nos  dix  liouiuics  cl  d'une  Ircnlaine 
do  miliciens  sénégalais,  ai)[>arlcuanl  au  Congo  français,  sont  cinq  Euro- 
péens, dont  un  capitaine,  un  uu''canicien  et  trois  agenls  qui  doivent 
remonter  dans  le  Haut.  La  Duchesse  Anne,  avec  une  dizaine  de  soldats 
(pi'elle  porte,  est  renior(piéc  par  XOubatKjhi. 

Les  deux  bateaux  ipii  nous  rcnu)nlcnl  et  conlicuucnt  une  [)arlie  de 
nos  charges  méritent  une  descri[»lion.  Us  sont  couslruits  sur  le  même 
modèle.  Le  pont  est  surélevé  avec  le  chargement  d'environ  cinquante 
centimètres  au-dessus  du  niveau  de  l'eau.  Le  bateau  cale  environ  un 
mètre  à  un  mètre  dix.  Sur  ce  pont,  ])resque  tout  l'avant  est  occupé  par 
les  machines  et  chaulï'eries.  L'arrière  contient  une  calune  à  deux  places. 
Par  conséquent,  le  pont  où  Ton  j)eut  circuler  consiste  pres(pie  unique- 
ment en  une  passerelle  d'un  mètre  de  large  qui  euloure  toutes  les 
dépendances.  Tout  à  fait  à  l'arrière,  est  ménagée  uiu'  petite  place  où 
se  trouve  la  table  sur  kupiellc  on  déjeune,  dîne,  lit  et  écrit.  C'est  là  que 
nous  nous  tenons  généralement  durant  la  marche.  Au-dessus  <U\.  [tout, 
un  toit  en  t(Me  sup[iorte  uu  petit  ;dtri  pour  le  timonier.  C'est  sur  celte 
l)late-forme  (pu^  sont  jiicliés  les  bouiuies  el  une  piulie  de  ceux  (jui.  le 
soir,  fout  ilu  bois.  C;ii-  ces  Iransporis  sont  cbaidl'es  au  l)ois:  mais  je  \ous 
expli([nerai  cela  lout  à  l'iieiue. 

Api'ès  noire  dépari  de  r>ra/./,a\  ille.  assez  éniolionnaid.  je  dois  l"a\ouer, 
nous  avons  renu»ule  le  Pool  du  côte  français:  malgré  cerlaiiis  petits 
bancs  de  sable  avec  Icsipnds  iu)us  aAons  eu  (pu'hpics  |iriscs  de  bec...  ou 
plnléd  de  proue,  tout  s'est  bien  passé.  Lue  grande  ilc  csl  située  au 
milieu  du  Pool,  tni  peu  plus  rapprocliée  cciieiidaul  du  côlé  bançais, 
et  (die  domie  un  double  accès  aux  bab'aux.  (pii  |tassciit  iudilléremment 
par  Tun  ou  l'autre  bras  |huii'  remoidcr  le  (leuve.  Le  soir.  n(Uis  avons 
stojjpé  el  coucbé  au  banc  du  docteur  lîalla}.  à  la  soi-|ie  (\\\  Pool. 


—  102  — 

Je  vais  vous  donner  exactement  la  composition  et  les  occupations  de 
la  journée  à  bord  de  VOiibanfihi.  Le  matin  à  cinq  heures,  réveil;  on 
embarque  ;  départ  entre  sept  et  huit  heures,  suivant  la  quantité  de  bois 
préparée  ou  celle  qui  reste  à  faire.  Une  fois  en  route,  on  regarde  atten- 
tivement le  paysage  qui  se  déroule  sous  les  yeux,  qui  s'etïace  peu  à  peu 
derrière  soi  pour  faire  place  à  un  autre,  comme  en  une  scène  où  les 
changements  de  décors  s'opèrent  à  vue.  Vers  onze  heures,  on  déjeune; 
ensuite  on  lit,  on  écrit  ou  l'on  joue  au  jacquet.  Puis,  vers  deux  heures, 
la  machine  se  ralentit  peu  à  peu  faute  d'aliment.  On  arrête  près  de  terre, 
quelquefois  bord  à  bord,  et  nous  débarquons.  Les  hommes  de  troupe 
dressent  les  tentes,  et,  pendant  ce  temps,  l'équipage  du  bord,  formé  de 
noirs,  se  disperse  en  tous  sens  pour  scier  des  arbres,  fendre  des  bûches, 
et  emploie  presque  toute  la  nuit  à  faire  du  bois  pour  le  lendemain  matin. 
A  sept  heures,  nous  dînons  à  bord  et  chacun  va  se  coucher,  pour  recom- 
mencer le  jour  suivant.  Maintenant  que  vous  avez  saisi  la  marche 
générale,  je  vais  me  contenter  d'inscrire  au  jour  le  jour  les  faits  saillants 
et  de  rédiger  une  sorte  de  journal  de  bord. 

24  septembre.  —  Départ  de  Brazzaville  à  7  heures  15.  Arrivée  au  banc 
du  docteur  Ballay  à  4  heures  45.  Le  Djoué  campe  au  même  endroit  que 


25  septembre.  —  Départ  du  banc  du  docteur  Ballay  à  8  heures  45. 
Arrivée  au  campement  {Pointe  dn  palmier  sec)  à  deux  heures;  le  Djoué 
a  pris  Favance  et  campe  plus  haut  que  nous.  Je  suis  allé  à  la  chasse  avec 
Pottier;  nous  avons  aperçu  un  \illage  en  formation  et  de  nombreuses 
traces  d'éléphants.  Je  vois  plusieurs  singes,  mais  ne  puis  en  tirer  un 
seul.  En  fait  de  gibier,  nous  ne  rapportons  que  deux  poules,  offertes  par 
les  indigènes,  (-e  sont  encore  des  Batékés  qui  se  montrent  très  aimables 
pour  nous  et  sont  stupéfiés  par  le  tic  tac  d'une  montre  qu'ils  viciuicnt 
tous,  comme  de  grands  enfants,  écouter  à  tour  de  rôle. 

20  septetiibre.  —  Partis  \\  se|»t  beiires.  Heiicoutré  deux  biitenux  descen- 
dants.   Le  Djoué  prend   sur  nous  nue   gi';uide  ;i\ance.   Ai'ri\ée   à   {\i'\\\ 


,K.S     NOIIiS     UliUAUljUEN'T     l'OUlî     FAlltE     L  K     HUIS     MOCESS  A  I  l!  I 


—  JU3  — 

heures  au  cainpeuieiil.  eu\iiuit  à  mie  lieiiic  au-dessus  de  la  lli\ièi"e  uoire 
(sur  le  cùlr  franeais). 

27  seplcnihre.  —  Parlisà  (i  heures  45.  A|uvsa\oir  fcucuiili-r  une  i-i\  iri'e 
([u'uu  api>elle  la  «  Rivière  bleue  ».  cl  doiil  les  eaux  sonl  \erl  clair,  uoiis 
nous  arrèluiis  sur  la  rive  fraucaisc.  uu  [»cu  a\aul  deux  heures.  J'ai 
voulu  aller  chasser:  uiais  celait  uu  Ici  fouillis  darhres  (d  de  lianes 
eulrelacées  que  j'y  ai  renoncé,  après  avoir  mis  mes  vêtements  presque 
en  compote.  Le  Djonê  nous  précède  toujours  de  quelques  heures,  et  nous 
ne  l'apercevons  prescjue  jamais. 

Le  28,  réveil  à  cinq  heures,  départ  à  6  heures  40,  car  il  faut  un 
certain  temps  pour  plier  et  rouler  nos  tentes,  embar(|uer  le  bois  qui  a 
été  coupé  la  veille,  ai»pareillcr  et  se  mettre  en  roule.  11  y  a  des  endroits 
où  le  Congo  forme  des  coudes  très  brusques,  et  alors  le  courant  devient 
d'une  violence  inouïe,  si  bien  qu'a  certains  moments  le  bateau  semble 
rester  sur  place,  tellement  sa  marche  est  lente  et  pénible.  Le  courant  du 
fleuve  est  d'ailleurs  très  violent  partout,  si  ce  n'est  sur  les  rives  où  il  se 
ralentit;  mais  au  passage  des  coudes  il  lance  sur  la  terre  do  véritables 
petites  Aagues.  Par  moments  même  nous  dansons  comme  sur  l'Océan. 
La  Dnchcsse  Anne,  qui  suit  à  la  remorque  avec  une  dizaine  de  tirailleurs, 
reçoit  les  Ilots  de  tous  les  côtés  et  zigzague  d'une  façon  effrayante, 
quand  le  courant  se  met  de  la  partie. 

Nous  passons  aujourd'hui  devant  N'Gantchou,  village  assez  important 
près  duquel  se  trouvait  autrefois  un  poste  français  qui  servait  à  commu- 
niquer avec  le  célèbre  Makoko.  Ce  pauvre  Makoko  !  Il  ne  conqirend  pas 
bien  pourquoi  on  ne  lui  envoie  plus  d'étoffes  comme  jadis,  quand  on 
avait  besoin  de  lui.  Ce  ianieux  chef  est  une  espèce  de  vieux  singe, 
féticheur,  qui  avait  pris  beaucoup  d'iidluence,  grâce  à  sa  femme, 
que  Mgr  Augouard  appelle  irrévérencieusement  «  Makokotte  ».  Celle-ci 
lui  persuadait  de  laisser  se  battre  les  chefs  trop  inffuents  de  l'endroit,  et 
elle  appliquait  si  bien  le  précepte  :  «  Di>iser  pour  régner  »,  que  Makoko 
devint  le  chef  d'une  grande  partie  de  la  hibu  des  Batékés  dont  je  vous 
ai  entretenue.  Makoko  est  très  imbu  du  [uestige  de  son  autorité,  et  il  a 
une  coutume  bizarre  et  singulièrement  gênante  :  c'est  de  marcher  sur  la 


104 


pointe  des  pieds,  car  la  plante  de  ses  extrémités  inférieures  ne  doit  pas, 

d'après  sa  religion,  fouler  le  sol. 

Un  peu  après  N"Gantcliou,  nous  traversons  le  Congo  et  nous  nous 

trouvons,  veis  2  heures  15,  à  court  de  bois.  Aussi  sommes-nous  obligés 

de  nous  arrêter  à  (piclipics  Uilomèlres  (deux  on  trois)  de  rendjoncbure 

du  Kassaï.  sur  la  rive  de  l'Ktat  indé[)endant  du  Congo.  Nous  trouvons 

là  plusieurs  villages  dont  les  chefs 
viennent  nous  vendre  des  [laiiis  de 
manioc,  des  chèvres  et  des  poulets. 
Ce  sont  encore  des  Batékés  avec  des 
coiffures  plus  ou  moins  extraordi- 
naires, .l'en  ai  remarqué  un  dont  la 
tête  était  rasée,  excepté  aux  envi- 
rons de  la  ligne  médiane,  où  ses  che- 
veux formaient  une  touffe  seml)lable 
en  tous  points  à  un  casque  de  pom- 
pier de  la  Restauration.  Ce  jour-là, 
pour  la  première  fois  depuis  le  dé- 
part de  Brazzaville,  le  fond  de  notre 
nourriture  n'est  pas  du  riz,  et  nous 
mangeons  de  la  viande  fraîche.  Eh 
bien!  je  commence  à  être  tellement 
habitué  au  riz,  que  les  jours  où  il 
n"y  en  a  pas,  aux  deux  repas,  je  fais 
presque  une  tête.  J'espère  qu'à  mon 
retour  ce  goût  exagéré  du  riz  m'aura 

passé,  car  je  ne  crois  pas  que  vous  tiendriez  beaucoup  à  avoir  sur  la 

table  deux  beaux  plats  de  riz  matin  et  soir. 


COIFFURES    DE    CHEFS    BAÏEKÉS. 


29  septembre.  —  C'est  encore  à  peu  près  vers  la  môme  heure  que  nous 
levons  l'ancre,  aujourd'hui,  et  que  nous  reprenons  le  cours  de  notre 
navigation  congolaise.  Seulement,  nous  suiAoïis  la  rixe  belge,  au  lieu  de 
la  rive  française.  A  iiciiic  sommes-nous  [lartis  cpie  je  remarque  très  bien 
que  les  eaiix  (Ui  Congo  sont  beaucoup  plus  jaunes  qu'elles  ne  l'étaient 


—  105  — 

jusque-là.  Cola  iioni  à  co  que  nous  a|)i)roclions  du  Kiissjiï,  le  iiicmicr  ou 
le  dernier  (au  choix)  dos  j^rauds  affluonls  du  Congo.  En  on'ot,  nous 
passons,  cinq  minutes  après,  devant  une  factorerie  belge  située  sur  la 
rive  gauche  du  Kassaï,  et  nous  apercevons  la  rivière,  qui  mesure  à  son 
confluent  cinq  cents  mètres  do  large.  ImmédialonuMit  ajtrès,  les  eaux  du 
Congo  reprennent  leur  jolie  conlovn-  [)issal  de  vache.  Excusez  cette 
expression,  mais  c'est  la  >raio  loiute  dos  eaux  congolaises,  a  nos  sous 
une  certain(;  épaisseur.  Dans  nn  verre,  elles  prennent  ra|»[)ai'oncc  de 
thé  assez  fort. 

De  l'autre  côté  du  Kassaï  se  trouve  Borglie  Sainte-Marie,  mission  que 
les  Pères  belges  ont  fondée  autrefois.  Mgr  Augouard,  entre  aulres,  et  les 
Pères  français  y  avaient  leur  résidence.  Mais  depuis,  l'Etat  indépendant  a 
fait  de  telle  sorte  quïls  ont  été  remplacés  par  des  Belges.  Nous  saluons 
leur  drapeau  en  passant,  mais  nous  ne  nous  y  arrêtons  pas.  Nous  aper- 
cevons quelques  villages.  Vers  onze  heures,  le  bois  manque,  et,  nous 
trouvant  alors  plus  près  de  la  rive  française,  nous  y  accostons,  ramas- 
sons rapidement  des  bûches,  et  en  route  vers  une  heure  et  demie. 
Quelques  minutes  après,  passage  en  vue  d'une  autre  grande  rivière  :  la 
Lelini:  mais  celle-ci  est  française,  et  nous  ne  l'apercevons  que  de  loin, 
étant  le  long  de  la  rive  belge,  à  un  endroit  où  le  Congo  a  bien  trois  ou 
quatre  kilomètres  de  largeur.  Nous  stoppons  vers  quatre  heures  et  demii^ 

En  arrivant  au  campement,  ou  plutôt  en  débroussant,  les  hommes 
découvrent  une  sorte  de  gros  lézard  ayant  environ  un  mètre  de  longueur. 
Vous  jugez  quelle  émotion  parmi  nous.  On  avait  d'abord  cru  que  c'était 
un  crocodile.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'après  l'avoir  assommé 
à  coups  do  bâton  ot  lui  avoir  coiqié  la  langue  (i-otio  dcniièrc  l'oiiiialili' 
remplie  par  les  indigènes  qui  la  croient  nécessaire),  on  \r  mit  dans  un 
coin,  attendant  que  le  camp  fût  dressé  etqu'on  put  le  a  idor.  Toiil  à  ron|t. 
l'animal  se  réveille,  et  le  voilà  roparli,  au  milieu  des  acclanialious  et  do 
l'ahurissement  général.  Heureusement  qu'un  coup  de  sabre  sur  la  tôle 
le  réduit  à  l'étal  de  cadavre,  et  aussitôt  après  on  retire  toute  sa  viande, 
pour  ne  gai'der  que  la  peau,  qui  est  fort  jolie.  Les  indigènes,  ou  plnhil 
les  noirs  du  bord.  «  s'y  en  sont  régalés  ». 

Le  30  se])tembre.  nous  étions  prèls  At^  moilliMiro  beure  ([uo  les  aulios 


—  iO(i  — 

jours:  mais  le  bateau  s(?  trouvait  uu  p(Mi  ensablé,  et  le  temps  employé  à 
le  remettre  à  flot  ne  nous  a  permis  de  partir  que  vers  sept  heures.  La 
navigation  s'est  poursuivie  sans  encombre  jusqu'à  dix  heures  et  quelques 
minutes,  où  nous  sommes  passés  en  vue  de  la  mission  protestante  de 
Tchoumbiri.  Cette  mission  étant  entourée  de  villages,  l'administrateur 
et  le  capitaine  ont  décidé  de  stopper  là.  pour  avoir  des  vivres  et  du  bois. 
Nous  y  avons  donc  dressé  le  camp. 

Les  missionnaires  protestants  du  Congo  sont  assez  nombreux;,  mais 
font  peu  de  prosélytisme.  Ils  ne  se  foulent  rien,  comme  on  dit.  Les  uns 
appartiennent  à  une  secte  dissidente  américaine,  the  American  baptist 
rhurch.  et  d'autres  font  partie  d'une  secte  anglaise.  Ceux  de  Tchoumbiri 
appartiennent  à  la  première.  Le  Révérend  anglais,  bien  qu'attaché  à  la 
mission  américaine,  était  sur  le  bord  à  notre  arrivée,  et,  comme  seul  à 
bord  je  pouvais  parler  ou  baragouiner  l'anglais,  je  lui  demandai  quelques 
renseignements.  Il  voulait  m'inviter  à  déjeuner;  mais,  me  méfiant  de  sa 
cuisine,  je  préférai  prendre  mon  repas  à  bord,  lui  promettant  d'aller 
ensuite  visiter  sa  demeure  et  prendre  une  cup  of  tca.  Je  me  rendis  donc, 
après  déjeuner,  chez  l'honorable  clergyman  et  fus  reçu  par  lui,  sa 
femme  et  un  de  ses  bambins  âgé  de  neuf  mois. 

La  maison  qu'il  habite  est  assez  gentille.  EHe  est  construite  en  bois 
du  pays  et,  par  conséquent,  tout  en  planches  fabriquées  par  les  indi- 
gènes, sous  la  direction  du  missionnaire.  Elle  comprend  une  salle  à 
manger,  un  salon,  une  grande  chambre  à  coucher  et  une  salle  de  bain 
ou  cabinet  de  toilette.  Elle  est  surélevée  d'un  mètre  à  un  mètre  vingt 
au-dessus  du  sol  et  recouverte  en  tuiles  de  zinc  et  en  chaume.  Une  autre 
maison  identique  s'élève  à  quelques  mètres  de  là  et  sert  de  résidence  à 
Lautre  missionnaire,  qui.  pour  l'instant,  est  et  sera  absent  pendant  douze 
mois. 

Les  missionnaires  protestants  s'occupent  un  peu  de  botanique  et 
d'horticulture,  beaucoup  de  politique,  mais  presque  pas  des  noirs.  Leur 
ministère  se  borne  à  aller  faire  de  temps  en  temps  des  conférences  dans 
les  \illages.  el  ils  soni  Ions  nieml)res  de  sociétés  de  tempérance.  Quant 
aux  petits  noirs,  ils  ne  s'en  préoccupent,  pour  ainsi  dire,  nullement. 
Je  dois  toutefois  ajouter,  à  leur  louange,  que  la  cup  of  tea  offerte  par 


—  107  — 

}>\.  le  ini.ssioiiiiaiic  et  misdess  la  uiissioiiiiairrssc  dail  cxecllciilc.  arcuiii- 
pa^iire  ([u'cllc  riail  de  pclils  pimii-cakes  cl  de  coulilurcs  drllciriises. 
Aussi  ui-je  usé  de  leur  liospilalilé  écossaise  et  surtout  de  leur  llicirre  de 
faeon  ù  leiu'  faire  honueui'.  J'aNais  oublié  de  nous  dire  que  riin  el  laulre 
de  aies  liùtes  étaient  natifs  de  l'Ecosse.  A[»rès  ce  lé^cr  lundi,  absorbe 
a\ec  plaisir,  j'ai  laissé  le  missionnaire  et  son  épouse  [loiu' aller  faire  un 
tour  dans  les  villages  \oisins. 

Tclioundjii-i,  ou  mieux  ÎNtcliumbiii.  est  une  étendue  de  terrain  de 
plusieurs  kilomètres  de  long  et  de  peu  de  profondeur,  s'étendant  sur  la 
rive  gauche  du  Congo,  et  dont  la  mission  protestante  occupe  à  peu  près 
le  centre.  Elle  est  habitée  par  lesBayanzis.  peuplades  plus  industrieuses 
et  surtout  plus  travailleuses  que  leurs  voisins,  les  Batékés.  A  notre 
arrivée  dans  les  villages,  les  noirs  ne  se  sauvent  nullement  et  continuent 
leurs  petits  tra>aux.  Comme  pres([ue  partout  dans  ces  pays,  ce  sont  les 
femmes  qui  font  à  peu  près  tout,  les  hommes  étant  guerriers,  pour  la 
plupart.  Nous  voyons  des  femmes  en  train  de  moudre  de  la  farine  de 
manioc  dans  des  sortes  de  petites  auges  qu'elles  placent  sur  des  piliers 
en  bois.  Elles  la  font  ensuite  cuire  dans  des  marmites  fermées,  après 
l'avoir  préalablement  enveloppée  dans  des  feuilles  de  bananier  et  l'avoir 
divisée  en  petits  [taquets  d'environ  huit  à  neuf  cents  granmies.  Elles  se 
dépèchent  le  plus  qu'elles  peuvent,  car  elles  viendront  nous  les  vendre 
tout  à  l'heure,  au  prix  d'une  barrette,  environ  dix  centimes  chacun.  Les 
hommes  nous  vendent  aussi  quelques  poules;  mais  le  Djoué,  qui  est 
parti  une  heure  avant  notre  arrivée  à  N'tchumbiri,  a  opéré  une  rafle 
pour  ses  provisions  et  ne  nous  a  presque  rien  laissé.  Nous  avons  aperçu 
aussi  une  fennne  en  ti'ain  de  faire  du  rouge.  })our  s'en  barbouiller  le 
corps  et  se  faire  des  fioritures  sur  la  ligure.  Vous  voyez  qu'il  n'y  a  pas 
qu'en  Europe  on  les  femmes  se  mettent  du  rouge.  Elle  })ilait,  j)ilait,  sur 
nue  pierre,  du  rouge  extrait  d'une  certaine  plante,  le  mêlait  avec  du 
sable  lin  et  de  l'huile  de  palme  ou  de  beau.  C'était  une  parfumeuse!... 

Dans  les  villages,  nous  avons  vu  aussi  (pu:d([ues  sièges  indigènes,  mais 
il  paraît  qu  ils  ne  sont  [las  de  fabrication  locale,  el  que  nous  Irouxeroiis 
des  marchands  de  nu'ubles  [tlus  haut.  Pottier  lui-même  a  vu  dans  sa 
tom-née  un  vieux  féticheur;  comme  c'était  assez  curieux,  je  vous  copie 


siiii|)loiii('iil  la  elesciipliuii  (ju'il  m'a  l'aile,  n'ajant  [lu  jouir  iiiui-inOiiiu  du 
spectacle  qu'il  a  eu  sous  les  yeux.  A'oici  couimcut  il  s'exprime  : 

«  Au  loin,  j'aperçois  le  N'ganga,  féticheur  et  médecin  de  la  contrée. 
Il  se  trouvait  sous  une  véranda,  occupé  à  confectionner  un  piège  pour 
les  rongeurs  qui  aJiondent  dans  celte  contrée  et  dont  les  indigènes  sont 
très  friands.  C/esl  une  large  manne  à  mailles  espacées  de  quatre  centi- 
mètres euAiron,  ayant  un  mètre  do  diamètre  à  sa  partie  la  plus  large  et 
se  terminant  \n\r  une  ouverture  à  tube  intérieur,  ressemblant  un  peu  à 
nos  nasses  à  poisson.  Autour  de  cet  homme  étaient  jetés  pêle-mêle,  ou 
rangés,  tous  les  accessoires  nécessaires  à  ses  diverses  occupations,  tels 
que  flèches,  hochets  de  danse,  chapeaux  à  plumes  de  coq,  petites 
gourdes  dont  je  n'ai  pu  connaître  le  contenu.  Cet  homme  étrange,  à  la 
barbe  grisonnante  et  teintée  de  rouge  ponceau,  le  corps  peinturluré  en 
entier  avec  la  même  couleur,  me  reçut  très  cordialement,  ce  qui  se 
traduit  par  le  mot  d'amitié  )it'bo(é  (bonjour).  Sur  un  ton  de  rapsodie,  il 
me  chanta  une  chanson  dont  les  mouridelés  (blancs)  étaient  le  sujet;  mais 
sans  interprète  je  ne  pus  la  conqirendre.  Je  lui  adressai  la  parole  pour 
savoir  s'il  }  avait  sonssoa  mingué  (beaucoup  de  poules).  Un  jeune  N'ganga 
ébène  me  répondit  :  Soiissou  té  (pas  de  poules)  ;  mais  le  N'ganga  me  fit 
comprendre  que  les  poules  ne  rentreraient  qu'au  coucher  du  soleil,  et 
qu'alors  on  pourrait  les  prendre  pour  venir  les  vendre  aux  blancs.  » 

Je  vous  ai  écrit  ou  plutôt  recopié  ce  petit  entrefdet  pour  vous  donner 
une  idée  de  la  vie  indigène.  Les  cases  des  trois  villages  que  nous  avons 
visités  ont  presque  toutes  des  vérandas  où  les  indigènes  se  tiennent 
pendant  la  journée  et  se  livrent  à  leurs  occupations  ou  dorment  sur  les 
nattes.  Le  missionnaire  me  disait  que,  lorsqu'il  élail  arrivé,  les  villages 
étaient  beaucoup  plus  peuplés,  mais  qu'une  maladie  terrible,  le  «  sleep- 
sickness  »,  les  avait  décimés,  et  que  les  guerres  continuelles  qu'ils 
s'étaient  faites  y  avaient  aussi  contribué  jtour  une  large  part. 

1"  octobre.  — Nous  quittons  de  bonne  lu'ure  la  mission  de  N'iclniuiiiiri. 
vers  cinq  heures  trois  quarts,  et  nous  liions  sur  le  Congo.  Jusfpi'à  pn- 
sent,  les  rives  en  étaient  montagneuses  et  relati\enieiit  resserrées:  mais 
vers  huit  heures  nous  arrivons  à  une  espèce  de  pool,  beaucoup  plus 


—    10'.)   — 

grand  (lue  le  Slanlrv-Puol,  cl  duiil  la  navigation  est  diflicile,  étant  donné 
qu'il  est  parsemé  d'îles  et  de  bancs  de  sable.  Nous  suivons  la  rive  belge, 
et,  la  largeur  dépassant  trente  à  trente-cinq  kilomètres,  nous  perdons 
Ai  te  de  vue  la  rive  française.  Mais  vers  buit  beures  et  demie  nous  sommes 
obligés  de  stopper,  ne  voulant  pas  nous  lancer  dans  ce  vaste  lac  avec  un 
temps  menaçant.  Le  tonnerre  gronde  à  Fborizon,  et  les  menaces  du  ciel 
font  prévoir  une  tornade  imminente.  Heureusement,  nous  en  sommes 
(piittes  pour  la  peur,  et  nous  nous  reinetluns  en  route  vers  dix  heures. 
Alarcbant  prudenmient  et  à  la  sonde,  nous  iw  nous  écbouons  pas,  et 
nous  nous  arrêtons  dans  une  petite  île  vers  deux  beures  et  demie.  Cette 
ile  était  minuscule,  et  je  crois  que  le  moindre  Robinson  n'aurait  pu  s'en 
contenter,  d'autant  plus  que  les  eaux  du  Congo  commençant  à  monter 
depuis  quelques  jours  (depuis  le  commencement  de  juin),  la  moitié  de 
rUe  se  trouvait  sous  l'eau.  De  là  impossibilité  de  dresser  notre  camp,  et 
force  nous  fut  de  camper  sur  le  bateau. 

Je  voulus  faire  le  tour  de  l'île  et  m'embarquai,  pour  cette  opération, 
sur  la  Duchesse  Anne.  Arrivé  de  l'autre  ccMé,  j'aperçus  une  collection  de 
mouettes  ou  i)luviers.  Je  retourne  aussitôt  prendre  mou  escopette,  et, 
grâce  à  mon  babileté  bien  connue,  je  parviens  à  en  abattre  trois.  Deux 
seulement  sont  ramassées,  la  troisième,  ainsi  qu'un  niagnilique  charo- 
gnard que  j'avais  dégringolé,  s'étant  bêlement  laissé  emporter  par  le 
courant. 

La  nuit  à  l)ord  a  un  peu  manqué  de  cbarmes;  nous  étions,  ou  plutcM 
nous  pouvions  nous  croire  à  l'Opéra.  Les  hippopotames  reniflaient 
l)ruyamment  autour  de  nous,  et  surtout  ces  diables  de  petits  cousins  ou 
moustiques  nous  chantaient  des  petits  duos,  solos  et  chœurs  à  fciir(> 
enrager  des  tempéraments  aussi  musiciens  que  le  mien.  Grâce  un  peu  à 
une  moustiquaire  et  surtout  à  ma  bonne  constitution,  je  pus  dormir 
tant  bien  que  mal,  et  vers  six  heures,  le  2  octobre,  nous  api)areillions  de 
nouveau. 

A  peine  avions-nous  marché  une  demi-heure  au  milieu  d(^  tous  les 
petits  îlots,  qui  sont  innombrables  dans  cet  endroit,  (pie  nous  nous 
mettions  sur  un  banc  de  sal)le.  Le  \ai»eur,  qui  se  trouvait  iirobablement 
très  bien  sur  cette  couche  moefleuse,  refuse  d'en  sortir,  et  ce  n'est  qu  au 


—    110   — 

bout  d'une  heure  eUleniie  d'efroiisà  épuuvanlerle.s  (irecs  et  les  Uomains 
que  nous  parvenons  à  nous  dégager  et  à  reiu-endre  noli-e  loute,  niouien- 
tanément  iiiterrompue. 

Vers  dixlieures,  nous  faisons  lialte  à  un  \illage.  un  [)en  a\anl  lîulubo, 
pour  faire  des  livres  et  du  l)ois.  Je  descends  au  village,  et  les  indigènes, 
([u'avait  d'abord  épouvantés  la  présence  de  tous  nos  soldats  blancs,  nous 
entourent  et  nous  promettent  des  poules,  chèvres,  etc.  Tous  avaient 
à  la  main  des  lances  et  des  sagaies,  mais  sans  intentions  hostiles.  Leur 
village  est  assez  gentil  et  très  proprement  tenu.  Les  habitants  sont 
encore  des  Bayanzis.  Les  cases  sont  bien  construites  et  ferment  avec 
des  portes  à  glissière.  Dans  linlérieur.  on  trouve  des  sortes  de  lits, 
recouverts  de  nattes.  Autour  du  village  s'étendent  de  vastes  champs  de 
manioc,  mais  senn'^s  avec  une  irrégularité  tout  à  fait  nègre.  Je  crois 
qu'il  faudra  du  tem[>s  avant  de  leur  inculquer  les  principes  des  semences 
mécaniques. 

Ils  tiennent  leurs  [)romesses  et  nous  apportent  des  vivres,  dont  le 
prix  diminue  progressivement  à  nu'sure  (jue  nous  montons.  C'est  ainsi 
qu'une  poule  vaut  de  un  franc  à  un  franc  cinquante  centimes;  une 
chèvre,  de  vingt  à  vingt-cinq  francs.  Ils  ont  de  temps  en  temps  peur  des 
blancs,  parce  que  l'Etat  du  Congo  les  traite  assez  mal.  Certains  agents 
enlèvent  leurs  enfants  pour  en  faire  des  domestiques.  Mais  heureuse- 
ment qu'ils  font  une  grande  dilïerence  entre  les  Français  et  les  Belges, 
et  qu'ils  reçoivent  beaucoup  mieux  les  premiers,  tandis  que  les  seconds 
sont  souvent  accueillis  par  des  flèches  ou  des  sagaies,  voire  des  coups 
de  fusil. 

Le  tenjps  connnence  à  être  orageux.  Le  tonnerre  gronde  presque 
toute  la  journée,  et  hier  soir  nous  avons  eu  à  l'horizon  des  éclairs  assez 
éclatants.  Comme  nous  avons  besoin  de  bois,  le  capitaine  mécanicien 
(jui  commande  VOnhdiKjhi  se  décide  à  rester  ici,  pour  y  passer  la  nuil. 
Aussi  pouvons-nous  faire  une  excursion  plus  intéressante  dans  le  village 
qui  s'étend  sur  une  distance  d'environ  cin([  cents  mètres,  et  se  conq)Ose 
de  six  à  sept  aggloméralions  de  cases,  dislanles  les  unes  des  auli'cs  de 
vingt-cin(j  à  ciinpianle  nudres. 

Je  m'occupe  spécialement  d'aller  à  la  recherche  d'ccuis  frais,  qui  sont 


assez  raros  ici,  prosqno  Inus  riant  coiivrs  o|  les  indigrnos  no  mangeant 
pas  les  poulets  dans  l'œuf,  mais  attendant  qu'ils  soient  uu  peu  plus  gros. 
Aussi  faut-il  faire  bien  attention  et  mirer  avec  le  plus  grand  soin  les  œufs 
pour  ne  pas  se  laisser  pincer  et  voir  le  poussin  sortir  do  la  coquille, 
au  moment  où  vous  vous  prépariez  à  le  mettre  à  la  coque.  p]nrm,  je  par- 
viens à  en  récolter  une  douzaine,  et,  le  soir,  nous  avons  pu  manger  une 
excellente  crème  au  café,  grâce  à  une  boîte  de  lait  de  conserve  entamée. 
Les  indigènes  nous  laissent  établir  notre  campement  au  milieu  du  village, 
et  même,  vers  les  cinq  beures  et  demie  du  soir,  plusieurs  viennent  dans 
le  camp  en  disant  :  «  Soussou  kassumba  »  (poules  à  vendre).  On  se  serait 
presque  cru  à  un  marclié  de  village  européen.  Los  denrées  les  plus 
appréciées  en  cet  endroit  sont  les  étoffes  de  couleur  et  à  carreaux.  La 
barrette  de  laiton  de  28  centimètres  passe  aussi,  mais  plus  difficilement. 
Les  indigènes  en  ont  trop,  et  cette  monnaie  de  traite  commence  à  être 
dépréciée.  Cela  se  conçoit  aisément.  Tous  ceux  qui  arrivent  à  une  cer- 
taine aisance  ne  savent  plus  où  caclier  leur  monnaie ,  qui  est  au  moins 
aussi  encombrante  que  celle  des  Spartiates.  Ils  l'enfouissent  dans  leur 
case  sous  la  terre;  mais  au  bout  de  peu  de  temps  ils  préfèrent  l'échan- 
ger contre  des  étoffes,  et  nous  en  voyons  quelques-uns  venir  nous  offrir 
vingt  à  vingt-cinq  barrettes  pour  une  brasse  d'étoffe. 

Le  soir,  le  temps  devint  orageux;  mais  la  tornade  n'éclate  pas,  et  nous 
n'avons  à  soufîrir  que  dos  moustiques,  qui  commencent  à  fredonner  leur 
incommodant  brnr.  dès  le  coucber  du  soleil...  et  nous  ne  tardons  pas  à 
passera  l'état  de  véritables  écumoires.  Toute  la  nuit,  l'éternelle  musique 
se  continue,  et  peu  d'entre  nous  peuvent  dormir.  Quant  à  moi ,  ma 
moustiquaire  se  transforme  en  une  volière  à  musique,  et  le  sommeil  se 
fait  attendre  en  vain.  A  un  moment,  j'ai  une  idée  lumineuse.  Je  saute 
hors  de  mon  lit,  je  bourre  une  pipe,  je  me  recouche  et  remplis  ma  cage 
d'une  fumée  épaisse  ;  mais  je  n'obtiens  qu'un  etfet  bizarre  et  nullement 
tel  que  je  le  désirais...  Je  m'asphyxie  aux  trois  quarts,  me  donne  un 
mal  de  cœur  extraordinaire,  et  les  moustiques,  probablement  pour  se 
payer  ma  tigure,  redoublent  leur  j)rnit.  De  rage,  je  jette  ma  pipe  et, 
chose  extraordinaire,  je  m'endors  paisiblement.  Le  lendemain,  je  me 
suis  réveillé  avec  un  régiment  de  boutons  et  de  piqûres...  petits  désa- 


—  112  — 

gréments  do  la  vie  africaine,  mais  qui.  parail-il,  sont  moins  sensibles 
dans  le  haut  du  fleuve. 


3  octobre.  —  Appareillage  vers  six  heures  et  demie.  Nous  côtoyons 
encore  la  rive  belge.  Nous  passons  devant  la  mission  anglaise  de  Bolobo 
et  devant  le  village  du  même  nom.  C'est  le  plus  grand  de  ceux  que  nous 
avons  vus  jusqu'ici.  C'est  mrme  une  ville  nègre  qui  compte  bien  un 


NOUS    RENCONTRONS     UNE     R  A  N  D  E     D    HIPPOPOTAMES. 


millier  de  cases,  à  peu  près  pareilles,  construiles  on  bambou  et  recou- 
vortos  de  chaume.  Nous  quittons  pou  api'ès  la  ri\i'  ib'  l'Ktat  indé})en- 
danC  pourallorà  travers  los  îles  rejoindre  celle  du  Congo  français:  mais 
la  navigation  n'est  pas  très  facile,  et  plusieurs  fois  nous  manquons 
d'échouer  sur  les  bancs  de  sable.  Le  sondeur  qui  est  à  l'avant  et  qui 
sonde  avec  une  perche  de  3'". 50  environ,  accuse  plusieurs  fois  2", 50, 
2  mètres  et  même  parfois  l^.oO  et  r'.20  do  fond.  Comme  nous  calons 
environ  i"'.t0.  il  osl  des  endroils  où  nous  passons  jusie  el  (pii  nous 
obligent  même  à  faire  (b'uii-lour. 

Au  milieu  dos  îles,  nous  renconlrons  pbisicur'^  fois  des  baiules  do 


—  113  — 

vingt  ou  Ironie  liippopotamos.  quo  nous  saluons  do  coups  do  fusil  ol  do 
carabino:  mais  commo.  la  [)lupart  du  lomps,  ils  sont  à  quatre  ou  cinq 
cents  mètres,  ils  semblent  se  préoccuper  fort  pou  de  noire  artillerie,  ol, 
après  avoir  plongé  quelques  secondes,  ils  réapparaissent  une  dizaine  de 
mètres  plus  loin. 

Vers  deux  heures,  nous  sommes  obligés  de  stopper.  Les  foui-neaux 
do  la  machine  réclament  à  grands  cris  leur  nourriture,  c'est-à-dire  du 
bois.  On  s'arrête  donc  dans  une  petite  îb?  aux  trois  quarts  inondée.  On 
coupe  ra})idoment  quelques  Aieux  troncs  d'arbres  secs,  et  à  trois  houi'os 
et  demie  on  se  remet  en  marche.  Xous  apercevons  la  rive  française, 
à  quinze  cents  mètres  :  mais  nous  en  sommes  séparés  par  une  suite  d'îles, 
de  sorte  qu'à  cinq  heures  et  demie  nous  sofumes  forcés  d'aborder  et 
d'atterrir  dans  une  ile. 

Je  descends  un  des  premiers  à  terre,  et  je  m'aperçois  avec  terreur 
que  l'Ile  est  infestée  de  moustiques  de  toutes  taillos;  en  revenant  au 
bateau,  j'en  étais  littéralement  couvert.  Le  présage  n'était  pas  bon,  et 
nous  ne  devions  pas  nous  attendre  à  passer  une  bonne  nuit.  Dos  le  soir, 
les  bataillons  serrés  de  ces  sales  petits  animaux  ont  commencé  à  nous 
livrer  des  assauts  terribles,  et  pendant  tout  le  repas  on  voyait  tout  le 
monde  en  train  de  se  gratter  les  jambes  ou  de  se  donner  des  gifles,  pour 
écraser  ces  ennemis  insupportables.  Après  le  dîner,  nous  essayons  de 
faire  un  tour  dans  la  Duchesse  Anne;  mais  nous  sommes  emportés  par  le 
courant  et  nous  sommes  obligés  d'appeler  des  pagayeurs  de  renfort,  pour 
nous  donner  la  remorque  et  nous  ramener  au  port,  ou  plutôt  au  vapeur. 

Je  ne  veux  pas  parler  de  la  nuit,  étant  de  celles  qu"on  peut  marquer 
d'un  crayon  noir  et  dont  le  souvenir  nous  restera  longtemps  cuisant. 
Les  moustiquaires  ne  servent  à  rien  devant  des  invasions  pareilles , 
auprès  desquelles  celle  des  Perses  en  Grèce  n"est  qu'une  simple  pro- 
monade, une  visite  amicale.  Tous  les  hommes  et  Pottier  passent  la 
nuit  debout  près  de  grands  feux.  Moi,  je  dors  un  peu;  mais  le  lende- 
main ({uelle  figure!  A'ie!  aïe!  Pour  un  peu,  je  croirais  quo  Ton  s'est 
trompé,  et  que  ce  n'est  pas  moi  quo  Sliman  a  réveillé. 

Nous  voilà  au  4  octobre,  et  je  pense  quo  vous  avez  déjà  peut-être  sorti 
les  chiens,  et  que  la  première  curée  de  l'année  de  chasse  1892-93  a  fait 


—  114  — 

retentir  les  futaies  des  forrts  de  Rambouillet.  Nous  voyous  ici  de  rik'lles 
futaies,  mais  la  vial)ilité  laisse  à  désirer,  et  je  crois  qu'on  aurait  du  mal 
à  suivre  une  chasse  à  courre,  même  à  pied. 

Nous  quittons  l'île  inhospitalière  qui  nous  a  emmoustiqurs  loute  la 
nuit,  et  où  l'on  n'a  [ui  faire  que  très  peu  de  bois,  et  nous  reprenons  notre 
navigation  au  travers  des  îles,  vers  six  heures  du  matin.  Trois  petits 
quarts  d'heure  après,  nous  sommes  à  court  de  bois  de  chauffage,  et  dans 
un  endroit  qui  parait  propice  on  ftiit  halte.  Quelques  moustiques  veu- 
lent encore  revenir  nous  rendre  leurs  visites  intéressées  et  peu  intéres- 
santes. Ce  n'est  vraiment  plus  de  jeu.  Au  moment  où  nous  sommes 
partis,  ce  matin,  le  Congo  était  couvert  en  entier  d'un  brouillard  assez 
épais  qui  s'est  dissipé  quelque  temps  après.  On  ramasse  du  bois  en 
quantité  suffisante,  et  vers  neuf  heures  quinze  nous  nous  remettons  de 
nouveau  en  route,  toujours  au  milieu  de  ces  îles  à  demi  submergées, 
et  dont  quelques-unes  sont  extrêmement  boisées.  D'autres,  au  con- 
traire, sont  de  vastes  marécages,  repaires  des  hippopotames,  des  croco- 
diles et  d'animaux  bien  plus  féroces,  nommés  moustiques,  qui  décidé- 
ment n'ont  été  inventés  que  pour  faire  enrager  les  malheureux  mortels. 

Vers  une  heure,  on  aperçoit  deux  énormes  cornes  qui  traversent  le 
bras  du  lleuve  sur  lequel  nous  naviguons.  De  loin,  on  aurait  pu  croire 
deux  bois  de  cerf...  «  Un  cerf  à  l'eau!  »  crie  je  ne  sais  plus  qui.  Nous 
nous  précipitons  aux  fusils,  et  le  bateau  se  rapproche  rapidement  de 
l'animal  qui  cherchait  à  atteindre  la  rive.  C'était  une  splendide  anlilope- 
cheval.  Un  peu  de  mousqueterie  la  salue,  on  se  rapproche,  une  balle  lui 
traverse  le  cou,  une  autre  lui  casse  une  corne.  Moi,  j'enrageais,  ne 
trouvant  pas  mon  escopette.  Eh  bien!  malgré  ses  blessures,  Tantilope 
parvient  à  gagner  la  berge  et,  bonsoir!  s'enfonce  au  milieu  des  fourrés, 
à  notre  grand  désespoir,  car  nous  comptions  tous  faire  un  excellent 
dîner  avec  cet  animal,  dont  la  chair  est,  paraît-il,  excellente. 

Cette  émotion  calmée ,  nous  repartons  et  sommes  bientôt  dans  le 
delta  de  l'Alima,  à  son  confluent  avec  le  Congo.  Vers  deux  heures  et 
demie,  stoppage  quotidien  dans  une  des  îles,  à  quelque  distance  de  l'em- 
bouchure de  l'Alima,  où  nous  établissons  le  camp  et  passons  la  nuit.  Je 
mets  «  nous  passons  la  nuit  »,  mais  Dieu  sait  comment!  Jusque  vers  dix 


heures  et  demie  les  moustiques  se  taisaient,  etje  les  croyais  en  train  de 
jouer  relâche,  lorsque  le  temps  s'est  tout  à  coup  mis  k  Forage,  et  les 
petits  bon. . .  où.  ..où...  se  sont  mis  à  recommencer,  et,  malgré  la  meilleure 
volonté  du  monde,  le  sommeil  n'est  pas  venu.  J'ai  voulu  combattre  les 
moustiques,  mais  impossible;  j'ai  dû  leur  abandonner  le  champ  de 
bataille,  c'est-à-dire  mon  lit,  ayant  les  mains,  les  pieds,  les  jambes  et  la 


"^n^^i 


^>iL^ 


LES    BOUCHES    DE    L  A  L I  M  A . 


figure  ensanglantés.  Je  me  suis  promené  presque  toute  la  nuit,  quand  vers 
deux  heures  l'orage  a  éclaté  et  m'a  obligé  de  rentrer  sous  la  tente.  J'y 
ai  soufTert  en  patience  jusque  vers  quatre  heures.  Je  me  suis  habillé  et 
je  me  suis  rendu  à  bord,  en  attendant  le  jour.  L'orage  a  été  assez  vio- 
lent et  nous  a  aussi  pas  mal  fait  enrager.  Décidément  ces  îles  du  Congo 
ne  sont  pas  des  lieux  de  délices  et  ressemblent  plutôt  aux  cachots  de 
l'Inquisition. 

Vers  six  heures,  le  5  octobre,  nous  repartons  et  passons  une  heure 
après  devant  les  bouches  de  l'Alima  et  continuons  notre  route,   au 


—  116  — 

milieu  dos  îlos  couvertes  de  grandes  herbes,  de  palétuviers  et  d'autres 
grands  arbres.  Nous  apercevons  quelques  villages.  Nous  sommes  sur  la 
rive  française  du  Congo.  Vers  dix  beures  et  demie,  un  steamer  nous 
rencontre;  c'est  VAnloinetlc ,  vapeur  de  la  Société  bollandaise.  Nous 
stoppons  réciproquement.  L'Anloiiiettc  arrive  de  Banglii.  et  nous  pre- 
nons à  bord  un  agent  français  qui  redescendait  à  Brazza\ille  et  pour 
lequel  nous  avions  de  nouveaux  ordres.  L'Aiiloliiette  nous  cède  deux 
cabris,  et,  après  le  verre  d'usage,  nous  rejuirtons  cbacuu  de  notre  cûté, 
vers  onze  heures. 

A  une  heure  environ,  nous  arrêtons  au  petit  Likouba,  village  indi- 
gène, situé  sur  la  rive  française.  Nous  nous  trouvons  ici  en  face  d'une 
nouvelle  tribu  de  noirs:  ce  sont  les  Afourous;  ils  ont  l'air  plus  sauvages, 
et  ont  été,  s'ils  ne  le  sont  pas  encore,  anthropophages.  Il  est  vrai 
qu'ils  ont  cela  de  comnum  avec  les  autres  populations  noires  du  haut 
Congo.  Cependant,  je  dois  avouer  que  j'aurais  eu  tort  de  former  un 
jugement  téméraire  sur  les  habitants  de  Likouba ,  qui  viennent  nous 
vendre  un  tas  de  choses,  entre  autres  beaucoup  d'huile  de  palme  ou  de 
bambou.  Ils  vendent  la  tou([ue  (espèce  de  dame-jeanne  en  terre),  con- 
tenant environ  quinze  à  vingt  litres,  de  quatre-vingt-dix  à  centmitkos, 
soit  une  quinzaine  de  francs,  car  la  barrette  de  laiton  est  un  peu  plus 
longue  et  plus  épaisse  ici  qu'à  Stanley-Pool. 

Le  soir,  à  Likouba,  le  village  est  très  animé.  Les  matelots  noirs  crient, 
chantent  et  font  une  vie  de  démons.  Le  village  ressemble  en  bien  petit 
à  un  quartier  de  port  de  mer.  lors  tlun  débarquement  de  marins.  Les 
hommes  et  les  femmes,  dont  l'unique  vêtement  est  un  pagne  enroulé 
autour  de  la  taille  et  pendant  jusqu'aux  genoux,  se  coiffent  en  tire-bou- 
chons. D'autres  laissent  paresser  leurs  cheveux  en  crinières  vagabondes 
et  menaçant  le  ciel.  Ils  ont  quelques  tatouages,  formés  de  grosses  cica- 
trices, qui  se  referment,  forment  des  bourrelets  plus  ou  moins  réguliers 
et  affectent  des  formes  de  feuillages  ou  autres. 

Le  soir,  un  peu  moins  de  moustiques  heureusement,  sinon  nous 
fussions  presque  tous  devenus  fous. 

Le  G  octobre,  à  cinq  heures  quarante-cinq,  nous  sommes  en  route  et 
poursuivons  notre  chemin  sans  qu'il  y  ait  eu  d'événement  bien  remar- 


—  117  — 

qual)le.  Xoiis  faisons  du  bois  et  nous  nous  arrêtons  vers  doux  licuros. 
})uis  reparlons  pour  arriver  à  Bonga,  près  de  la  Sanga,  à  trois  lieurcs 
(juarante-cinq.  A  Bonga  se  trouve  un  grand  village,  commandé  par  une 
femme,  nommée  Bobéka.  A  Bonga  également  se  trouve  une  facto- 
rerie française,  devenue  aujourd'luii  propriété  de  la  Société  anonyme 
belge  (S.  A.  B.). 

Actuellement  y  séjournent  cinq  Français:  aussi,  le  soir,  sommes-nous 
invités  à  tiîner  sous  la  véranda.  Le  dîner  aurait  peut-être  été  très 
agréable,  si  mesdames  et  messieurs  les  moustiques  n'étaient  pas  venus 
s'asseoir  à  nos  agapes,  d'une  façon  trop  indiscrète.  Cependant  la  nuit 
s'est  passée  convenablement,  et  le  lendemain,  comme  on  ne  devait  pas 
repartir,  je  me  suis  réveillé  très  tard,  vers  sept  beures  et  demie. 

Nous  faisons  donc  balte  un  jour  ici,  7  octobre.  Je  [irolite  de  l'occa- 
sion pour  aller  visiter  le  village  qui  s'étend  sur  la  rive  du  fleuve  à  plu- 
sieurs centaines  de  mètres.  Il  est  assez  sale  et  assez  pauvre;  mais 
cependant  nous  y  remarquons  pas  mal  de  cboses  intéressantes.  Les 
indigènes  se  peignent  le  long  des  bras  et  des  jambes  des  raies  blancbes 
ou  rouges,  quelquefois  même  se  font  des  dessins  bizarres  sur  la  poi- 
trine. jXous  voyons  quelques  femmes  en  train  d'en  coiil'er  d'autres. 
L'artiste  capillaire  est  généralement  assise,  tandis  que  la  i)atiente  est 
couchée  et  repose  sa  tète  sur  les  genoux  de  celle  qui  l'orne.  Une  de  ces 
coiffeuses  s'appliquait  à  raser  les  sourcils  à  une  femme  avec  un  petit 
morceau  de  fer  de  la  taille  d'une  grosse  aiguille  à  tapisserie.  Plusieurs 
femuies,  après  s'être  fait  coiffer,  s'enduisent  le  corps  de  rouge,  ce  qui 
leur  donne  un  aspect  assez  répugnant.  Des  hommes  aussi  se  font  parfois 
la  même  opération  et  pourraient,  à  la  rigueur,  passer  pour  des  diables 
échappés  d'un  vitrail  quelconque. 

Je  vois  aussi  quelques  petits  négrillons  qui  jouent  ensembh;.  Leur 
jeu  ressemble  un  peu  à  celui  des  osselets.  Ils  prennent  une  douzaine  de 
fèves  et  une  petite  balle,  faite  avec  du  manioc  entouré  île  feuilles,  ficelées, 
de  la  grosseur  d'une  balle  de  tambourin.  Ils  creusent  ensuite  un  trou, 
comme  pour  jouer  aux  billes,  et  placent  leurs  fèves  dedans.  Pour  gagner, 
il  suffît  de  lancer  la  balle  en  l'air  et  de  retii'er  les  fèves  du  trou  avant  de 
la  rattraper,  puis  de  la  relancer  de  nouveau  et  de  remettre  deux  par  deux 


118  — 


les  fèves  dans  leur  trou,  en  renouvelant  l'ojiération  jusqu'à  ce  qu'on  les 
ait  toutes  réunies,  tout  comme  dans  le  jeu  des  osselets.  C'est  assez 
simple. 


■^m 


ï  fkk^\ 


^^  '  ^l  ; 


\  il  '  '% 


'JSZ^^ 


l  ^^^^'^«r 


,^^-^,^^^-r 


UNE     ARTISTE    C  A  P  I  L  L  A  I  R  I 


Un  autre  jeu,  mais  que  je  ne  suis  point  parvenu  à  comprendre,  est  le 
suivant.  On  pose  à  terre  un  tronc  d'arbre  taillé  en  rectangle  et  aplani 
sur  une  de  ses  surfaces.  Dans  ce  grand  rectangle  on  creuse  de  petites  cases 
disposées  six  sur  quatre,  soit  vingt-quatre  cases.  Les  joueurs  prennent 


—  H9  — 

alors  iino  trontaino  de  fèves  et  les  font  passer  d'une  case  dans  lautre, 
d'après  une  loi  que  je  n'ai  pu  trouver. 

Les  indigènes  font  ici,  clandestinement,  bien  entendu,  le  commerce 
des  esclaves  et  les  échangent  contre  des  pointes  dïvoire,  des  barrettes. 
Un  homme  fort  et  vigoureux  vaut,  nous  dit-on,  de  mille  à  douze  cents 
barrettes,  environ  cent  cinquante  francs.  Les  chefs  font  quelquefois  des 
massacres  d'esclaves,  à  l'occasion  d'une  mort  et  d'un  enterrement  de 
première  classe;  mais  runlbro[»ophagie  est  assez  rare,  les  indigènes 
trouvant  que  la  viande  qui  parle  est  un  peu  chère;  aussi  s'en  privent-ils. 
On  nous  dit  ici  qu'un  peu  plus  haut,  dans  le  Sanga,  les  indigènes 
viennent  oll'rir  parfois  aux  blancs  qui  leur  demandent  des  vivres  de 
petits  morceaux  de  viande  humaine,  fumée,  et  cela  le  plus  naturellement 
du  monde,  sans  autrement  penser  à  mal. 

11  y  avait  aussi  une  forge  indigène  où  l'on  travaillait  le  fer  et  le  cuivre, 
car  il  existe  ici  quelques  minerais  de  différents  métaux.  Le  Djoiié  a  pris 
plusieurs  jours  d'avance  sur  nous  (deux  ou  trois).  C'est  la  faute  de  la 
Duchesse  Anne,  qui,  se  faisant  traîner  à  la  remorque,  ralentit  notre  marche 
dune  façon  très  sensible.  Nous  serons  probablement  dans  deux  ou  trois 
jours  à  Lirranga,  embouchure  de  l'Oubanghi,  et  comme  la  poste  passe 
assez  souvent  dans  cette  station,  ma  lettre  filera  de  là  vers  la  France. 

Hier,  nous  avons  eu  dans  la  journée  un  orage  assez  fort  :  tonnerre, 
éclairs  et  pluie  torrentielle.  Du  reste,  nous  sommes  au  commencement 
de  la  saison  des  pluies,  entraînant  avec  elle  la  chaleur  et  l'humidité. 

8  octobre.  — Nous  voilà  de  nouveau  en  route  vers  six  heures  du  matin. 
Encore  deux  jours  de  navigation,  et  nous  quitterons  le  Congo,  avec 
l'espérance  de  ne  plus  le  revoir.  En  attendant,  nous  avançons  tranquille- 
ment sur  ses  flots  dégoûtants  ou  plutôt  sur  ceux  que  forme  le  delta  de 
la  Sanga.  Deux  heures  environ  après  notre  départ  de  Bonga,  nous 
flottons  sur  une  espèce  de  canal  qui  joint  la  Sanga  au  Congo  et  qui 
l)orte  le  nom  de  canal  Likenzi.  Ce  canal,  large  à  peine  de  cinquante 
mètres,  mais  très  profond,  nous  fait  rejoindre  en  deux  heures  la  rive 
française  du  Congo,  le  long  de  laquelle  nous  naviguons. 

A  peine  avions-nous  fini  de  déjeuner  et  mangé  une  excellente  pintade 


—  i20  — 

qu'un  do  nos  Sénégalais  avait  tuée  liior  à  la  chasso.  quo  nous  stoppons 
à  un  potit  village  situé  sur  la  rive  française,  vers  midi  cinq  minutes.  Le 
Congo  se  rétrécit  de  nouveau  et  n"a  guère  ici  plus  de  trois  kilomètres  et 
demi  de  large.  En  face,  sur  la  rive  belge,  se  trouve  le  village  assez 
important  de  Loukoléla,  que  vous  trouverez  probablement  marqué  sur  les 
cartes  et  qui  vous  donnera  notre  position  à  ce  jour.  Les  habitants  de  ce 
village,  ou  plutôt  de  ces  villages,  car  il  y  en  a  toute  une  suite  le  long  de 
la  rive,  nous  reçoivent  fort  bien.  Ce  sont  des  Boubanguis,  qui  nous 
vendent  des  poules,  des  patates,  des  clièvres,  et  même  un  mouton. 

A  peine  dé])arqué,  je  cherche  à  tuer  ([uelques  pintades  dans  les  envi- 
rons. Un  indigène  et  un  négrillon  m'accompagnent  et  m'en  indiquent 
un  assez  grand  nombre.  Mais  elles  partent  d'un  peu  loin,  et  je  ne  parviens 
pas  à  en  tuer  une  seule.  Chemin  faisant,  je  traverse  de  vastes  champs  de 
manioc  l)ien  plantés  et  une  collection  complète  de  bananiers  et  de 
papayers.  Chaque  champ  est  entouré  d'une  palissade  en  bois  formant 
une  sorte  de  haie,  avec  quelques  rares  passages  et  une  petite  case  au 
milieu.  Les  indigènes  voudi'aienl  même  nous  vendre  quel(pu\s  enfants, 
le  commerce  des  esclaves  se  pratiiiuant  encore  de  temps  à  autre.  iMais 
ceux-ci  ne  sont  pas  beaucoup  plus  malheureux  que  les  hommes  libres, 
si  ce  n'est  que  parfois  on  en  engraisse  un  pour  s'en  régaler  dans  quelque 
grande  solennité.  Une  indigène  regardait  avec  curiosité  les  mains  de  Lun 
de  nous,  et  les  ta  tait  comme  si  elle  voulait  reconnaître  la  quahté  de  la 
marchandise.  Je  lui  demande  par  gestes  si  elle  les  trouverait  bonnes  à 
manger.  Elle  lit  un  signe  négatif,  comme  pour  maflirmer  qu'elle  ne 
mangeait  jamais  de  ce  mets-là. 

L'anthropophagie  ici  n'est  que  clandestine,  et  les  lilancs  peuvent 
se  promener  en  toute  sécurité  dans  les  villages.  Dans  le  haut,  parait-il. 
il  n'en  va  pas  de  même,  témoin  l'histoire  qui  est  arrivée  l'autre  jour 
à  Banghi.  Un  blanc  qui  descendait  les  rapides,  situés  au-dessus  du 
poste,  dans  une  pirogue  remplie  de  pointes  d'ivoire,  a  chaviré  et  s'est 
noyé.  Son  corps,  rejeté  sur  les  rives,  a  bel  et  bien  été  dévoré  par  les 
noirs.  11  est  vrai  que  dans  ce  cas  peu  importait  au  défunt  d'être  mangé 
par  des  noirs  ou  par  des  asticots. 

Presque  tous  les  noirs  congolais  que  nous  avons  rencontrés  jusqu'ici 


—  121  — 

se  liment  les  deux  incisives  supérieures  et  les  deux  incisives  médianes 
inférieures,  ce  qui  n'est  pas  du  plus  gracieux  effet.  Los  Boubanguis  du 
village  où  nous  sommes  sont  d'assez  beaux  bommes,  de  teinte  cbocolat 
pbilùl  que  noire.  Ils  sont  peu  tatoués;  quelques-uns  s'entourent  les 
yeux  de  couleur  blanclie  et  se  font  des  fioritures  sur  la  figure  avec  des 
couleurs  jaunes  et  rouges.  Tous  portent  un  pagne  enroulé  autour  des 
reins,  et  qui  se  compose  d'étoffe  européenne,  teinte  en  lie  de  vin.  bordée 
d'un  petit  galon  rouge  et  d'une  frange,  arriA^ant  un  peu  au-dessous  des 
genoux,  et  c'est  là  tout  leur  costume  national.  Les  bommes  libres 
portent  tous  une  lance  ou  sagaie  à  la  main  et  ont  des  couteaux  de  forme 
bizarre,  parfois  très  bien  forgés,  et  aux  mancbes  ornés  de  clous  dorés  ou 
cuivrés.  Ils  les  enferment  dans  des  gaines  faites  de  peau  d'animaux,  et 
les  portent  suspendus  en  sautoir  par  des  courroies  de  peau  encore 
recouverte  de  poils.  Les  enfants  sont,  en  général,  plus  dégourdis  que 
les  hommes,  la  plupart  du  temps  abrutis  par  la  polygamie.  J'en  ai  vu  un 
aujourd'hui  qui  s'était  fabriqué  un  petit  fusil  joujou,  en  bois.  A  une 
planchette  grossièrement  taillée  en  forme  de  fusil,  cet  enfant  avait 
fixé,  pour  servir  de  canon,  une  douille  en  métal,  vide,  de  fusil  Gras. 
Dans  cette  douille  il  avait  percé  un  petit  trou,  représentant  assez  bien  la 
lumière  du  canon  se  chargeant  par  la  bouche.  Le  petit  noir  mettait 
de  la  poudre  dans  l'étui  de  la  cartouche  et  y  mettait  le  feu  à  l'aide  d'un 
tison.  Je  sais  bien  des  gamins  de  sept  à  huit  ans  en  Europe  qui  n'en 
feraient  pas  autant. 

Le  9  octobre,  notre  départ  est  un  peu  retardé  par  le  bois  qui  n'est  pas 
encore  entièrement  embarqué,  et  ce  n'estque  vers  huit  heures  et  demie 
que  nous  nous  mettons  on  route.  La  journée  est  assez  insignifiante,  car 
bientôt  nous  naviguons  de  nouveau  au  milieu  des  îles  et  nous  n'aperce- 
vons presque  pas  les  rives.  Toutes  les  îles  devant  lesquelles  nous  passons 
sont  très  boisées  et  d'un  bel  eff'el  :  mais  il  est  difficile  d'y  aborder  à 
cause  de  la  hauteur  des  eaux  qui  les  recouvrent  presque  entièrement  en 
ce  moment.  Heureusement,  vers  trois  heures  et  demie,  nous  découvrons 
une  petite  île,  grande  à  pou  près  comme  celle  de  l'étang  de  Bonnelles,  et 
qui  olfre  un  campement  sûr  et  agréable  :  sol  très  sec  et  pas  de  mous- 
tiques. Aussi  y  passons-nous  une  bonne  nutt. 


—  122  — 

Le  10  octobre,  à  six  heures  et  demie  du  matin,  nous  nous  mettons  en 
route.  Le  petit  îlot  qui  venait  de  nous  abriter  ne  renfermait  malheureu- 
sement pas  de  bois  sec,  et,  vers  sept  heures  dix,  nous  étions  obligés  de 
stopper  pour  faire  du  bois,  ce  qui  est  Téternelle  scie  de  la  navigation 
congolaise.  Sans  les  retards  que  nous  cause  cet  indispensable  aliment 
de  nos  chaudières,  depuis  longtemps  déjà  nous  serions  à  Lirranga  et 
même  en  route  sur  Banglii.  Mais  lorsqu'on  marche  encore  bien  et  que 
le  soleil  est  encore  haut  au-dessus  de  l'horizon,  le  capitaine  est  obligé 
de  lancer  le  traditionnel  «  Stop  !  »  El  nous  voilà,  jusqu'au  lendemain 
matin,  occupés  à  regarder  scier  et  hacher  les  arbres  secs  des  environs. 
Quelquefois,  le  bois  est  tout  près,  et  en  quelques  minutes  on  trouve  de 
quoi  faire  sa  provision.  Mais  le  plus  souvent,  comme  les  bateaux 
arrêtent  tous  ou  à  })eu  près  au  même  point  d'atterrissage,  il  faut  faire  ini 
ou  deux  kilomètres  dans  la  brousse  pour  trouver  des  arbres  morts,  et 
vous  comprenez  que  pour  les  transporter  au  bateau  à  dos  d'homme  il 
faut  du  temps.  Nous  ne  pouvons,  du  reste,  avancer  très  vite,  notre 
transport  étant  très  chargé  et  traînant  toujours  à  la  remorque  la 
Duchesse  Anne,  qui  retarde  bien  un  peu  l'effort  du  vapeur.  Le  courant  du 
Congo  est  parfois  très  violent.  Aussi,  pour  éviter  sa  violence,  suit-on  de 
préférence  les  rives,  où  elle  se  fait  moins  sentir  qu'au  milieu;  mais  c'est 
aussi  une  cause  de  retard,  car  la  forme  des  rives  est  assez  irrégulière  et 
offre  des  successions  de  criques,  de  caps,  de  baies  et  de  presqu'îles. 

A  dix  heures,  nous  nous  remettions  en  route,  et  vers  trois  heures  on 
nous  signalait  la  Mission  catholique  de  Lirranga,  située  à  peu  de  dis- 
tance du  poste  où  nous  devions  nous  arrêter.  Vers  six  heures,  nous 
faisions  halle  au  poste  français  de  Lirranga,  dernière  étape  sur  le  Congo  ; 
nous  allons  ensuite  nous  engager  directement  sur  FOubanghi. 

Le  bateau,  trop  chargé,  ne  pouvant  aborder  contre  le  poste,  nous 
nous  arrêtons  à  une  certaine  distance,  sur  une  petite  île,  et  le  canot  du 
poste  vient  nous  chercher.  Le  chef  de  ce  poste  se  nomme  M.  Doll.  Il 
est  originaire?  d'Arles,  et  son  accent  méridional  a  résisté  à  cinq  années 
de  Congo.  Le  poste  de  Lirranga  est  très  joliment  situé  sur  une  berge  du 
fleuve  et  le  domine  de  deux  ou  trois  mètres  à  peine.  11  consiste  en  deux 
maisons  ou  cases,  recouvertes  de  chaume  et  construites  en  bambou.  i>a 


—  123  — 

première  est  la  demeure  du  chef  de  poste  et  comprend  deux  chambres 
et  une  salle  principale  ou  salle  à  manger,  ornée  d'armes  et  d'objets  de 
toutes  espèces  venant  des  environs.  La  seconde  sert  de  cuisine  et  de 
magasin.  Il  y  a  aussi  d'autres  cases  qui  servent  d'ateliers  ou  d'abris  pour 
les  travailleurs  ou  les  miliciens.  On  y  voit  une  grande  place  bien  unie, 
au  milieu  de  laquelle  flotte  le  pavillon  français  qu'on  aperçoit  de  très 
loin. 

Nous  avons  naturellement  duié  au  poste,  assez  bien,  ma  foi;  et 
ensuite  M.  Doll  nous  a  offert  un  concert  qui  aurait  eu  un  rude  succès  à 
Paris  dans  une  baraque  de  foire.  Figurez-vous  plusieurs  noirs,  assis  ou 
plutôt  accroupis  en  cercle  devant  vous,  ayant  chacun  un  instrument 
qu'ils  accompagnent  de  balancements  du  haut  du  corps  et  de  la  tète,  en 
poussant  de  petits  cris  semblables  à  ceux  que  produisent  les  ventri- 
loques, en  débitant  des  psalmodies  à  une  allure  extrarapide.  Le  prin- 
cipal instrument  consiste  en  une  tige  de  bambou  d'un  mètre  soixante  de 
long,  au  centre  de  laquelle  est  fixée  une  boîte  en  fer-blanc  qui  sert  de 
boîte  résonnante.  Sur  cette  boîte  s'adapte  un  piston  en  bois  qui  traverse 
le  bambou  et  se  termine,  à  son  extrémité  supérieure,  par  un  morceau 
de  boîte  ou  de  calebasse  percée  de  petits  trous  dans  lesquels  passent  des 
anneaux  minuscules  en  cuivre  qui  imitent  un  peu  les  grelots.  Ce  piston 
sert  à  supporter  quatre  cordes  qui  s'adaptent,  en  forme  de  triangles  paral- 
lèles, sur  les  côtés  du  bambou.  D'autres  petites  plaques  de  fer,  du  même 
genre  que  celle  fixée  au  piston  central,  sont  attachées  sur  les  extrémités 
du  bambou,  et  même  se  cognent  entre  elles  dans  les  quatre  cordes.  Pour 
jouer  de  cet  instrument,  l'artiste  place  la  boîte  sur  sa  poitrine  et  joue 
avec  ses  deux  mains  qu'il  passe  par-dessous,  à  peu  près  comme  font  les 
harpistes.  Sa  mélodie  se  compose  de  peu  de  notes,  revenant  presque 
toutes  dans  le  même  rythme.  En  même  temps,  il  remue  la  tête,  le  haut 
du  corps,  et  pousse  de  petits  mugissements,  en  scandant  la  mesure. 

L'autre  instrument  principal  est  une  courge  ou  calebasse  dans  laquelle 
un  instrumentiste  pousse,  à  chaque  mesure,  un  petit  cri  assez  bien 
représenté  par  buii,  ce  qui  fait  un  drôle  de  bruit.  Toute  cette  série 
de  boHoà,  homû,  arrivant  en  mesure,  a  la  propriété  de  vous  rendre 
à  moitié  fou,  au  bout  de  quelques  minutes.  D'autres  ta])eiit  sur  des 


—  124  — 

calebasses  ou  clianteiit.  L'ensemble  de  cette  cacoplionie  est  pittoresque, 
mais  légèrement  abrutissant  par  son  uniformité,  bien  qu'au  ]jout  de 
quelques  secondes  les  musiciens  s'excitent  et  passent  de  Yadajio  à 
V allegro  fnrioso. 

11  octobre.  —  Nous  stationnons  encore  ici  et  protilons  de  la  matinée 
pour  visiter  le  potager  du  poste,  qui.  bien  que  n'ayant  que  cinq  années 
d'existence,  est  magnilique.  11  s'étend  sur  une  longueur  de  près  de  huit 
cents  mètres,  sur  une  largeur  de  cent  cinquante,  et  comprend  presque 
tous  les  fruits  exotiques  et  l)eaucoup  di^  légumes  de  France,  des  allées 
de  papayes  et  d'ananas,  des  cliam})s  de  baricots,  de  choux,  de  carottes, 
de  navets,  des  cerises  de  Cayenne  qui  rappellent  un  peu  la  cerise  de 
France,  quoique  [)lus  acide,  et  dont  la  forme  ressemble  ù  une  petite 
tomate,  des  caféiers,  des  citronniers,  un  oranger,  sans  compter  des 
multitudes  de  bananiers  et  d'immenses  plantations  de  manioc;  le  tout 
fort  bien  entretenu.  On  a  même  mêlé  l'utile  à  l'agréable,  car,  outre  les 
fruits  précités  et  beaucoup  d'autres  dont  le  nom  échappe  à  ma  mémoire, 
il  y  a  des  lilas  et  quantité  de  Heurs  exotiques.  Je  viens  de  voir  un  ananas 
dont  le  volume  surpasse  celui  de  tous  ceux  que  j'ai  vus  jusqu'à  ce  jour. 
Ceux  de  Boursault  seuls  peuvent  lui  être  comparés.  11  est  colossal! 

Dans  l'après-midi,  nous  sommes  allés  à  la  Mission  catholi([ue,  qui 
n'est  établie  à  trois  kilomètres  de  Lirranga  que  provisoirement  et  est 
logée  dans  des  maisons  de  bambou,  mais  qui  va  se  transporter  })lus  près 
du  poste  et  construire  des  bâtiments  en  briques.  Nous  avons  vu  là  les 
fameux  morceaux  de  ])ois  avec  lesquels  les  indigènes  allument  leur  feu. 
Sur  une  petite  planchette  d'un  bois  assez  dur  ils  frottent  un  petit  bâton 
du  même  bois  dont  l'extrémité  est  légèrement  épointée.  Au  bout  de 
cinq  à  six  minutes  d'un  frottement  continu,  la  planchette  se  creuse  et 
prend  feu.  C'est  encore  pire  que  les  allumettes  de  la  Régie,  et  il  faut 
vraiment  suer  beaucoup  pour  arriver  à  allumer  ces  allumettes  congo- 
laises. 

Les  Pères  nous  ont  encore  fait  boire  de  l'eau-de-vie  de  papaye,  qu'ils 
fabriquent  eux-mêmes  et  qui  a  un  petit  goût  sucré  très  agréable.  Leur 
jardin  est  aussi  très  vaste  et  s'étend  le  long  de  la  berge  du  Congo,  sur 


—  125  — 

une  longueur  de  quinze  cents  mètres  environ,  comprenant  à  [leii  [u'ès 
les  mêmes  fruits  que  le  jardin  du  poste. 

Le  Père  Allaire,  supérieur  de  la  Mission,  est  à  la  fois  mécanicien, 
sculpteur,  charpentier  et  bien  d  autres  choses  encore.  Mécanicien  :  car 
les  Pères  ont,  comme  je  vous  l'ai  peut-(Mre  déjà  dit  dans  les  lettres  de 
Brazzaville,  un  petit  vapeur,  le  Léon  XIII,  qui  va  chercher  les  enfants 
un  peu  partout  le  long  du  fleuve  et  fait  communiquer  ensemble  les  deux 
missions  de  Brazzaville  et  de  Lirranga:  liienlùt  ils  fondcnml  une  auln^ 
mission  dans  le  llaul-Oubanghi.  Scul[)teur,  le  Père  Allaire  l'est  aussi. 
puisque  pour  sa  cha[>elle  il  a  fait  des  statues,  un  peu  dans  le  genre  de 
celles  qu'on  voit  aux  devantures  des  marrliands  d'objets  de  piété,  assez 
bien  faites  d'ailleurs:  Pottier  soutenait  même  que  le  Père  les  avait  fait 
venir  de  Paris. 

12  octobre.  —  JVous  restons  encore  vingt-quatre  heures  ici:  mais, 
comme  nous  partons  demain  matin  de  très  bonn(?  heure,  jo  termine  ma 
lettre.  Nous  partons  déjeuner  à  la  .Mission,  et,  comme  vous  ne  recevrez 
plus  de  lettres  avant  notre  arrivée  à  Banglii,  je  vous  embrasse  tendre- 
ment, en  vous  assurant  que  je  continue  à  me  porter  à  merveille,  et  que 
Félat  sanitaire  de  tout  le  monde  est  excellent.  Du  reste,  à  mesure  (pie 
nous  avançons,  le  climat  s'améliore,  tandis  que  les  habitants  deviennent 
plus  désagréables.  Mais  je  suis  sûr  que  nous  résisterons  plus  facilement 
aux  habitants  qu'au  climat,  bien  que  ce  dernier  nous  ait  ri>spectés 
jusqu'à  présent.  Cette  lettre,  partant  ])ar  un  bat(\au  d'occasion  qui  doit 
passer  ici,  vous  parviendra  beaucoup  i)lus  tôt  (pic  si  je  vous  l'expédiais 
de  Banghi. 

En  avant! 

Lirranga,  poslc  français,  ronfiuenl  de  l'Oubanglii,  12  oclobre  18!)2. 


XVII 


NAVIGATION 

CHEZ     LES    PKUES.     —     S  U 1!     l'oUBANOHI.     —    NATURELS.     l"ÉC1IANGE    DU    SANG. 

CIEL   DLEU.  —  TOUJOUHS   DU    BOIS.   —    LES    PIQUETS   A   DÉCAlMTEIi.    —  UN  HIP- 
POPOTAME.    —     HUMIDITÉ.     — ■     LA    PLUIE.     ÉLÉGANTES    NÉGRESSES.     —     POT- 

TIER.      —      UN     GRAND     ClIEE.      —     LES     RAPIDES.     —     LE     POSTE     DE     BANGIII.     — 
BONNE    année! 

De  Lirraiiga  à  Baiighi. 

A  bord  de  YOuhanghi,  du  12  octobre  au  6  novembre  1892. 

Ne  vous  étonnez  pa.s  liop  de  la  manière  un  peu  brusque  dont  je  termine 
presque  toujours  mes  lettres,  car  je  les  garde  toujours  jusquau  dernier 
moment,  pour  leur  permettre  de  vous  apporter  les  nouvelles  les  jilus 
récentes  et  avoir  le  temps  de  les  cacheter  avant  le  d('q)arl  du  courrier. 
Ces  derniers  sont  assez  rares,  et  si  Ton  en  manque  un,  la  lettre  éprouve 
un  retard  d'au  moins  quinze  jours,  jusquïci,  et  plus  tard  d'au  moins 
deux  ou  trois  mois.  .l'ai  clos  ma  dernière  lettre  à  Lirranga,  au  moment 
où  j'allais  déjeuner  à  la  Mission,  et  je  vais  reprendre  mon  journal  au 
moment  ofi  je  l'ai  interrompu,  pensant  que  ce  sont  les  faits  journaliers, 
présentés  brutaliMUcnt  et  au  jour  le  jour,  (jui  pourront  le  plus  vous 
intéresser  actuellemenl.  me  réservant  un  jour  de  repos,  à  Banglii  ou 
ailleurs,  et  de  vous  en\o}er  ({uelques  appréciations  générales  sur  tout 
ce  que  nous  avons  aixMcu  jus([u'à  jirésent.  Mais  lors(jue  Ton  [)asse, 
comme  nous  le  laisdns  inaiiitcnaiit.  on  ne  \oit  <\nr  des  drcors  (pii  lileni 
aussi  rapidement  (pic  les  verres  d'iuie  lanterne  magicpie.  et  ce  n'esl 
(pi'aprés  a\()ir  beaiH'diq»  \u  qu'on  peut  l'aire  quehpn's  rellexions  et  ana- 


—  127  — 

lyser  les  caractères  généraux  de  choses  plus  importantes  que  celles  qui 
ont  le  plus  frappé  votre  imagination,  quand  vous  les  avez  entrevues  pour 
la  première  fois. 

Ce  beau  début  terminé,  je  suis,  au  12  octobre,  à  onze  heures  du 
malin,  prêt  à  me  rendre  à  la  Mission  pour  y  déjeuner.  Nous,  —  M.  Th. . . 
et  moi,  —  descendons  en  canot  et,  grâce  à  l'extrême  rapidité  du 
courant,  nous  faisons  en  vingt  minutes  le  trajet  qui  nous  avait  demandé 
trois  quarts  d'heure  à  faire  la  veille.  Les  Pères  s'étaient  mis  en  quatre 
pour  nous  offrir  ce  que  leur  jardin  contenait  de  meilleur,  et  avaient 
égorgé,  à  notre  intention,  un  jeune  agneau  excellent.  Un  des  Pères  nous 
avait  confectionné  un  pâté  de  pintade  exquis,  et  tout  le  repas  était  à  peu 
jirès  dans  le  même  ton  et  couronné  par  un  bon  café,  récolté  dans  le 
jardin  des  religieux,  et  une  eau-de-vie  qu'ils  extraient  eux-mêmes  de  la 
papaye.  Je  ne  parlerai  pas  des  fruits.  Tous  ceux  que  les  tro[»iques 
peuvent  fournir  de  plus  exquis  y  aA^aient  été  rassemblés. 

Il  serait  absurde  de  juger  l'ordinaire  des  Pères  par  ce  festin  de 
Lucullus,  car  on  courrait  le  risque,  en  le  racontant,  d'éprouver  ce  qui 
arriva  à  Stanley.  A  l'un  des  premiers  passages  du  grrrand  ex[)loraleur  à 
Zanzibar,  il  fut  reçu  par  les  Pères  français  avec  tout  le  luxe  que  les 
pauvres  religieux  pouvaient  mettre  à  une  réception.  A  peine  de  retour, 
Stanley  publie  un  ouvrage  dans  lequel  il  raille  malicieusement  les  bons 
Pères,  en  reconnaissance  de  leur  hospitalité  généreuse.  Le  consul  anglais 
leur  communiqua  l'article  en  question  et  leur  suggéra  une  idée  qu'ils 
mirent  en  pratique  au  voyage  suivant  du  facétieux  Américain.  Celui-ci  se 
crut  encore  o])ligé  d'accepter  l'invitation  de  ses  anciens  hôtes,  se  promet- 
tant de  faire  encore  quelque  somptueux  repas.  Aussi  quel  ne  fut  pas  son 
désappointement  en  apercevant  seulement  sur  la  table  des  légumes  et 
un  plat  de  viande,  le  tout  arrosé  de  château-la-pompe!  Il  comjtrit  la 
leçon  et  s'excusa  auprès  du  supérieur,  qui  lui  dit  simplement  que  cette 
fois  il  mangeait  l'ordinaire  de  la  Mission.  Ça  n'empêchera  pas  que  plu- 
sieurs personnes,  bien  traitées  par  les  missionnaires,  iront  déblatérer 
ensuite  sur  leur  compte.  Mais  le  cHmat  africain  porte  essentiellement 
sur  les  nerfs  et  n'est  certes  pas  un  élément  de  rapprochement  entre 
civilisés. 


—  128  — 

Avant  de  quitter  la  [)lace,  je  promis  au  Père  Allairo,  supérieur  de  la 
mission  de  Lirranga,  de  lui  expédier  tous  les  petits  noirs  qu'on  voudrait 
me  vendre  sur  les  routes  et  de  les  soustraire  au  sort  des  poules  à  Ten- 
grais.  Nous  partîmes,  chargés  de  fruits  et  de  légumes  par  les  Pères. 
Chose  inappréciable  pour  la  route,  les  Pères  me  cédèrent  aussi  les  mor- 
ceaux de  bois  allumettes  provenant  de  Baringa,  et  que  je  vous  expé- 
dierai à  la  prochaine  occasion. 

Après  notre  retour  au  poste,  où  un  dîner  excentriquement  bon  nous 
attendait,  nous  allâmes  nous  coucher.  J'avais  presque  une  indigestion; 
il  ne  faudrait  pas  que  i;a  durât  ainsi  trop  longtemps;  c'est  abusif,  mais, 
au  fond,  c'est  bon  !  Suis-je  assez  gourmand!  Ne  vous  étonnez  pas  si  on 
parle  si  souvent  cuisine.  Un  bon  repas  dans  ce  pays-ci  est  encore  le 
meilleur  fébrifuge  et  chasse-maladie  que  l'on  connaisse.  Voilà  bien  un 
mois  que  je  n'ai  pas  eu  d'accès  de  fièvre. 

13  octobre.  —  Avant  l'aube,  cinq  heures  moins  un  quart,  nous  étions 
debout.  Il  faisait  assez  frais  ;  la  journée  de  la  veille  avait  été  très  chaude, 
et  même  un  orage  avait  éclaté  vers  onze  heures  du  soir.  L'embarque- 
ment dnre  assez  longtemps,  car  nous  sommes  à  une  certaine  dislance 
de  l'endroit  où  se  trouve  le  bateau,  et  le  courant,  extrêmement  violent, 
est  contre  nous.  L'Oiibanghi  est  chargé  de  légumes  et  de  fruits,  envoyés 
par  la  Mission  et  le  poste  français.  Nous  en  avons  pour  plusieurs  jours. 
Nous  i)renons  congé  de  M.  DoU.  et  vers  huit  heures  et  demie  nous  appa- 
reillons. 

Bientôt  nous  quittons  le  Congo  et  nous  nous  engageons  dans  la 
myriade  d'îles  que  forme  l'Oubanghi  à  son  confluent  avec  ce  fleuve.  Une 
pluie  assez  abondante  nous  asperge  un  peu  vers  neuf  heures  et  demie 
et  nous  accompagne  jusqu'à  onze  heures  et  demie.  Puis  le  temps  se 
rassérène  de  nouveau,  et,  à  trois  heures  trente-cinq  minutes,  nous 
touchons  à  un  petit  village,  situé  sur  la  rive  française.  Il  se  nomme 
Djioundou.  II  ne  conq^-end  guère  que  sept  ou  luiit  cases,  mais  on  y  trouve 
pas  mal  de  ruines.  Les  habitants  ont  un  petit  i)avillon  français  avec 
lequel  ils  nous  saluent,  à  notre  arrivée,  comme  on  salue  les  navires  de 
guerre,  à  leur  entrée  dans  un  port.  Nous  sommes  maintenant  complète- 


—  12!)  — 

ment  engagés  dans  les  eaux:  de  l'Oubanghi,  eliiuus  menions  IVancliemeid 
vers  le  nord.  Nous  Iraverserons  de  nouveau  l'équaleur  demain  ou  ajirès- 
demain,  et  nous  rentrerons  dans  l'hémisphère  nord.  Vous  pouvez  voir 
à  peu  près  où  nous  sommes  sur  une  carte  quelconque.  Une  des  meil- 
leures, pour  sui\re  notre  Aoyage  sur  l'Oubanghi,  est  celle  pidilièc  en 
feuilles  (carte  d'Ah'ique)  par  le  ministère  de  la  guerre.  Achetez  la  partie 
relative  à  la  section  des  Bangelas  ou  Bangala.  Le  village  où  nous  cam- 
pons est  tout  petit,  et  nous  ne  faisons  que  peu  de  vivres.  Les  indigènes 
demandent,  pour  un  village  voisin,  un  petit  paviUon  tricolore,  afin, 
disent-ils,  de  le  mettre  à  l'abri  des  déprédations  commises  par  les  Euro- 
péens de  l'État  iudépendanl  du  Congo.  Ils  nous  reçoivent  sans  crainte, 
même  avec  plaisir.  Potlier  se  procure  de  la  résine  avec  laquelle 
s'éclairent  les  habitants. 

Le  lendemain,  14  octobre,  dès  six  heures  dix  minutes,  nous  prenons 
le  large  et  continuons  à  remonter  l'Oubanghi.  Dès  huit  heures,  nous 
apercevons  un  grand  nombre  de  villages,  situés  sur  la  rive  belge  que 
nous  longeons.  A  dix  heures  et  quart,  nous  passons  devant  un  très 
grand  village  où  les  indigènes  agitent  le  pavillon  de  TLlat  indépendant 
du  Congo  et  nous  font  toutes  sortes  de  signes  pour  nous  engager  à 
stopper  et  à  venir  chez  eux.  Mais  nous  avons  encore  bien  assez  de  bois, 
et  il  est  trop  tôt  pour  nous  arrêter. 

Vers  une  heure,  nous  apercevons  un  petit  village  caché  dans  la  forêt. 
Nous  accostons;  les  habitants  s'enfuient,  effrayés;  quelques-uns 
reparaissent;  mais  comme  les  environs  ne  renferment  pas  de  bois  sec 
facile  à  prendre,  nous  repartons  une  demi-heure  après,  au  moment  où 
les  indigènes,  comprenant  que  nous  ne  leur  vouhons  aucun  mal,  s'ap- 
prêtaient à  revenir  et  entamaient  déjà  avec  nous  quelques  palabres. 
Enfin,  à  trois  heures  trente,  nous  stoppions  définitivement  à  un  vifiage 
sur  la  rive  belge.  Comme  dans  le  précédent,  les  indigènes  s'enfuient  à 
notre  approche,  mais  ne  tardent  pas  à  revenir,  reconnaissant  vite  qu'il 
n'y  a  dans  nos  intentions  aucune  malveillance  pour  eux.  nuini 

L'Oubanghi  est,  jusqu'à  présent,  une  très  large  rivière,  mesurant.qn 
ccrlains  endroits  i»lusieurs  kiiomèhes  de  lai-ge  et  se||rél|"éçi.^anl:__eH 
d'autres  jusqu'à  sept  ou  luiit  cents  mètres.  ^:;ion,|;i)y^rant^es|.lK\iu^^^^^^ 


—  1.30  — 

[ilus  ra[)ide  encore  que  celui  du  Congo.  Les  eaux  sont  hautes  en  ce 
monienl,  mais  ne  a  ont  pas  tarder  à  redescendre,  car  elles  atteignent 
annuellement  leur  maximum  vers  la  lin  de  septembre  et  ne  restent  que 
peu  de  temps  stationnaires.  Les  îles  dont  est  parsemée  la  rivière,  sur- 
tout en  ses  plus  grandes  largeurs,  sont,  par  conséquent,  presque  toutes 
actuellenn?nt  submergées,  et  c'est  un  efTet  assez  curieux  que  ces  masses 
de  verduie  sombre  plongeant  dans  l'eau,  sans  transition  aucune  de  berges 
quelconques.  La  confiance  complète  ne  revient  cependant  pas  aux  habi- 
tants, que  le  grand  nombre  de  nos  soldats  blancs  épouvante  un  peu,  et 
nous  n'apercevons  pas  une  seule  femme:  toutes  se  sont  cachées  dans  la 
brousse.  Les  indigènes  nous  donnent  quelques  vivres,  mais  en  très 
petite  quantité. 

Navigalioii  sur  l'Oi(baii(jlii  (suite).  —  Hier,  15  octobre,  nous  a\ons 
beaucoup  marché.  Notre  faible  provision  de  bois  ne  nous  permet  pas 
aujourd'hui  la  même  activité,  car,  partis  à  six  heures  vingt,  nous  stop- 
pons vers  huit  heures  et  nous  remettons  en  marche  vers  onze  heures  et 
demie. 

Nous  avions  encore  accosté  un  petit  village  dont  les  habitants 
avaient  fui  rapidement  et  n'étaient  revenus  qu'en  très  petit  nombre  et 
représentés  seulement  [lar  le  sexe  fort.  Le  beau  sexe(!)  avait  trouvé 
plus  prudent  de  mettre  entre  nous  et  lui  la  distance  de  quelques  cen- 
taines de  mètres  d'eau  et  de  marécages.  La  température,  qui  était  de 
vingt-cinq  degrés  quand  nous  nous  sommes  arrêtés  à  huit  heures,  monte 
rapidement  et  dépasse  trente-cinq  degrés.  Il  fait  très  lourd:  vers  une 
heure,  quelques  gouttes  de  pluie  nous  arrosent,  et  les  orages  ont  l'air  d(> 
nous  menacer.  Cependant,  à  trois  heures  cinquante  minutes,  après  plu- 
sieurs tentatives,  rendues  infructueuses  par  la  difliculté  de  trouver  un 
atterrissage  au  miheu  de  toutes  ces  brousses  inondées,  nous  entrons 
dans  le  port  d'un  village  assez  important,  où  notre  présence  cause 
encore  pas  mal  d'épouvante.  Les  hommes  nous  attendent,  mais  groupés 
et  a!rhîes  de  lances  et  de  sagaies.  Quelques-uns,  mais  très  rares,  ont  des 
fusils. 'K^bs  bonnes  paroles  les  rassurent  à  moitié,  et  le  débarquement 
s''opè"rè  sans  encombre.  Les  indigènes  ont  cependant  la  précaution  de 


—  i:]l  — 

fermer  les  portes  de  leurs  cases.  Quant  aux  femmes,  elles  restent  de  plus 
en  plus  invisibles. 

Le  village  d'hier  s'appelait  Zoundou,  celui  où  nous  campons  ce  soir  a 
nom  N'Ghiri.  Ils  sont  situés  soit  dans  des  îles  ou  sur  les  rives,  mais  du 
côté  belge.  Les  populations  de  ce  dernier  village  sont  des  Moukiris  ou 
Boukiris.  Il  est  assez  difficile  de  savoir  la  prononciation  exacte,  parce 
que  dès  qu'un  blanc  interroge  les  noirs  et  paraît  prononcer  à  peu  près  le 
nom,  ceux-ci  disent  oui  tout  de  suite,  espérant  sans  doute  faire  plaisir 
au  blanc  par  cette  marque  d'assentiment.  J'ai  remarqué,  à  propos  des 
noirs  que  nous  avons  vus  jusqu'à  présent,  que  pour  dire  non,  ils  font 
comme  nous  et  agitent  la  tète  de  gauche  à  droite  et  vice  versa,  tandis  que 
pour  dire  oui,  ils  se  contentent  seulement  de  lever  une  fois  la  tète  brus- 
quement, produisant  une  sorte  de  son  guttural,  correspondant  à  peu 
près  à  JiKm!  prononcé  la  bouche  fermée  et  par  le  nez.  Les  populations 
rencontrées  depuis  notre  départ  de  Lirranga  et  même  un  peu  avant  sont 
beaucoup  plus  fortes  et  plus  robustes  que  celles  qui  avoisinent  le  Pool. 
Cela  tient  principalement  à  leur  nourriture  beaucoup  plus  substantielle 
que  celle  des  premiers  indigènes  que  nous  avons  rencontrés.  Tandis  que 
les  Bangouyos,  les  Ballilis,  les  Batékés  mangent  du  manioc,  quelques 
rares  morceaux  de  viande,  quelquefois  même  de  la  terre,  les  Boubanguis, 
les  Boukiris  mangent  de  la  viande  en  assez  grande  quantité,  énormément 
de  poisson  fumé,  des  bananes,  du  manioc  excellent,  et  font  leur 
cuisine  à  l'huile  de  palme.  Parfois  même  ils  savourent  avec  délices  un 
morceau  de  viande  humaine.  Aussi  sont-ils  plus  fiers  et  plus  farouches. 
Les  premiers  blancs  qui  ont  remonté  l'Oubanghi,  IM.  Dolisie  entre  autres, 
ont  eu  maille  à  partir  avec  eux  et  ont  été  souvent  attaqués.  Maintenant, 
ils  se  tiennent  tranquilles,  mais  sur  une  réserve  encore  assez  grande, 
bien  qu'ils  fassent  le  commerce  de  Fivoire  avec  les  Européens.  Nous 
passons  là  une  bonne  nuit,  quoique  la  veille  au  soir  nous  ayons  eu  des 
menaces  d'orage  qui  ne  se  sont  réalisées  que  vers  quatre  heures  et  demie, 
le  lendemain  matin. 

A  cinq  heures,  au  moment  de  notre  lever  habitu(d,  la  pluie  tombe 
à  torrents,  et  c'est  sous  une  véritable  cataracte  que  nous  quittons  notre 
campement  à  six  heures  vingt,  pour  continuer  notre  route.  Heureuse- 


—    132  — 

ment,  vers  sept  lieures  et  demie,  le  temps  s'éclaircit,  et  on  peut  stopper, 
pour  faire  du  bois,  pendant  une  heure  et  demie  environ.  Les  rives  sont 
toujours  très  basses  et  complètement  inondées,  ce  qui  rend  la  coupe  et 
la  récolte  de  notre  bois  assez  difticiles.  Nous  reparlons  vers  neuf  heures 
et  demie,  et  nous  traversons  l'Oubangbi  pour  suivre  de  nouveau  la  rive 
française  que  nous  avions  lâchée.  La  rivière  se  resserre  assez  étroite- 
ment, mais  elle  a  encore  une  largeur  de  huit  à  neuf  cents  mètres  et 
coule  en  une  seule  nappe  d'eau  dont  le  courant  est  très  rapide.  A  une 
heure  dix  minutes,  stoppage.  Je  remarque,  au  village  oii  nous  nous 
arrêtons,  un  crâne  qui  sert  à  marquer  les  bornes  du  port,  si  l'on  peut 
appeler  ainsi  les  petites  criques  où  les  indigènes  abritent  leurs  pirogues. 
Nous  sommes  en  plein  chez  des  ogres,  plus  réels  que  ceux  du  petit 
Poucet,  mais  cependant  nous  pouvons  descendre  sans  crainte  pour  nous, 
sinon  pour  eux.  Ils  font  toutefois  bonne  figure  et  nous  promettent  des 
vivres. 

■  Tous  ces  jours-ci,  nous  voyons  de  tous  côtés  une  collection  de 
papillons  aux  couleurs  les  plus  variées.  Quand  nous  ferons  une  halte  un 
peu  longue,  je  compte  en  envoyer  une  série  en  France. 

Nous  ne  sommes  pas  longtemps  à  nous  apercevoir  que  nous  sommes 
sur  la  rive  française,  car  les  femmes  s'apprivoisent  peu  à  peu  et  viennent 
nous  examiner  avec  une  curiosité  qui  ne  craint  pas  d'être  indiscrète.  Je 
me  procure  un  morceau  de  bois  avec  lequel  elles  fabriquent  le  rouge 
dont  plusieurs  se  peignent  le  corps.  Les  femmes  ne  mettent  plus  ici  le 
pagne  en  étoffe,  mais  une  sorte  de  jupon  en  filaments,  tout  à  fait  autoch- 
tone et  qui  a  beaucoup  plus  d'originahté  que  les  jupons  ordinaires.  Les 
habitants  sont  des  Malaï,  du  moins  autant  que  nous  pouvons  le  com- 
prendre, et  toujours  avec  une  certaine  incertitude,  causée  par  ce  que  je 
vous  ai  exposé  plus  hiuit.  Le  chef  du  village  voidait  faire  échange  de 
sang  avec  un  de  nous,  mais  on  n'a  pas  jugé  à  proi)Os  de  le  contenter, 
puisque  ce  village  n'est  (pi'une  étape  insignifiante  le  long  de  notre 
i-oiilc.  Jidicn  sVsl  borné  n  se  fiiirc  IVottcr  vigonrcusomciit  un  bras 
contre  celui  du  chef,  ce  (pii  est  une  manière  d'affirmer  son  aniilir.  toiil 
en  se  disant  un  tas  de  «  malamou,  malamou  niingiié  »  (bien,  très  bien). 

Pondant  qne  j'y  p.Mise.  je  veux  vous  parln-  de  cet  échangv  du  sani?. 


.  ..•••^^  -,/. 


L    EMIiAKUUK.MKNT     PENDANT     I,    OliAi;!': 


—  133  — 

très  en  honiioiir  chez  les  populations  oubanghiennes.  Les  deux  per- 
sonnes qui  veulent  s'unir  par  les  liens  d'une  amitié  éternelle  et  devenir, 
suivant  l'expression  noire,  «  frères  volontaires  »  (l'expression  est  peut- 
être  de  moi,  mais  ça  ne  fait  rien),  s'asseyent  Tune  à  côté  de  l'autre. 
Alors,  un  féticheur,  à  la  fois  prêtre,  médecin  et  magicien,  s'avance  au 
milieu  de  la  foule  assemblée  et  fait  une  petite  entaille  avec  un  canif  à 
l'avant-bras  de  chaque  patient.  Tous  deux  se  frottent  mutuellement  leurs 
deux  plaies,  de  façon  à  opérer  le  mélange  du  sang,  et  ça  y  est.  Le  chef 
du  village  où  nous  devons  dormir  avait  environ  cent  dix  cicatrices.  C'est 
pousser  un  peu  loin  l'affection  pour  le  premier  venu,  et  la  banalité  de 
l'opération  prouve  qu'on  ne  doit  pas  y  attacher  une  grande  importance. 

Pourtant,  à  Brazzaville,  un  chef  Batéké  devait  faire  avec  M.  Dolisie 
l'échange  du  sang.  Au  moment  de  l'exécuter,  il  lui  dit  :  «  Tu  es  jeune; 
moi.  je  suis  vieux,  et  comme  je  vais  bientôt  mourir,  fais  l'échange  avec 
mon  fds  et  successeur.  »  Il  faut  dire  que  parmi  les  noirs  qui  le  font  de 
bonne  foi,  la  croyance  est  répandue  que  deux  amis  liés  par  l'échange  du 
sang  doivent  se  suivre  de  près  dans  la  tombe. 

A  peine  étions-nous  couchés,  vers  neuf  heures,  que  la  pluie  com- 
mence à  tomber,  sans  orage;  mais  quelques  minutes  après,  soudain  un 
éclair  large  et  brillant  déchire  la  nue.  suivi  aussitôt  d'un  formidable 
coup  de  tonnerre;  puis,  plus  rien.  Je  dois  avouer  que  ce  coup  isolé, 
troublant  d'une  façon  si  imprévue  le  calme  des  alentours,  est  assez 
impressionnant  et  agit  violemment  sur  les  nerfs. 

Vers  trois  heures  et  demie  du  matin,  le  17  octobre,  un  orage  nous 
réveille  ;  le  tonnerre  gronde  sans  interruption,  et,  à  cinq  heures  et  demie, 
la  pluie  et  l'orage  font  fureur.  L'embarquement  sous  ce  déluge  est 
assez  piteux.  Le  bois  lui-même  refuse  de  flamber,  et  nous  n'avançons 
que  très  lentement;  notre  départ  avait  eu  Heu  à  sept  heures  cinq  mi- 
nutes. Nous  rencontrons  une  île  sur  laquelle  nous  apercevons  un  arbre 
foudroyé  par  la  tempête  de  la  nuit,  et  vers  onze  heures  et  demie  nous 
nous  arrêtons  pour  faire  du  bois.  L'atterrissage  offre  plusieurs  péri- 
péties; le  courant,  très  violent,  nous  rejette  sur  la  rive;  à  un  moment 
donné,  l'amarre  qui  retient  la  Duchesse  Anne  à  notre  bateau  s'engage  sous 
une  hélice,  et,  cahin-caha,  nous  rejoignons,   ou  plutôt  nous  sommes 


—  134  — 

rojelés  contre  la  rivo.  Un  moment  après,  autre  émotion  :  la  Duchesse 
Avne,  qu'on  avait  amarrée  contre  le  bord  de  VOnhanghi-steaiuer,  reçoit  le 
choc  d'une  île  flottante  considérable  et  se  sauve  à  la  dérive,  en  cassant 
les  cordes  qui  la  retenaient.  Heureusement,  trois  hommes  étaient 
dedans,  et  ils  parviennent  à  l'amener  à  la  berge. . .  Ouf! 

Nous  repartons  à  deux  heures  quarante-cinq,  par  un  temps  assez  beau, 
et  notre  marche  s'accomplit  en  de  meilleures  conditions.  Vers  quatre 
heures  et  demie,  on  cherche  un  endroit  pour  camper:  mais  l'inondation 
des  berges  rend  ce  travail  très  difficile,  et  le  vent  nous  gagne.  Heu- 
reusement, à  six  heures  quarante  minutes,  le  soleil  couché  depuis  plus 
d'une  heure,  nous  arrivons,  presque  à  tâtons,  à  un  village,  situé  dans 
une  île  du  côté  de  la  rive  belge.  Par  bonheur,  les  bateaux  ont  l'habi- 
tude d'y  atterrir  et  les  indigènes  ne  sont  pas  effrayés  de  notre  arrivée. 

Le  lendemain  matin,  18  octobre,  pendant  qu'on  fait  le  bois,  car  notre 
provision  d'hier  est  complètement  épuisée,  nous  pouvons  étudier  les 
habitants.  Ce  sont  encore  des  Malaï.  Leur  village  a  un  petit  port,  com- 
posé de  deux  arbres  immergés  et  flottants  que  sépare  une  entrée,  dans 
laquefle  les  pirogues  sont  toutes  à  l'abri  du  courant  et  des  voleurs. 
L'intérieur  du  village  ressemble  à  la  plupart  de  ceux  que  nous  avons 
rencontrés.  Les  indigènes  ont  tous  des  bancs  devant  leurs  portes,  et 
dont  quelques-uns  même  ont  des  dossiers.  Leurs  principales  industries 
paraissent  être  la  pèche  et  la  chasse.  Nous  voyons  des  quantités  de  têtes 
d'éléphant,  d'hippopotame  et  de  buffle  sur  leur  place  principale.  Ils 
fabriquent  des  filets  et  des  pièges  à  poissons  de  différents  genres.  Hs 
nous  offrent  du  poisson,  mais  il  est  malheureusement  fumé  et  exhale 
généralement  une  odeur  peu  agréable.  Comme  nous  pouvons  avoir  des 
vivres  frais,  nous  dédaignons  ce  hareng  saur  nouveau  modèle,  et  nous 
nous  contentons  d'achelor  des  poules  et  des  patates.  Les  hommes  de 
I  es(;orte  achètent  de  la  canne  à  sucre,  du  maïs  et  des  bananes  en  assez 
grande  quantité.  Le  manioc  devient  plus  rare. 

Le  temps  est  su])erbe.  et.  j)resque  ])our  la  ])remière  ft.is  depuis  que 
n(Mis  sommes  m  Afrique,  lu.iis  avens  un  Ix'iiu  ciel  bleu:  au  lever  du 
soleil,  le  brouillard  était  très  épais  H  llunnidité  fort  grande.  Cette 
dernière  est  cause  de  Tinsalubrilé  du  climat,  et,  si  l'on  pouvait  s'en  pré- 


—  13o  — 

server,  on  aurait  peu  de  fièvres  à  redouter;  mais  elle  pénètre  partout  et 
vous  imbibe  en  quelque  sorte.  Le  nom  du  village  où  nous  sommes  en  ce 
moment  est  Monpourengo;  celui  d'avant-liier  s\qipelait  Yound)i.  Vers 
midi  trente-cinq  minuties,  après  les  coups  de  sifflet  réglementaires,  nous 
filons  rapidement,  car  le  bois  sec  nous  permet  de  marcber  à  grandes 
allures.  Comme  il  fait  un  {)eu  chaud,  je  ne  tarde  [>as  à  m'endormir  du 
plus  profond  sommeil  et  je  fais  une  excellente  sieste.  Pendant  ce  temps, 
paraît-il,  un  orage  vlss^m  fort  se  produit  et  le  tonnerre  fait  un  boucan 
énorme  dont  je  me  garde  bien  d'entendre  le  moindre  éclio,  el.  quand  je 
nm  réveille,  le  temps  s'est  complètement  remis  au  beau. 

La  navigation,  un  peu  monotone,  sur  l'Oubangbi  se  continue  jusqu'à 
quatre  heures  quarante,  où  nous  stopj)ons  le  long  d'une  berge  assez 
haute.  Quelques  cabanes  sont  auprès  de  nous.  C'est  le  village  de  Mopen- 
zélé.  Le  fils  du  chef  a  servi  sur  les  bateaux  de  YVAaX  français,  et  nous 
sommes  bien  reçus,  malgré  la  pauvreté  qui  semble  régner  partout  dans 
les  cases.  Je  dois  faire  une  exception,  pour  être  juste,  en  faveur  d'une 
case  isolée,  située  au  milieu  d'un  beau  champ  de  manioc  bien  planté  et 
de  patates  bien  alignées  et  cultivées  avec  soin.  On  sent  un  peu  l'influence 
(mropéenne;  la  clôture  qui  entoure  ce  champ  en  est  particulièrement 
bien  faite  et  (rès  solide. 

Le  soir,  une  véritable  tornade  nous  arrive  de  l'est,  poussée  par  un 
vent  furieux:  les  vagues,  le  clapotis,  les  éclairs  incessants  et  le  tonnerre, 
le  tout  suivi  d'un  peu  de  pluie,  tels  sont  mes  com[)agnons  de  voyage  de 
huit  à  dix  heures.  L'humidité  a  encore  augmenté,  et  j'ai  un  mal  énorme 
à  en  préserver  mon  lit;  avant-hier,  je  me  serais  cru  couché  dans  un 
vrai  bain,  tant  elle  était  grande.  Il  est  tem})S  que  nous  arrivions  à 
Banghi  pour  remédier  à  un  tas  de  petits  inconvénients  et  d'avaries  dus 
au  débarquement  quotidien  de  nos  tentes,  de  nos  effets,  et  à  leur 
montage  et  démontage  perpétuels. 

19  octobre.  —  Un  [teu  de  pluie  au  départ,  qui  a  lieu  vers  six  heures 
(iuarante-cin(|.  Nous  stoppons  à  sept  heures  Irente-chni  pour  faire  du 
bois  (scie  perpétuelle!)  à  un  village  peu  intéressant,  mais  où  nous 
remarquons  que  les  cases  sont  bordées,  à  leur  base,  d'un  mur  en  argile 


—  13G  — 

(Fime  hauteur  de  trente  centimètres,  dans  lequel  s'adaptent  des  bam- 
bous, au  lieu  d'être  simplement  fichés  en  terre  comme  dans  les  autres 
villages.  C'est  une  défense  contre  les  inondations  et  Thumidité,  très 
grande  ici,  causée  par  les  crues  fréquentes  et  le  peu  d'élévation  des 
berges  de  la  rivière.  Je  signale  les  heures  de  départ  et  d'arrivée,  et 
aussi  celles  des  haltes,  pour  que  vous  vous  rendiez  à  peu  près  compte 
du  chemin  parcouru.  Nous  allons  doucement,  à  cause  de  notre  charge- 
ment. Le  Djour,  au  dire  des  indigènes,  avait  six  jours  d'avance  sur  nous, 
hier  soir.  J'envoie  des  Sénégalais,  avec  des  cartouches,  à  la  chasse,  et 
ils  me  rapportent  deux  pintades.  De  mon  cùté.  j'y  vais  aussi  et  je  rap- 
porte un  milan  :  mais  le  terrain  est  tellement  glissant  que  je  m'aplatis 
deux  fois  sur  le  sol.  Dégoûté  de  la  promenade,  mon  fusil  plein  de  terre, 
je  rentre  au  bateau,  cahin-caha. 

A  une  heure  quarante-cinq  minutes,  nous  re})artons  à  notre  train 
ordinaire,  marchant  assez  bien.  Vers  cinq  heures  cinquante,  nous  accos- 
tons sur  la  rive  belge,  à  un  village  appelé  Boyéka.  Les  habitants  sont 
des  Bondjios,  une  des  plus  grandes  tribus  de  la  rive  gauche  de  l'Ou- 
banghi.  Ce  sont,  paraît-il,  de  farouches  anthropophages;  ils  ont  pour- 
tant, dans  leur  village,  l'air  d'être  tranquilles,  mais  un  peu  plus  abrutis 
que  les  peuplades  précédentes.  Leurs  constructions  sont  bien  alignées, 
et  devant  chaque  porte  se  dressent  des  bancs  et  des  sortes  de  grils 
en  bois,  destinés  à  faire  sécher  le  poisson.  A  mesure  que  nous  avançons, 
les  bananiers  augmentent  dans  les  villages,  mais  le  manioc  disparaît  ou 
diminue  dans  des  proportions  considérables.  Le  sol  sur  lequel  nous 
campons  est  argileux  et  garde  l'humidité  d'une  façon  très  désagréable. 
Le  matin,  les  rosées  sont  très  abondantes. 

20  octobre.  —  C'est  du  bois,  du  bois,  du  bois,  c'est  du  bois  qu'il  nous 
faut,  oh,  oh,  oh,  oh!  Nous  pourrions  encore  chanter  cette  ritournelle 
ce  malin,  puisque  la  mise  en  route  a  été  retardée  par  le  temps  employé 
à  chercher  du  bois  sec,  à  le  porter  au  bateau  et  à  le  débiter  avant  de  le 
rentrer  dans  les  soutes.  A  dix  heui'(\'^  dix.  on  lève  l'ancre,  et  la  navi- 
gation conliiiue.  Vers  midi  lr('iile-ciii(|  niinules.  le  thermomètre  nîar- 
(piait  li'ciilc-deiix  degrés  au-dessus  de  /.no.  l  u  orage  poinl  à  l'horizon. 


—  i:n  — 

on  craint  une  tornade  qui  pourrait  être  dangereuse,  étant  donné  notre 
chargement,  et  l'on  se  gare  dans  une  crique.  A  une  heure  v.l  demie,  la 
pluie  tomhe  à  torrents,  avec  accompagnement  de  tonnerre  et  d'éclairs; 
mais  le  vent  ne  se  mettant  pas  de  la  partie,  on  part  une  demi-heure 
après.  Le  thermomètre  est  descendu  en  quelques  minutes  à  près  de 
vingt-trois  degrés.  Nous  avons  froid  et  endossons  nos  manteaux.  Vers 
quatre  heures  quinze,  on  stoppe  sur  la  rive  belge,  à  un  village  belge  (je 
dis  belge  au  lieu  de  situé  sur  la  rive  de  l'État  indépendant).  Son  nom 
estMounga,  et  la  population  est  bondjio.  Ici  Fanthropophagie  commence 
à  devenir  de  toute  évidence,  et  les  habitants,  quand  nous  leur  montrons 
un  crâne,  nous  expriment  par  gestes  qu'ils  ont  mangé  le  reste  du  corps 
après  lui  avoir  tranché  la  tête,  et  ils  s'évertuent  à  nous  faire  comprendre 
que  ce  mets  est  excellent. 

Les  Bondjios  se  distinguent  surtout  par  l'absence  des  quatre  incisives 
supérieures,  qu'ils  s'arrachent  pour  faire  mieux  ressortir  leurs  canines. 
Ils  se  font  aux  épaules  des  cicatrices  et  des  tatouages  qui  ressemblent 
beaucoup  aux  manches  de  gigot.  Les  dessins  sont  réguliers,  en  forme 
de  feuilles  de  laurier,  sur  une  longueur  d'environ  cinq  à  six  centimètres 
et  autant  de  largeur.  J'ai  rencontré  un  jeune  garçon  de  quinze  à  seize 
ans  tellement  maigre  que  je  voulais  l'engager  pour  jouer  les  squelettes 
au  Muséum;  mais  malheureusement  il  n'a  rien  compris  à  mes  proposi- 
tions, très  avantageuses  pour  lui  cependant!  La  saison  des  pluies  bat 
son  plein  (suivant  la  belle  expression  usitée  à  Paris),  et  c'est  dans  une 
véritable  inondation  que  nous  dressons  nos  tentes.  La  moitié  du  village 
est  sous  l'eau,  et  l'autre  moitié  ferait  la  joie  des  canards.  J'ai  le  plus 
grand  mal  à  tenir  mon  lit  sec,  et  c'est  pourtant  une  condition  indispen- 
sable de  santé.  Du  reste,  depuis  mon  départ  de  Brazzaville,  je  me  porte 
comme  un  charme,  je  mange  comme  huit  et  dors  supérieurement.  Les 
méchantes  langues  prétendent  même  que  je  dors  trop,  mais  il  ne  faut 
pas  les  écouter. 

21  octobre.  —  De  bonne  heure,  à  six  heures  quarante,  nous  nous  met- 
tons en  marche,   et  au  bout  d'une  heure   Sa  Majesté  le  Bois  nous 

ordonne  de  nous  arrêter,  et,  comme  il  est  maître  absolu,   nous  lui 

■18 


—  i:{S  — 

obéissons  et  stoppons  à  un  village  dont  les  habitanis  montrent  une  bra- 
voure exagérée  et  s'enfuient  de  toute  la  vitesse  de  leurs  jambes ,  et 
point  ne  les  revoyons.  Il  est  huit  heures;  pendant  qu'on  apporte  le  bois, 
j'envoie  deux  de  nos  Sénégalais  à  la  chasse.  Ils  reviennent  bientôt  avec 
quatre  pintades,  qui  nous  permettent  de  varier  notre  ordinaire.  D'ail- 
leurs, nous  n'avons  pas  à  nous  plaindre  à  ce  point  de  vue;  depuis  notre 
départ  ou  plutôt  depuis  M.  Goudchau,  presque  tous  les  jours,  nous  avons 
des  vivres  frais,  œufs,  poulets,  pintades,  quelquefois  cabris  et  moutons, 
mais  ces  derniers  sont  beaucoup  plus  rares.  Je  stupéfie  littéralement  les 
noirs  avec  mes  gants.  Ils  s'approchent  de  moi  et  veulent  absolument 
savoir  s'ils  se  détachent  des  mains.  D'autres  trouvent  étrange  de  se 
noircir  les  mains,  quand  on  les  a  blanches. 

A  Lirranga,  les  noirs  de  la  mission  ont  dit  aux  Pères  :  «  Sont-ils  drôles, 
ces  gens-là!  voilà  qu'ils  portent  maintenant  des  chaussures  aux  mains.  » 
Nous  quittons  le  mouillage  provisoire  à  deux  heures  cinquante  pour 
marcher  jusqu'à  la  nuit  et  arrêter  à  six  heures  trente-cinq  au  village 
d'Impondo.  Il  est  trop  nuit  pour  visiter  le  village,  et  ce  n'est  que  le 
lendemain,  22  octobre,  que  nous  pouvons  faire  une  petite  promenade 
dans  la  rue  principale  qui  s'étend  le  long  de  la  rive  du  Congo,  pendant 
plusieurs  centaines  de  mètres.  Impondo  est  un  grand  village,  mais 
remarquable  par  son  excessive  saleté.  La  population  est  encore bondjio 
et  très  anthropophage.  Les  gens  se  nourrissent  d'hommes,  de  chiens, 
de  chèvres,  de  bananes  et  de  manioc. 

C'est  là  que,  pour  la  première  fois,  nous  voyons  ces  fameux  piquets  à 
décapiter.  Devant  chaque  maison  principale  se  trouve  une  perche, 
longue  de  quatre  mètres  environ  et  munie  à  son  extrémité  supérieure 
d'une  corde.  Le  patient  est  amené  près  de  cette  perche,  dont  on  fait 
lléchir  l'extrémité  supérieure  à  l'aide  de  la  ficelle.  On  la  passe  autour 
du  cou  du  malheureux,  qui  se  trouve  de  la  sorte  à  moitié  étranglé.  Le 
bourreau  s'approche  alors  et  lui  coupe  le  cou  d'un  seul  coup.  La  tète, 
qui  n'est  plus  retenue  par  le  poids  du  corps,  se  trouve  violemment 
entraînée  par  la  ficelle,  et  la  perche,  faisant  ressort  en  reprenant  sa  posi- 
tion normale,  la  fait  voltiger  en  l'air,  tandis  que  la  foule  porte  le  cadavre 
vers  la  marmite  où  doit  se  cuire  ce  ragoût  horrii)le,  qui,  disent-ils,  est 


—   13!)  — 

bien  supérieur  à  tous  les  autres  aliments.  Près  de  ces  perches  sont 
alignés  des  crânes  dans  un  ordre  absolument  parfait,  et  c'est  un  habi- 
tant du  pays  qui  nous  exphque  le  procédé,  avec  accompagnement  (k. 
gestes  très  expressifs,  et  sans  manifester  la  moindre  honte  et  la  plus 
légère  émotion  en  racontant  ces  horreurs.  Et  pourtant  les  bateaux  sont 
toujours  bien  accueilhs  ici,  et  les  indigènes  pleins  de  respect  envers  les 
«  iMoundelés  »  (Blancs).  Quand  nous  arrivons,  ce  sont  des  «  malamou  » 
sans  fin;  ce  qui  signifie  à  la  fois  bon  et  bonjour.  Pour  le  reste,  la  langue 
a  beaucoup  changé  depuis  Brazzaville,  et  du  peu  que  nous  comprenions, 
nous  ne  saisissons  ici  plus  rien  du  tout. 

A  dix  heures  trente  nous  nous  remettons  en  route,  et  arrivons  à  une 
heure  cinquante  à  l'ancien  poste  abandonné  de  Manzaca.  Ce  poste,  dont 
Futilité  avait  été  jugée  assez  grande  au  début  des  explorations  dans 
rOubanghi,  fut  supprimé  Tan  dernier,  au  mois  de  juin,  par  raison 
d'économie,  eL  aussi  comme  n'offrant  pas  une  importance  assez  consi- 
dérable. Les  postes  de  Lirranga  et  de  Bonghi  sont  jugés  suffisants  pour 
maintenir  la  tranquillité  dans  la  rivière,  étant  donné  qu'elle  est  navi- 
gable entre  les  deux  points. 

Nous  trouvons  là  un  campement  très  agréable,  d'autant  plus  que  les 
jardins  du  poste  sont  encore  suffisants  pour  notre  consommation,  bien 
que  la  brousse  les  ait  envahis  et  que  les  éléphants,  les  bœufs  et  les 
hippopotames  s'en  servent  comme  salle  de  danse.  Au  moment  où  nous 
arrivons,  un  superbe  alligator  faisait  sa  sieste  au  soleil.  En  nous  aperce- 
vant, il  s'est  immédiatement  replongé  dans  son  élément,  éAidemment 
très  contrarié  de  l'arrivée  de  la  «  pirogue  à  pioche  d'eau  »  (nom  donné 
par  quelques  noirs  aux  bateaux  à  hélice).  A  peine  descendus  à  cet 
emplacement  de  feu  Manzaca,  nous  nous  précipitons  et  faisons  tout 
d'abord  une  ample  provision  de  citrons;  puis  quelques  ananas,  plusieurs 
papayes  et  des  patates  complètent  nos  conquêtes,  destinées  aux  repas 
futurs.  A  peine  le  camp  est-il  dressé  qu'un  de  nos  Sénégalais  vieni  nous 
trouver  en  nous  disant  qu'à  cent  mètres  à  peine,  il  a  aperçu  des  élé- 
phants et  des  bœufs.  Je  saute  sur  mon  fusil,  et,  accompagné  de  Potlier, 
du  mécanicien  de  bord,  un  Sénégalais,  nommé  Oousmann,  armés  tous 
deux  de  carabines  Gras,  modèle  74,  nous  partons  pour  la  guerre.  A 


—   140  — 

quelques  mètres,  en  effet,  nous  remarquons  des  traces  fraîches  des 
énormes  pachydermes  et  nous  nous  mettons  à  leur  poursuite.  Mais  les 
rusés  animaux  nous  avaient  probablement  éventés,  et,  après  une  marche 
de  deux  heures  dans  les  sentiers  tracés  par  les  faunes,  à  travers  des 
marécages  où  Ton  enfonçait  jusqu'aux  genoux,  et  faisant  irruption  au 
milieu  d'une  végétation  si  luxuriante  que  les  plantes  les  plus  rares  y 
paraissent  de  mauvaises  herbes,  nous  rentrons  au  campement,  heureux 
de  nous  plonger  dans  les  eaux  plus  ou  moins  propres  d'un  tub  remph 
par  rOubanghi. 

Le  soir,  aussitôt  après  le  dîner,  un  sergent  vient  nous  prévenir  qu'on 
a  entendu  un  éléphant  près  des  tentes  des  hommes.  Nous  y  courons;  ce 
n'était  qu'un  hippopotame,  à  ce  que  nous  avons  jugé  au  bruit,  car  à 
notre  approche  il  s'est  jeté  à  l'eau,  et  nous  ne  l'avons  plus  aperçu.  La 
nuit  était  superbe  à  ce  moment,  et  en  marchant  dans  l'herbe  on  aurait 
cru  se  promener  sur  un  fleuve  de  diamants,  tant  les  lucioles  lançaient 
leurs  brillants  éclats  parmi  les  herbes,  tandis  que  plusieurs  d'entre  elles 
voletaient  autour  de  nous,  s'éteignant  et  se  rallumant  tour  à  tour  à 
intervalles  réguhers.  Brrr...  je  deviens  poétique,  mais  en  vérité  le 
spectacle  valait  bien  la  peine  d'être  vu. 

23  octobre.  —  A  six  heures  trente,  nous  quittons  le  mouillage,  et  vers 
dix  heures  trente-cinq,  nous  stoppons  à  un  village  situé  sur  la  rive  belge 
et  portant  le  nom  de  Loumi.  Les  habitants  nous  font  des  signes  pour 
nous  dire  d'accoster,  et  se  portent  tous  au-devant  de  nous.  Une  heure 
avant,  nous  avions  aperçu  un  autre  petit  village  dont  les  habitants  nous 
avaient  adressé  la  même  gracieuse  invitation,  que  nous  avions,  du  reste, 
déclinée.  A  peine  accostons-nous  à  celui  dont  je  parle  que  les  indigènes 
nous  entourent,  poussant  des  «  malamou  »  sur  les  tons  les  plus  variés, 
en  signe  de  joie  et  d'amitié,  et  viennent  nous  offrir  des  tas  de  vivres  à 
acheter.  Les  petits  négrillons  sont  stupélaits  de  nos  gants  et  poussent 
des  hurlements  de  joie  chaque  fois  que  nous  les  mettons  et  que  nous  les 
retirons.  Ils  n'en  reviennent  pas.  Les  hommes  eux-mêmes  montrent  le 
même  étonnement.  Un  des  petits  drôles  comprend  cependant  quelques 
mots  de  français;  c'est  probablement  un  ancien  élève  d'une  mission  ou 


■*^^ 


^^ 


,S    ÉTAIENT     STCPÉKAITS    13  E    NOS    GANT; 


—   141   — 

le  domestique  d'un  voyageur  quelconque.  Mais  où  l'enthousiasme  esta 
son  comble,  c'est  lorsque  j'approche  une  montre  de  l'oreille  de  l'un 
d'entre  eux.  Tous,  à  tour  de  rôle,  veulent  en  écouter  le  «  tic  tac  », 
comme  ils  disent.  Les  femmes  elles-mêmes  veulent  l'entendre  ;  mais, 
plus  pratiques  que  leur  progéniture,  elles  nous  demandent  des  miroirs. 
Je  crois  que  pour  elles  c'est  Tobjet  de  traite  qui  a  le  plus  de  valeur  et 
qui  pourrait  servir  de  monnaie  d'échange  dans  toute  l'Afrique  occiden- 
tale intérieure. 

Le  village  de  Loumi  est  situé  sur  une  berge  abrupte  oîi  les  étrangers 
ont  peine  à  accoster,  et  lorsque  les  indigènes  veulent  en  défendre  l'accès, 
rien  ne  leur  est  plus  facile,  puisqu'ils  ont  ajouté  à  cet  obstacle  naturel 
une  forte  palissade  en  haut  de  cette  berge.  Quoiqu'ils  soient  de  la  race 
bondjio,  leur  commerce  avec  les  blancs  est  plus  important  que  celui  des 
villages  rencontrés  jusqu'ici,  par  la  raison  que  la  plupart  des  bateaux  y 
font  escale.  Cependant  les  femmes  ou  quelques-unes  d'entre  elles  nous 
regardent  d'un  œil  étrange  ou  même  se  cachent  le  visage  à  notre  appro- 
che, ne  voulant  probablement  pas  profaner  leurs  regards  à  la  vue  d'êtres 
aussi  laids  que  nous.  J'avoue  avoir  été  très  flatté  de  cette  opinion  du 
beau  sexe  noir  à  notre  égard.  Les  habitants  veulent  à  toute  force  nous 
retenir  et  nous  demander  de  passer  la  nuit  dans  leur  village;  mais  le 
bois  est,  paraît-il,  suffisant  aujourd'hui,  et,  malgré  toutes  leurs  supplica- 
tions et  promesses,  nous  repartons  au  milieu  des  «  acclamations  d'une 
foule  en  délire  »  (style  journaliste). 

La  chaleur  est  très  forte  à  midi  et  demi,  heure  de  notre  départ  de 
Loumi.  Le  soleil  tape  dur,  l'atmosphère  est  lourde;  tout  fait  prévoir  un 
orage  pour  tantôt.  Cependant,  lorsque  nous  arrivons  au  village  de  Bon- 
doungou,  sur  la  rive  française,  à  trois  heures  et  quelques  minutes,  il  n'a 
pas  encore  éclaté.  Les  habitants  sont  moins  braves  et  font  une  tête  mi- 
chair,  mi-poisson,  en  nous  voyant  débarquer.  Ils  viennent  cependant 
nous  dire  bonjour;  mais  ils  veulent  absolument  faire  l'échange  du  sang. 
Julien  et  Pottier  se  sacrifient  et  font  cet  échange.  iMoi,  je  regarde  celte 
cérémonie.  L'oi)érateur,  comme  je  vous  l'ai  dit.  fait  une  légère  incision 
cutanée  en  pinçant  légèrement  la  peau,  et  met  ensuite  une  sorte  de 
terre  glaise  et  de  poussier  de  bois  sur  les  deux  plaies  que  les  deux  non- 


—  142  — 

veaux  amis  se  froUent  Tune  contre  l'autre  avec  frénésie.  Puis,  après 
deux  ou  trois  gestes  bizarres  exécutés  sur  le  blanc  et  l'indigène,  tout 
est  terminé,  et  l'assistance  pousse  des  clameurs  variées,  en  intercalant 
un  nombre  considérable  de  «  malamou  »  et  des  «  hou  »,  des  «  ha  »  de 
toute  sorte.  J'ai  préféré  regarder  et  demander  aux  autres  leur  impres- 
sion. J'ai  toujours  bien  le  temps  de  me  faire  faire  au  bras  cette  petite 
piqûre  qui  n'a  rien  de  bien  agréable.  La  cicatrice  marque  assez  bien,  et 
tous  les  chefs  en  ont  sur  les  bras  une  collection,  qui  s'ajoute  à  leurs 
tatouages  pour  former  leurs  vêtements,  réduits  ici  à  bien  peu  de  chose. 
Je  crois  que  j'aurai  chaque  jour  quelque  chose  de  neuf  à  vous  raconter 
au  point  de  vue  de  la  cuisine  qu'on  peut  faire  avec  un  homme.  Les  indi- 
gènes voyant  un  de  nos  soldats  malades,  et  ayant  l'air  de  dormir,  nous 
ont  proposé  de  l'acheter  pour  le  manger,  disant  qu'il  serait  excellent! 
Jugez  de  l'effet  produit  par  cette  demande  au  moins  indiscrète  adressée 
aux  camarades  de  cet  homme  !  Ils  se  sont  bien  tordus  de  rire  pendant 
plusieurs  minutes.  L'orage  que  nous  craignions  s'est  heureusement 
réduit  à  des  éclairs  et  du  tonnerre  dans  le  lointain. 

24  octobre.  —  Le  bateau,  toujours  à  cause  du  bois,  n'est  pas  paré 
(terme  de  marine)  à  la  première  heure,  et,  comme  dans  la  chanson,  je 
me  promène  en  attendant.  Je  m'arrête  au  milieu  d'un  groupe  de  sau- 
vages, et  je  les  regarde,  appuyé  contre  un  arbre.  Plusieurs  s'approchent 
de  moi  et  me  débitent  des  discours  auxquels  je  ne  comprends  pas  natu- 
rellement un  traître  mot.  Finalement,  ils  s'enhardissent  et  commencent 
à  me  tâtcr  avec  curiosité.  Un  attroupement  se  fait  autour  de  moi  :  les 
uns  me  tripotent  les  mains  et  les  regardent  avec  attention;  d'autres, 
plus  hardis,  déboulonnent  les  manches  de  ma  chemise  et  passent  leurs 
mains  le  long  de  mes  bras;  quelques-uns,  plus  audacieux  encore,  me 
passent  la  main  dans  le  dos.  Je  me  laissais  faire  tranquillement,  et  cela 
m'amusait.  D'un  conmmn  accord,  cet  examen  passé,  ils  me  firent  com- 
})rendre  par  gestes,  en  se  passant  la  main  sur  le  ventre,  que  je  devais  être 
excellent  à  manger.  Cette  perspective  ne  m'a  pas  du  tout  séduit,  et,  bien 
qu'ils  m'aient  vivement  engagé  à  rester,  je  suis  remonté  sur  le  bateau, 
qui  filait  à  iiuit  heures  (|LiiiiZ('.  Co  qui  m'a  stupéfié,  c'est  la  tranquillité 


avec  laquelle  ils  ra"onl  raconté   tout  cola,  en  nie  faisant  même  toutes 
sortes  do  protestations  amicales. 

Après  une  navigation  assez  rapide,  de  trois  heures  environ,  nous 
stoppons  de  onze  heures  à  une  heure  quarante-cinq  pour  ramasser  du 
bois  mort,  et  nous  repartons.  A  trois  heures  quinze,  nous  nous  arrêtons 


JE  DEVAIS  ÊTRE  EXCELLENT  A  MANGEU. 

au  village  de  Madjembo,  situé  à  cinq  ou  six  cents  mètres  de  l'Oubanghi, 
sur  une  rivière  du  même  nom  (rive  française).  Ce  village  est  entouré 
d'une  forte  palissade,  où  sont  percées  quelques  ouvertures,  faciles  à 
former  à  Faide  de  portes  se  soulevant  en  lair  et  retombant  par  le  jeu  de 
bascule.  Ces  portes  sont  extrêmement  étroites  et  basses,  do  sorte  qu'on 
no  puisse  pénétrer  qu'un  à  un  dans  le  village. 

Les  habitants  sont  toujours  de  la  race  des  Bondjios  que  nous  avons 
rencontrés  précédemment,  avec  lesquels  ils  dilfèrent  pou.  Us  paraissent 


assez  riches  et  ont  des  moutons,  des  chèvres  et  des  poules  en  assez 
grand  nombre,  mais  ils  sont  peu  disposés  à  les  vendre,  et  ils  cèdent  à 
nos  hommes  quelques  œufs,  des  épis  de  maïs  et  du  manioc  en  très 
petite  quantité.  Ils  s'opposent  même  à  ce  que  nous  coupions  du  bois, 
mais  ils  viennent  en  vendre  très  peu,  il  est  vrai.  Ils  espéraient  que 
l'administrateur,  M.  T...,  qui  est  avec  nous  à  bord,  ferait  l'échange  du 
sang;  mais  celui-ci,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  refuse  la 
cérémonie  et  leur  offre  des  cadeaux...  Ce  n'est  qu'au  bout  de  quelque 
temps  qu'ils  sont  rassurés  et  qu'ils  amènent  à  bord  un  cabri  et  un  mou- 
ton. La  pluie  était  tombée  en  assez  grande  abondance  à  la  fin  de  la  jour- 
née, pendant  deux  heures  environ,  de  deux  à  quatre  heures,  et  le  village 
était  boueux  et  marécageux. 

25  octobre.  —  Voilà  six  mois  aujourd'hui  que  je  suis  parti  de  Marseille. 
Certes,  nous  n'avons  pas  avancé  à  des  allures  extraordinaires  et  nous 
n'avons  fait  qu'un  chemin  assez  restreint;  la  partie  intéressante  de  notre 
voyage  n'est  pas  encore  commencée ,  mais  nous  avons  fait  un  bon 
apprentissage,  et  diverses  écoles  qui  nous  serviront  de  leçons  dont  nous 
tâcherons  de  profiter  dans  l'avenir.  Grâce  à  Dieu,  je  n'ai  eu,  pour  ainsi 
dire,  jusqu'à  présent  aucune  maladie  et  me  porte  à  merveille.  Je  ne 
demande  qu'une  chose,  que  cela  continue,  car  dans  ce  pays-ci  surtout 
la  première  condition  indispensable  au  bon  état  de  l'esprit  est  un  corps 
de  fer  et  une  santé  inaltérable.  Ce  matin,  le  temps  est  gris  et  triste,  il 
ne  fait  pas  très  chaud,  mais  la  pluie  ne  tombe  pas.  Nous  sommes  encore 
retardés  par  la  recherche  du  bois.  On  n'en  trouve  pas,  et  on  se  décide  à 
partir  avec  la  provision  de  la  veille.  Du  reste,  cette  pénurie  nous  joue 
un  assez  mauvais  tour.  On  part  à  huit  heures  et  demie,  et  pendant  quel- 
que temps  ça  marche  assez  bien;  mais  à  un  moment,  vers  onze  heures, 
le  bois  lire  à  sa  fin,  et  tout  est  inondé  autour  de  nous.  Les  arbres  bai- 
gnent dans  un  ou  deux  mètres  d'eau,  chose  extrêmement  peu  commode 
pour  couper  et  débiter  le  bois,  comme  vous  pensez!  Tant  bien  que  mal, 
on  en  fait  un  peu  qui  suffit  à  nous  faire  avancer  une  heure  de  plus;  mais 
après  plusieurs  arrêts  successifs,  dans  le  vain  espoir  de  trouver  une 
terre  abordable,  nous  sommes  surpris  par  la  nuit,  et  obligés  de  nous 


--  143   - 

loger  laiil  bien  que  mal  sur  le  bateau  que  l'on  amarre  à  un  ar])re. 
Pendant  des  journées  comme  celle-ci,  on  fait  bien  peu  de  chemin,  et 
si  cela  continue,  nous  ne  serons  pas  de  sitôt  à  Banghi.  Nous  mettrons 
près  de  quarante  jours  pour  y  arriver,  et  encore  sera-ce  avec  beaucoup 
de  peine. 

26  octobre.  —  Il  a  \)\n  un  [x'u  celle  nuit,  et  le  jour  qui  se  lrv(^  est  gi'is 
et  peu  engageant.  La  rivière  et  le  ciel  ont  exactement  la  même  teinte, 
la  première  coule  en  masse  uniforme  entre  ses  rives  plates  et  boisées. 
.I(,^  dis  eiUiCj  mais  en  réalité  c'est  par-dessns  qu'il  faudrait  dire.  Les 
deux  masses  de  vert  sombre  qui  la  bordent  de  chaque  côté  paraissent 
l'encaisser,  bien  qu'elles  s'étendent  fort  loin  au-dessous  d'elle.  ÎNons 
n'avons  pas  à  nous  plaindre  de  la  température,  qui  n'est  guère  plus 
élevée  que  celle  d'un  été  moyen  en  France.  Je  supporte  même  très 
facilement  à  bord  les  vêtements  de  drap,  et  dans  la  matinée  je  suis 
souvent  obligé  de  mettre  un  capuchon  pour  ne  pas  souffrir  de  la  fraî- 
cheur et  de  l'humidité.  Cette  dernière  est  de  beaucoup  la  plus  désa- 
gréable ici.  Elle  pénètre  partout  et  détériore  tous  les  objets,  quels 
([uaient  été  les  soins  apportés  à  leur  emballage. 

Je  ne  vous  ai  plus  parlé  de  moustiques.  Ces  intéressants  animaux 
s'étaient  décidés  à  nous  laisser  à  peu  près  tranquilles;  mais  hier  ils  nous 
ont  assez  incommodés.  Une  des  suites  désagréables  de  leurs  visites,  ce 
sont  les  plaies  qui  se  forment  sur  les  écorchures  qu'on  se  fait  en  se 
grattant,  et  qui  constituent  une  sorte  de  maladie,  appelée  cran-cran  ou 
sarnes.  Ce  n'est  pas  très  douloureux,  mais  c'est  très  désagréable.  Pour 
l'instant,  j'ai  les  tibias  enveloppés  de  compresses  d'eau  phéniquée,  abso- 
lument comme  un  vieux  cheval  de  steeple-chase. 

Pendant  que  j'écris  cette  prose  splendide,  qui  caractérise  générale- 
ment mes  lettres,  nous  attendons  le  bois,  et,  comme  sœur  Anne,  nous 
ne  voyons  rien  venir,  même  pas  de  «  soleil  qui  poudroie,  ni  de  route 
qui  verdoie  »  !  Le  bois  est  tellement  long  à  trouver  et  à  faire  que  nous 
n'avons  marché  que  juste  sept  minutes  aujourd'hui.  On  a  à  peine 
chauffé  pour  arriver  à  l'endroit  où  la  terre  émergeait  un  peu,  et,  après 
.  quelques  tergiversations,  on  s'est  décidé  à  rester  la  journée  et  la  nuit 


—  14G  — 

dans  ce  pelil  roJuit.  Nous  n'avons  pas,  du  reste,  campé  à  terre,  mais 
nous  sommes  restés  sur  le  bateau,  la  terre  visible  se  réduisant  à  un  peu 
de  brousse  marécageuse.  Ma  foi!  je  dois  avouer  que  cette  journée  nous 
a  paru  bien  insipide,  employée  simplement  à  couper  du  bois.  Ce  n'était 
pas  du  bois  sec.  cette  fois,  mais  une  sorte  de  bois  vert,  appelé  parles 
indigènes  «  egona  »,  et  qui  ne  brûle  (]ue  s'il  est  dégagé  complètement  de 
son  écorce.  Les  moustiques  ont  tenu  à  prouver  leur  existence,  et  sont 
venus  nous  rendre  visite  en  nombre  suftisant.  Une  petite  tornade, 
accompagnée  de  vent,  est  venue  aussi  nous  secouer  vers  quatre  heures, 
aidée  par  la  pluie  et  le  tonnerre. 

27  octobre.  —  C'est  la  pluie  qui  nous  réveille,  ce  malin,  une  pluie 
régulière  et  bien  espacée,  qui  mouille  carrément.  A- sept  heures  moins 
le  quart,  nous  partons  enfin  et  filons  à  une  bonne  allure  vers  le  haut. 
La  pression  se  maintient  bien,  et  par  bonheur,  vers  huit  heures,  le  temps 
se  lève.  Vers  dix  heures,  nous  passons  en  vue  d'un  village  abandonné, 
situé  sur  la  rive  française  et  que  les  indigènes  ont  brûlé  dans  une  de 
leurs  guerres  entre  eux.  Il  s'appelait  Bayelé.  A  onze  heures,  nous  stop- 
pons, pour  faire  des  vivres,  au  village  de  Bondoungou,  situé  sur  la  rive 
française,  au-dessus  d'une  berge  qui  dépasse  le  niveau  de  Teau  actuelle- 
ment de  trois  mètres  à  trois  mètres  et  demi.  Les  habitants  nous  accueil- 
lent avec  joie  et  olTrent  de  nous  vendre  un  tas  de  babioles.  C'est  un 
échange  très  curieux  à  contempler  entre  nos  soldats  et  les  indigènes. 
Les  soldats,  du  haut  du  toit,  tendent  aux  noirs  les  barrettes,  des  perles 
(bayocasj,  et  autres  pacotilles.  En  échange,  les  habitants,  hommes  et 
femmes,  offrent  de  l'huile  de  palme,  des  bananes,  du  manioc  et  quelques 
autres  fruits  indigènes.  La  confiance  est  réciproque  :  une  main  tend  le 
payement,  l'autre  reçoit  l'achat,  et  chacun  lâche  sa  proie  en  même 
temps.  La  femme  du  chef  auquel  je  rends  ^-isite  trouve  ma  vieille  paire 
de  gants  tellement  étonnante  qu'elle  la  garde.  Le  chef  m'oflre  deux 
moutons  pour  majesté  en  drap:  mais  c'est  la  seule  qu,"  je  possède,  et  je 
dédaigne  cet  échange  avantageux. 

Ce  qui  ne  coûte  pas  cher,  par  .'xenq.le.  ce  sont  les  petits  enfants.  On 
nous  en  olTre  de  tout  jeunes  pour  quelques  perles.  Malheureusement  il. 


—   147  — 

sont  troj)  petits,  siiioii  j'en  aurais  envovr  deux  ou  trois  à  la  Mission  de 
Lirranga  pour  y  être  élevés.  Au  moment  où  j'écris,  la  vente  et  l'échange 
sont  à  peu  près  terminés  ;  mais  c'est  encore  un  charivari  extraordinaire 
parmi  les  noirs  qui  se  montrent  mutuellement  leurs  acquisitions.  Au 
moment  oii  nous  arrivions ,  les  noirs  du  haut  de  leur  herge  avaient 
absolument  l'air  de  pitres  de  foire,  faisant  un  boniment  sur  leur  estrade, 
pour  nous  engager  à  entrer.  Par  malheur,  nous  n'avons  pas  d'interprète, 
ou  plutôt  nous  en  avons  ])ien  un  à  bord,  mais  il  est  occupé  tout  le  temps 
et  ne  peut  qu'accidentellement  nous  donner  des  renseignements.  Xous 
restons  ici  pour  passer  la  nuit:  nous  pouvons  donc  visiter  un  peu  le 
>  illage . 

Il  est  en  quelque  sorte  fortifié,  entouré  d'une  palissade  en  bois  de 
trois  mètres  de  liautcur  et  borné,  aux  trois  faces  qui  ne  sont  pas  hmitées 
par  rOubanghi.  d  un  fossé  à  pic  d'une  profondeur  de  2". 50  environ. 
Bien  que  toutes  les  populations  ([uo  nous  ayons  rencontrées  depuis 
plusieurs  jours  appartiennent  aux  Bondjios.  ils  se  font  encore  assez  sou- 
vent la  guerre  entre  villages  voisins:  ce  qui  constitue  pour  eux  un 
moyen  très  pratique  de  se  procurer  de  la  chair  fraîche.  L'ablation  des 
quatre  incisives  supérieures  est  bien  un  des  caractères  distinctifs  des 
peuples  bondjios.  Ils  ont  presque  tous  l'oreille  droite  percée,  et  s'y  intro- 
duisent des  ornements  dune  dimension  phénoménale.  J'ai  vu  aujour- 
d'hui une  femme  portant  à  son  oreille  droite  une  boîte  de  cotignac;  le 
lobe  de  l'oreille  en  faisait  exactement  le  tour.  Ça  devait  être  «  rude- 
ment »  agréable  à  porter.  .Mais  c'est  égal,  cette  malheureuse  l)oîte  de 
coniilures  du  pays  de  la  Pucelle  devait  être  joliment  surprise  de  se 
hdUM'r  transformée  en  pendant  d'oreille. 

Il  est  assez  rare  que  les  femmes  se  perciMil  les  di'ux  oreilles:  cepen- 
daid  beaucoup  d'oreilles  sont  percées  et  privées  île  tout  ornement.  Je 
crois  que  quelques  bimbeloteries,  s'adaptant  à  ces  organes,  auraient 
beaucou[>  de  succès,  même  auprès  de  la  plupart  des  hommes,  qui, 
sous  ce  rapport,  sont  aussi  avides  d'ornements  que  les  femmes  elles- 
mêmes.  Xi  les  hommes  ni  les  femmes  ne  se  percent  autre  chose  que  les 
oriuUes.  En  fait  d'autres  parures,  le  beau  sexe  ne  porte  guère  que  des 
bracelets  au  jiied.  en  cuivre  tourné,  soit  du  cuixre  rouge,  soit  du  laiton. 


—    lis  — 

Leur  unique  vcMomenl  se  compose  d'une  jupe  en  filaments  véffrtaux, 
teinte  en  rouge  sombre,  en  jaune  ou  en  plusieurs  couleurs  :  jaune  rouge 
et  noir.  Les  élégantes  portent  quelquefois  un  second  jupon  par-dessus 
le  premier,  qui  est  du  plus  gracieux  effet.  Un  peu  avant  d'arriver  à 
Banghi,  à  un  village  qui  s'appelle  N'Koumbi,  nous  devons  trouver  la 
grande  fabrique  de  ces  pagnes,  et  j'espère  m'en  procurer  quelques-uns 
pour  vous  les  expédier  avec  un  colis  de  divers  objets,  récoltés  le  long 
de  la  route.  J'ai  aclieté,  ou  plutôt  Pottier  a  découvert  et  acbeté  pour 
moi  une  petite  pirogue  d'enfant  qui  est  exactement  le  modèle  des  piro- 
gues indigènes  et  qui  fera  très  bien  dans  une  collection  d'objets  congo- 
lais. Cette  pirogue  ap[tartenait  à  un  petit  bambin  qui  pouvait  bien  avoir 
irois  ou  quatre  ans,  et  il  a  fallu  son  assentiment  pour  se  la  procurer. 
Du  reste,  c'est  le  père  qui  en  a  toucbé  le  payement.  Les  indigènes,  pour 
se  préserver  des  moustiques,  qui  sont  très  nombreux  ici,  font  de  grands 
feux;  mais  ils  n'ont  pas  de  moustiquaires,  comme  ceux  de  l'embouchure 
de  la  Sanga. 

Nous  n'avançons  qu'avec  une  extrême  lenteur,  puisque  nous  allons 
mettre  plus  de  quarante  jours  pour  faire  une  traversée  qui  n'en 
demande  généralement  que  vingt-cinq  à  trente.  Cela  tient  à  beaucoup 
de  raisons  que  je  vous  expliquerai  ultérieurement:  mais  au  moins  avons- 
nous  l'avantage  de  voir  un  peu  plus  de  villages  et  de  pouvoir  nous  ren- 
seigner un  peu  sur  les  mœurs  des  riverains  quand  nous  pouvons  coucher 
à  terre. 

28  ocluhre.  —  Le  bois  avait  été  assez,  abondanf  hier:  ]iartis  aujourd'hui 
à  six  heures  quiii/c  minuirs.  nous  faisons  un  bon  bout  de  roule.  Le  temps 
est  toujours  gris,  et  la  plnie  tombe  à  intervalles  irréguliers.  Il  ne  fait  pas 
très  cliaud.  mais  une  tiédeur  humide  qui  se  maintient  entre  vingt-cinq  et 
vingt-sejtt  degrés  centigrades.  Vers  midi  moins  le  quart,  nous  longeons 
une  sorte  de  falaise  en  terre  rouge,  de  douze  à  quinze  mètres  d'élévation 
au-dessus  du  niveau  oubanghien,  au  haut  de  laquelle  est  perché  un 
village  considérable.  La  falaise  s'abaisse  en  pente  douce,  pour  tomber 
ensuite  à  pic  sur  la  rivière,  et  les  maisons,  construites  sur  l'inclinaison 
légère,  semblent  toutes  penchées,  et  le  sont  effectivement.  La  ligne  des 


—   140  — 

toits  forme  avec  le  plan  horizontal  un  angle  assez  prononcé.  Ce  sont  de 
vrais  repaires.  Vers  une  heure  et  demie,  nous  stoppons  quelques  instants  ; 
un  coup  de  vent  très  violent  nécessite  cet  arrêt.  Cette  tornade  est  arrivée 
si  brusquement  que  plusieurs  chapeaux  volent  en  Fair,  et  deux,  faisant 
complètement  séparation  de  corps,  s'en  vont  à  vau-l'eau,  emportant  une 
lettre  écrite  par  Pottier,  et  allant  donner  de  ses  nouvelles  aux  poissons, 
qui  n'auront  certainement  pas  la  délicatesse  de  la  faire  parvenir  à  son 
adresse. 

Je  profite  de  cette  occasion  qui  se  présente  de  parler  de  Pottier,  pour 
vous  dire  tout  le  bien  que  je  pense  de  lui.  C'est  un  charmant  garçon, 
connaissant  une  foule  de  choses  pratiques  et  utiles;  de  plus,  gai  compa- 
gnon et  ayant  appris  la  vie  par  son  propre  travail.  Il  est  arrivé  à  une 
assez  jolie  situation  au  journal  l' Illustration.  Il  souffre  beaucoup  en 
ce  moment  de  ne  pouvoir  s'adonner  à  son  art,  mais,  par  suite  d'un 
malentendu  regrettable,  son  appareil  a  été  mis  dans  les  cales  du  Djoué,  et 
il  se  trouve  dépourvu  de  ses  instruments,  à  notre  grand  désespoir,  car 
certaines  scènes  de  mœurs  et  de  vie  intérieure  ou  intime  des  habitants 
valaient  bien  la  peine  de  salir  quelques  plaques.  Il  compte  bien  se 
dédommager  à  partir  de  Banghi,  et  de  ce  point  j'espère  bien  aussi  vous 
envoyer  quelques  vues  de  Brazzaville. 

(Confidentiel.)  Je  pose  ici  une  parenthèse,  ou  plutôt  je  profite  d'une 
halte  pour  la  continuer.  M.  Dohsie  doit  prochainement  retourner  en 
France.  Il  serait  de  la  plus  haute  importance  que  vous  apprissiez  de  sa 
l)ouche  les  causes  de  ce  qui  s'est  passé  à  Brazzaville.  C'est  un  homme 
très  capable,  très  froid  et  très  instruit,  qui  vous  exphquera  tout  cela 
mieux  que  moi,  et  d'une  façon  plus  exphcite  que  les  lettres,  les  pour- 
(jHoi  et  les  paire  que  de  bien  des  choses  qui  peuvent  vous  ])araître 
obscures.  Il  est  le  seul  qui  les  connaisse  bien  à  fond,  car  il  en  a  été, 
sinon  le  principal,  au  moins  un  des  premiers  personnages.  C'est  sur  son 
avis  et  d'après  ses  conseils  que  j'ai  agi,  et  d'après  les  approbations  de 
Mgr  Augouard.  Je  regrette  pour  X...  ce  qui  s'est  passé,  mais  il  n'a  [tas 
été  habile,  et,  pour  ne  vous  citer  qu'un  fait,  Mgr  Augouard  ne  voulait 
pas  le  voir,  depuis  quelques  jours  déjîi.  avant  mon  dé[tart  de  Brazzaville. 

Il  est  ])0ssible  que  dans  mes  lettres  se  glissent  quehpies  fautes  d'ortho- 


—   ISO  — 

graphe;  mais  jo  suis  bien  trop  paresseux  pour  relire  ces  épîtres,  d'une 
composition,  du  reste,  assez  bizarre.  Chaque  fois  que,  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre,  le  bateau  stoppe,  je  me  précipite  sur  la  plume  et 
Tencrier  et  je  commence  à  grilTonnei-,  et  comme  souvent  on  fait  du  bruit 
iiiitour  de  moi,  on  mlnterpelle,  je  peids  le  til  de  mes  idées,  et  mes  lettres 
doiv(,'iit  s'en  ressentir  un  peu.  J'esjtère  que  si  elles  ont  les  honneurs 
(Tune  lecture  dans  la  salle  à  manger  de  Bonnelles  ou  de  Paris,  on  aura 
la  charité  de  corriger  les  redites  et  de  ne  pas  trop  railler  les  fautes 
é(bap|tées  à  ma  [»hmi(^  nqiide.  Ou'on  réfléchisse  qu'en  trois  mois  et 
demi  de  roule  (pie  l'oid  mes  lettres  pour  vous  arriver,  il  peut  bien  se 
liiii-e  que  (pndipu's  mois  s'oniilient  en  chemin,  et  que  Torthographe 
pi-eniie  un  bain  de  mer  ou  d'eau  congolaise,  el  dame!  comme  cette  eau 
est  1res  sale... 

A  cinq  beur(\s  et  demie,  nous  arrivons  à  un  village  situé  sur  la  rive 
française  el  (pii,  à  première  vue,  [)eut  l)ien  contenir  deux  milliers  d'ha- 
bitants. Ce  sont  encore  des  Bondjios;  le  village  s'appelle  Mikinda  et 
s'étend  sur  une  berge  de  deux  mètres  au-dessus  du  niveau  actuel  des 
eaux,  sur  une  longeurde  douze  à  quinze  cents  mètres  el  une  profondeur 
de  trois  à  quatre  cents. 

A  notre  arrivée,  une  foule  d'indigènes  de  tous  les  sexes  se  précipitent 
pour  nous  offrir  des  vivres.  Quelques-uns  même  ont  la  hardiesse  d'esca- 
lader le  bateau  .sans  paraître  tiop  étonnés.  Un  petit  pavillon  français 
liolle  au-dessus  du  village,  en  face  de  la  case  du  chef  principal.  Celui-ci 
a,  en  effet.  (]rn\  autres  chefs  sous  ses  ordres,  el  qui  se  partagent  l'auto- 
rité su|)rrine. 

Ici.  tout  est  à  \endre.  el  en  peu  de  temps  une  collection  de  jtains  de 
manioc  s  enlasse  sur  le  \a|ienr  poni-  les  hommes.  La  monnaie  coui'anle 
esl  lonjo.irs  la  pelile  perle  i)lancbe  dile  bayoca.  Vui^  cuillerée  de  C(>s 
pidiles  perles  suflil  à  pa\erces  pains  de  manioc  (pii  pèsent  de  huit  cents 
grammes  à  un  kilo.  Ils  nous  \endeid  aussi  de  pelils  poissons,  rappelant 
Ix'iiticoiip.  en  friture,  les  irinichcasis  de  Londres.  Ou  échange  aussi  des 
l'niiles  el  des  bananes  pour  de  l'élolfe  rouge.  Lue  poule  revient  à  1  fr.  r.\ 

''"^  "■'•"•  '-'"^  '''"' ^  l'orlenl  au  <-ou  di>s  carcans  en  cuixre  rouge  assez 

«•""•H"u\.  Ce  sont  des  cercles  lu.ii/.onlaux  de  dix  cenlimèlres  de  jiaul.  eu 


—  151  — 

formo  de  faux  cols,  enlouniiil  un  aulrc  [x-lil  cercle  couceulri(|ue  du 
même  métal.  Ou  peut  acheter  aussi  (juelques  lances,  [toi-^uards  et 
couteaux.  A  la  nuit,  le  marché  cesse  suhitement,  et  seuls  les  hommes 
libres  restent  le  soir  auprès  de  feux  allumés  par  les  soldats. 

29  octobre.  —  Le  grand  chef  de  Mikinda,  ([ui  offre  de  vagues  ressem- 
hlances  avec  Quasimodo,  avait  promis  hier,  au  hateau,  des  bûches  et  du 
bois  sec  pour  le  lendemain  malin:  mais  il  n'en  it[>porte  ici  (pu;  fort  peu, 
et,  comme  on  avait  un  peu  trop  compté  sur  ses  promesses,  le  départ  se 
trouve  une  fois  de  i)lus  retardé.  Le  marché,  si  animé  la  veille  et  brus- 
quement interrompu,  re[)rend  à  l;i  nuit  avec  une  intensité  nouvelle. 
Tout  est  à  vendre;  c'est  pire  qu'au  bazarde  l'Hôtel  de  ville.  Les  honnnes 
offrent  leurs  couteaux,  leurs  lances;  les  femmes,  leurs  pagnes  en  étoffe, 
et  les  «  })itchoun  »  vendent  des  nattes  fabriquées  dans  le  village.  La  perle 
bayoca  fait  fureur,  et  pour  une  pincée  on  a  un  tas  de  choses.  La  valeur 
d'une  poule  en  bayoca  est  d'environ  deux  ou  trois  centimes.  Quelques 
indigènes  s'occupent  imnukliatenient  à  les  enfder  et  s'en  font  des  cein- 
tures, des  bracelets,  des  écharpes,  qui  les  font  vaguenu'ut  ressembler 
à  des  monuments  funéraires.  En  général,  l'étoffe  est  bien  reçue  par  eux, 
et  je  vois  une  fenune  changer  l'élégant  et  gracieux  pagne  indigène 
en  fibres  pour  une  vieille  serviette  sale!  Ils  sont  enragés  pour  acheter 
tout  ce  qui  appartient  aux  blancs.  'J'our  à  tour  ils  nous  demandent 
d  échanger  contre  leurs  objets  les  plus  précieux  nos  vestes,  nos  cein- 
tures, nos  casques,  quelque  chose  enfin  que  porte  le  blanc!  Pourtant, 
ces  indigènes  sont  plus  dégourdis  et  plus  intelligents  que  ceux  do  la 
côte  à  Brazzaville  et  des  environs  du  Pool.  L'un  d'eux,  voyant  les 
soldats  fendre  du  bois,  avant  de  le  faire  entrer  dans  les  soutes,  veut 
en  faire  autant  et  se  met  à  l'ouvrage  avec  une  ardeur  remarquable, 
poussant  des  exclamations  de  joie  chaque  fois  qu'un  morceau  se  fend. 

Les  chefs  nous  assurent,  et  c'est  une  particularité  géographique  assez 
curieuse,  qu'au-dessus  et  même  peut-être  au-dessous  du  village,  il  y  a 
une  ou  plusieurs  couununications  eidre  l'Oubanghi  et  la  Sanga.  L'admi- 
nistrateur qui  nous  accompagne  doit,  en  redescendant,  explorer  un  de 
ces  passages  qui  sont  encore  inconnus  des  Européent4,  mais  que  les 


—   152  — 

in(lif;riu's  [)rali(niciil  (l('|mis  l()iigl('m[)S.  Vous  jugez  de  l'ini[»urUince  que 
cela  [x'ul,  avoir  au  |)oiiil  de  vue  des  iucililés  de  comuiunicalion,  el  vous 
pouvez  aussi  nous  rciidi'e  couqtie  du  |)('u  crélévalion  qu'odre  la  grande 
lorrl  au-dessus  du  iii\eaii  des  eaux  el  de  1  humidité  dont  on  peut  y  jouii". 
(^e  niatiu,  iu)us  avous  eu  eucoi'e  de  la  pluie  peudaul  nue  heure  environ, 
entre  quatre  heures  et  ciuq  heures  et  quart;  mais  dans  lajournée  le  tenijis 
est  beau  et  ehaiid.  iNous  ue  quittons  l'hospitalière  Mikinda  ou  Bikinda 
que  vers  Irois  heures  \iiigt-eiiu|,  et  nous  hlons  ra[)idcmentdans  ladirec- 
liou  (hi  iiord-csl.  La  luiit  ne  larch'  pas  à  ikuis  sur[)rendre,  et,  après  quel- 
(pics  uiiiiulcs  de  iia\igatiou  au  ckiir  de  la  huu',  nous  nous  amarrons  dans 
utu'  brousse  iiioiulèe,  sur  la,  ri\e  IVaneaise.  vei-s  six  heures  cinquaute- 
ciiKl,  obligés  une  fois  de  plus  de  coucher  siu- le  [lont  et  sur  la  toiture. 
Heureusement,  peu  de  mouslicjues  et  beau  tenq)s. 

30  octobre  (dimanche).  —  Un  brouillard  très  épais  couvre  la  rivière 
dès  six  heures  du  matin  et  épaissit  de  [)lus  en  plus  jusqu'à  sept  heures  et 
tiemie.  A  huit  heures,  le  soleil  montre  le  bout  de  son  nez.  A  huit 
heures  ([uaranle-ciuq,  nous  nous  mettons  eu  route,  et  nous  stoppons  à 
dix  heures  trente  contre  uue  bei'g(>  assez  élevée  où  l'on  coupe  du  bois 
(couper  du  bois,  c'est  le  relVaiii  de  ma  lettre).  Départ  nouveau  à  trois 
heures,  arrêt  à  six  heures  (piinze,  tlans  la  brousse,  en  vue  des  collines 
de  N'Koumbi.  Journée  absolument  iusiguifiaute  et  sans  aucun  intérêt. 
iNous  ne  rencontrons  (piuu  petit  village.  Potti(U'  fabrique  différents 
objets  avec  des  pointes  d'ivoire  (jui  ne  sont  pas  chères  ici.  Quant  à  moi, 
je  m'impatiente.  Un  de  nos  hommes  s'est  empoisonné  avec  des  bananes 
vertes  et  de  rabsinlh(>  pure  ;  il  va  très  mal,  et  moi,  j'ai  des  cran-cran 
(|ui  me  gênent  horribhunent. 

.3!  oclobrc.  —  Au  réveil,  j'aperçois  un  sing(>  (pn^,  je  m'empresse  de 
faire  dégringoler  avec  mou  fusil,  et  puis  nous  alleudous  le  bois  avant  de 
repartir.  Il  fait  assez  chaud,  el  le  teuq)s  l'sl  très  b.'au.  A  onze  heures  et 
quarl,  on  se  met  en  route  vers  les  colhnes  de  N'Kcuimbi  (pi'on  aperçoit 
à  1  horizon.  Vers  midi,  le  tirailleur  nommé  Lakhder-ben-Madoni  meurt 
d'une  dysenterie,  conqdiquée  de  la  décomposition  générale  du  sang. 


—  153  — 

C'est  lo  Iroisir-nio  dopais  Marseille,  ce  qui,  avec  six  renvoyés  dans  leurs 
foyers,  réduit  l'escorte  blanche  à  quarante  hommes,  plus  X...  et  cinq 
Sénégalais  :  total  quarante-six.  On  s'arrête  vers  une  heure  dix  minutes 
pour  le  mettre  en  terre,  et,  dès  que  cette  opération  funèbre  est  terminée, 
nous  nous  remettons  en  route,  à  trois  heures  et  quelques  minutes.  On 
stoppe  au  milieu  des  agglomérations  de  villages,  entre  deux  d'entre  eux. 
Les  indigènes  viennent  en  pirogue  nous  vendre  du  vin  de  palme,  mais 
ils  sont  en  petit  nombre  et  ne  font  plus  partie  des  Bondjios.  Ils  appar- 
tiennent à  la  race  des  M'Bouakas  et  ont  les  incisives  taillées  en  pointe,  au 
lieu  de  les  avoir  arrachées,  comme  les  premiers. 

Un  orage  est  imminent  à  l'horizon  et  la  chaleur  atroce,  ce  qui  m'en- 
lève toute  verve.  Du  reste,  j'ai  peu  de  choses  à  vous  dire  sur  cette 
journée,  pendant  laquelle  nous  n'avons  vu  qu'un  seul  village  assez  élevé 


1"  novembre  (la  Toussaint).  —  L'orage  qui  menaçait  la  veille  au  soir 
nous  a  charmés  toute  la  nuit  par  ses  grondements  et  ses  illuminations 
électriques.  C'est  donc  par  la  pluie  que  nous  nous  réveillons  le  jour  de 
la  Toussaint,  et  par  une  température  de  treize  à  vingt-quatre  degrés.  Je 
suppose  que  vous  n'en  avez  pas  autant,  en  cette  saison  vers  neuf  heures 
quinze  du  matin.  Lo  bois  nous  permet  de  partir,  et  nous  commençons  à 
défder  devant  les  grands  groupes  de  populations,  dénommées  générale- 
ment N'Koumbi.  Los  premières  habitations  sont  situées  sur  des  berges 
assez  élevées,  d'environ  quatre  à  cinq  mètres,  puis  descendent  insensi- 
blement. A  neuf  heures,  première  mise  on  route  le  long  des  villages. 
Nous  stoppons  à  onze  heures  quarante-cinq,  pour  faire  du  bois,  à  un 
grand  village  qui  est  à  peu  près  au  centre  de  N'Kound)i.  Bordé  de  fortes 
palissades  du  côté  du  ileuve,  il  ne  le  domine  en  ce  moment  que  d'un  ou 
deux  mètres. 

Ah!  par  exemple,  ici  ce  sont  des  commerçants  :  en  quelques  secondes, 
lo  bois  s'accumule  dans  les  soutes  ;  pour  une  caurie  ou  deux  on  a  une 
bûche.  Les  caurios  sont  de  petits  coquillages  ronds,  qui  sont  presque 
exclusivement  la  monnaie  du  pays.  Les  indigènes,  pour  en  avoir  davan- 
tage, coupent  le  bois  et  l'apportent  tout  débité,  do  la  grosseur  et  do  la 


—  u;4  — 

longueur  voulues,  ce  qui  vous  fuit  gagner  un  temps  précieux.  Quel 
dommage  que  l'on  n'ait  pas  inculqué  celle  excellcnlc  habilude  à  tous 
ceux  que  nous  avons  rencontrés  précédemment!  nous  serions  depuis 
quinze  jours  à  Banghi.  Pendant  une  heure  environ,  c'est  une  vraie  rage; 
hommes,  femmes,  enfants,  vieillards.  —  et  ces  derniers  sont  générale- 
ment rares,  la  plupart  des  noirs  mourant  de  la  poitrine,  —  se  bousculent 
à  une  des  portes  qui  donnent  accès  à  l'endroit  où  nous  avons  atterri,  et 
veulent  à  toute  force  faire  accepter  leurs  bûches.  D'autres  apportent  des 
joutons  de  manioc,  des  chèvres  et  des  chevreaux,  des  poules,  du  maïs, 
des  œufs,  le  tout  en  grande  quantité.  Pour  les  œufs,  il  ne  faut  jamais  les 
acheter  qu'à  caution.  Les  noirs  n'en  mangent  pas,  offrent  aussi  bien  les 
frais  que  ceux  qui  ont  été  couvés  pendant  quinze  jours. 

Mais  je  quitte  le  vapeur  quelques  instants,  et  vais  faire  une  petite 
tournée  dans  les  villages,  malgré  mes  cran-cran  qui  me  font  soufTrir  et 
me  donnent  à  peu  près  la  démarche  d'un  infirme.  De  la  première  maison 
que  je  rencontre  un  indigène  sort  et  m'offre  du  tabac.  Pendant  que  je 
marchande,  il  se  précipite  et  revient  avec  un  siège  indigène,  m'ofîrant 
poliment  de  m'asseoir.  Sa  demeure  est  ornée  de  quelques  peintures 
rouges,  bordées  de  noir,  qui  ressemblent  beaucoup  à  celles  que  pourrait 
faire  un  enfant  de  trois  ou  quatre  ans,  en  Europe;  mais  l'artiste  a  eu 
l'idée  très  vague  de  représenter  un  animal  quelconque.  La  chaise  dont 
je  vous  parlais  tout  à  l'heure  est  un  morceau  de  bois  à  plusieurs  bras, 
comme  les  chausse-trapes ,  en  style  militaire,  disposé  à  peu  près  en 
pliant  de  peintre.  On  n'y  est  pas  très  confortablement  assis;  mais  enfin 
on  n'y  est  [)as  tro[)  mal. 

Les  habitants  ici  sont  des  M'Bouakas.  Ils  portent  beaucoup  d'orne- 
ments, tels  que  bracelets  do  jambe  et  des  colliers,  très  artistement 
Iraxaillés.  en  cuivr(>  i-onge  et  jaune,  j'ai  pu  me  procurer  ]>as  mal  de  ces 
dcniicrs.  ainsi  (pic  (pi('l(|urs  lances  cl  couteaux.  Ils  travaillent  aussi  le 
Icr.  et  leurs  forg(>s  sont  1res  curieuses.  Llles  ont  de  grosses  pierres  pour 
|mI(»iis.  Parmi  les  bracelets,  je  m'en  pidcure  un  ou  deux  en  dents 
Ininiaines;  car  il  ne  laiit  pas  oublier  (pn-  nous  sonunes  chez  des  sauvages 
nnllnopophages.  e|.  \  érilabl(Mnenl.  on  n')  pens(>  guère  quand  on  est 
la.  (.epiMidanl.  [u'esfpic  à  I  eiidroil  (ifi  nous  sommes amaiM'és.  d(Hix  crânes 


—  155  — 

se  balancent,  à  une  liuuleur  de  cinq  à  six  nièlies,  au  boul  d'une  Nmgue 
pei'clie.  Les  femmes  ont  pour  uni(|ue  vêlement  le  joli  pagne;  indigène  en 
tilaments  que  je  me  procurerai  au  prochain  Alliage,  car  ici  notre  séjour 
est  court,  et  nous  passons  comme  un  météore. 

A  une  heure  cin(|uante-cinq,  nous  repartons.  Nous  passons  (pu'I([ues 


DANSE     INDIGENE    AU     U  E  H  M  E  li     V 


minutes  après  devant  un  arbre  qui  n'a  comme  ornements  (|ue  des  crânes 
et  des  ossements  :  c'est  charmant!  Le  temps  est  très  beau,  et,  après  une 
heureuse  navigation,  nous  arrivons  vers  cinq  heures  au  dernier  village  de 
N'Koumbi,  où  nous  campons  tant  bien  que  mal,  parce  (|u'il  est  bas  et  aux 
trois  (juarts  inondé.  Nous  recevons  le  même  accueil  (jue  dans  ra[n'ès- 
midi  et  nous  pouvons  même  assister  à  une  danse  indigène  très  curieuse. 
Les  hommes  se  groupent  en  cercle  l'un  derrière  l'autre  et  dansent  sur 


—  156  — 

place,  en  faisant  des  gestes  bizarres  avec  les  bras  et  les  jambes.  Quatre 
musiciens,  placés  au  centre,  frappent  dans  un  rythme  cadencé  sur  des 
tambours  dune  longueur  d"un  mètre  vingt.  Là-dessus  est  une  peau 
tannée  qu'ils  tendent  et  tirent  en  frappant  avec  le  creux  de  la  main  sur 
les  côtés.  La  peau  est  retenue  par  des  fibres  en  peau  d'animaux,  à  peu 
près  par  le  même  système  que  nos  tambours.  Tout  dim  coup,  du 
cercle  se  détachent  deux  individus  qui  s'en  vont  à  une  vingtaine  de 
mètres  dans  une  sorte  de  pas  gymiiasti(]ue  sauté,  en  renvoyant  assez 
baut  leurs  talons  en  arrière.  Arrivés  au  bout  de  leur  course,  lorsqu'ils 
se  jugent  assez  éloignés  du  cercle  des  autres  danseurs,  ils  retournent 
l'un  vers  l'autre,  se  frappent  dans  les  mains  et,  toujours  dansant, 
reviennent  vers  le  cercle.  Lorsqu'ils  n'en  sont  plus  qu'à  quatre  ou  cinq 
mètres,  une  partie  de  ceux  qui  dansent  autour  des  tambourins  se 
détache  et  va  au-devant  d'eux,  au  nombre  de  quatre,  cinq,  six  ou  sept, 
et  leur  frappent  aussi  dans  les  mains;  puis  tous  rentrent  dans  le  cercle. 
Pendant  ce  temps  ou  un  peu  après,  d'autres  sortent  et  recommencent  la 
m,"'me  scène.  Chose  extraordinaire,  je  n'ai  pas  vu  de  femmes  prendre 
part  à  ce  genre  d'exercice.  Un  spectacle  navrant,  c'est  de  voir  des 
femmes  en  train  d'allaiter  leurs  enfants  se  les  arracher  du  sein  pour 
nous  les  ulïrir  en  vente!  Par  quelles  phases  de  l'existence  passeront  ces 
pauvres  petits  êtres  avec  des  maîtres  successifs  avant  de  finir  la  plupart 
par  être  mangés?  Malheureusement,  nous  n'avons  pas  de  nourrices  à 
bord,  et  ce  serait  les  tuer  sûrement  que  d'essayer  de  les  envoyer  à  une 
mission.  S'ils  avaient  pu  se  nourrir  eux-mêmes,  je  les  aurais  certaine- 
ment achetés  et  envoyés  à  Lirranga,  à  la  mission  catholique.  Et,  par  un 
étrange  contraste,  en  voyant  rire  et  s'entretenir  avec  nous  ces  sauvages, 
on  serait  loin  de  se  croire  au  milieu  de  féroces  anthropophages.  Ce  soir, 
après  le  dîner,  Pottier  s'amusait,  en  se  promenant,  à  imiter  le  cri  de 
divers  animaux,  et  })hisienrs  femmes,  de  l'intérieur  des  cases,  lui 
repondaient  (ui  1  imitant  plus  ou  moins  bien.  Une  première  danseuse  est 
même  venue  nous  ollVir  une  représentation  et  faire  ensuite  la  quête 
jionr  ol)l('nir  une  (;aurie  ou  quebpies  petites  perles  bayocas.  Si  jeunes  et 
déjii  saUindjan(pies! 


2  novciiihir.  —  Co  n'ost  pas  le  bois  qui  nous  retarde  ce  matin,  [»uisque 
hier  on  en  a  fait  une  provision  considérable;  non,  mais  une  manœuvre 
à  demi  ratée  a  démantiJ)ulé  la  pirogue  du  bord,  et  le  temps  de  la  calfater 
a  un  peu  retardé  notre  mise  en  route.  A  huit  heures  environ,  après  avoir 
acheté  pas  mal  d'objets,  nous  filons  encore  une  fois  vers  Banghi,  dont 
nous  ne  sommes  plus  séparés  que  par  deux  ou  trois  journées  de  marche 
à  une  allure  raisonnable.  Ce  n'est  vraiment  pas  trop  tôt.  La  végétation 


LES    RIVES    DE    L  OU  BANGHI. 


est  splendide,  et  une  forêt  vierge  impénétrable  borde  les  deux  rives  de 
rOubanghi,  lui  formant  deux  remparts  naturels.  Les  Hanes  s'entre- 
mêlent aux  brousses  et  aux  arbres,  et  de  chaque  côté  la  vue  est  hmitée 
par  des  murs  de  verdure  de  vingt  à  trente  mètres  de  hauteur,  car  en 
certains  endroits  la  berge  va  en  s'étageant  un  peu. 

Vers  onze  heures  cinquante,  nous  apercevons  un  village  perché  sur  la 
rive  française  à  une  assez  grande  liauteur,  sur  un  plateau  en  pente  rela- 
tivement douce.  Les  indigènes  se  précipitent  pour  nous  ofl'rir  du  bois 
en  grande  quantité,  et  ce  serait  vraiment  mal  reconnaître  leur  bonne 


—  158  — 

vulonlù  ((uc  de  ne  \yds  slo[»[)or  ([ueliiiics  iiisUuils  pour  leur  en  uclieler, 
dauUiiil  [)lus  (jiie,  siiivuul  Jluibilude,  nous  ueii  a\ous  presque  plus. 

Le  courant  est  extrêmement  violent  en  cet  endroit,  et  l'atterrissage 
offre  ([uelques  dilïicultés.  Heureusement  que  les  indigènes  nous  prêtent 
la  main,  et  le  Italeau  est  entouré  en  un  clin  d\eil  de  pirogues  chargées 
de  bois  et  de  provisions  de  toutes  sortes.  La  caurie  est  la  monnaie  qu'ils 
préfèrent,  et  en  un  instant  ces  petits  coquillages  sont  métamorphosés  en 
])iiches  de  toutes  les  grosseurs.  Les  vivres  abondent,  et  pour  rien  ;  nous 
n'avons  pas  à  nous  plaindre,  et,  suivant  mon  système,  essentiellement 
prati(pie,  je  prends  l'avance  sur  rennemi  en  mangeant  avec  appétit, 
pour  avoir  des  forces  le  jour  où  les  vivres  seront  plus  rares  et  où  nous 
aurons  à  serrer  notre  ceinture.  Depuis  deux  jours,  les  mêmes  scènes 
de  marché  se  renouvellent  à  chaque  village  où  nous  nous  arrêtons, 
et  je  crois  inutile  de  les  décrire  de  nouveau,  car  elles  sont  forcément 
un  peu  uniformes,  bien  que  pour  nous  elles  semblent  encore  nouvelles 
et  que  les  lieux  se  transforment.  Le  village  où  nous  sommes  s'appelle 
Bound)assa.  Costumes  et  armes  sont  à  peu  près  identi(pies  à  ceux  que  je 
vous  ai  dépeints  jusqu'à  présent,  avec  cette  différence  que  le  vêtement 
de  ces  dames  est  encore  réduit  (shocldng!).  Une  heure  d'arrêt!  Buflel! 
Et  le  vapeur  siffle  de  nouveau,  et  tcli!  tch!  tcli!  en  avant  la  musique! 

Nous  arrivons  peu  après  à  des  rapides  qui  sont  assez  visibles  à  la 
saison  sèche,  mais  qui,  dans  les  moments  de  crue  comme  celui-ci,  se 
dessinent  par  des  courants  très  violents.  A  ([uati'e  heures,  nous  passons 
le  seuil  des  rapides,  et  à  cinq  nous  stoppons  quelques  mimites  au  village 
de  Bakassa,  sur  la  rive  belge.  Le  grand  chef  de  la  localité  a,  chose  extra- 
ordinaire, une  paire  de  moustaches  superbes  qu'il  porte  contrairement 
à  la  mode  indigène,  qui  veut  que  la  lèvre  supérieure  soit  rasée  ou  épilée. 
Probablement  est-il  un  grand  réformateur!  Les  baraques  sont  entourées 
de  paUssades,  comme  dans  la  [)lupart  des  autres  villages;  mais  ici  nous 
campons  en  dehors  du  village. 

Le  l(Mnps  est  siqierbe.  La  lune  biille  d'un  éclat  radieux:  il  fait  frais  : 
\ingt  degrés  à  [leini'.  lue  légère  brume  couNre  seule  la  ri\ièrc.  e|  lonl 
est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes.  Vous  pouvez  remarquer 
que  j'écris  au  jour  le  jour;  de  là  ces  alternatives  d'agacement  et  de  satis- 


—   150  — 

faction  retracéos  par  une  plume  trop  docile,  sous  l'iniluencedu  moment, 
et  qui  ne  demande  qu'à  vagabonder  sur  la  surface  de  papier  blanc 
offerte  à  ses  ébats!  Vente  de  vivres  et  de  bois,  c'est  entendu;  tout 
marcbebien.  Nous  trouvons  chez  les  épiciers  de  Bakassa  une  nouvelle 
denrée  :  c'est  l'igname,  qui  remplace  la  pomme  de  terre  sans  trop  la 
faire  regretter. 

3  novembre.  —  Aux  premières  lueurs  de  l'aurore  aux  doigts  gris,  on 
allume  les  feux,  et,  par  une  brumeuse  matinée  (de  novembre,  c'est  le 
cas  de  le  dire),  nous  levons  l'ancre  vers  six  heures  du  matin.  On  compte 
arriver  dans  la  soirée  au  poste  de  Banghi-les-Bains.  Je  trouve  qu'on  s'est 
levé  un  peu  trop  tôt,  et  je  m'introduis  dans  la  cabine  où  je  m'étends, 
pour  ne  me  réveiller  qu'au  moment  de  déjeuner.  Ah!  j'allais  oubher  de 
vous  donner  un  menu  de  déjeuner.  J'en  prends  un  au  hasard  dans  ma 
mémoire,  celui  d'un  jour  où  l'on  avait  eu  des  vivres  en  abondance,  comme 
ces  jours  derniers  : 

Potage  julienne  au  gras. 

Ragoût  de  mouton  avec  ou  sans  riz. 

Foie  de  mouton  et  rognons  sautés. 

Gigot  rôti,  patates  duchesse. 

Crème  (rare)  au  chocolat  ou  gâteau  de  Savoie. 

Desserts  ;  bananes  et  ananas,  quelquefois  papayes. 

Café  et  vin  rouge. 

Pain  blanc. 

Ce  n'était  pas  tous  les  jours  la  même  chose,  mais  certains  jours  seu- 
lement; d'autres  fois,  les  bananes  frites  remplaçaient  les  patates.  La 
crème  et  le  grdenu  étaient  réservés  aux  grands  jours.  Enfin,  on  avait 
très  bien  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim.  Depuis  Brazzaville,  je  n'ai  pas 
manqué  un  repas,  et  cette  exactitude  est  un  bon  signe,  ou  je  ne  m'y 
connais  pas.  Sans  ces  maudils  cran-cran,  qui  font  ressembli'r  m(^s 
jambes  à  une  fabrique  de  ci-ème  \\  la  pisliu'b(\  lout  serait  jiarfait  au 
point  de  vue  physique. 

Mais  reprenons  le  cours  de  noh'e  voyage,  et  soyons  sérieux,  une  fois 
n'est  pas  coutume.  A  deux  heures,  ces  insatiables  fourneaux  de  VOu- 
hanghi.  qui   ont  un  appétit  encore  plus  féroce  que  le  mien,  ont  déjà 


—  IGO  — 

absorbé  leur  nourriture  journalière.  Heureusement  nous  apercevons  un 
village  du  nom  de  Bakassi,  situé  sur  la  rive  française,  et  en  une  demi- 
heure  nous  avons  de  quoi  alimenter  le  feu  pour  sept  à  huit  heures. 
Une  chose  assez  curieuse  m'a  frappé  dans  ce  village  :  c'est  une  petite 
case  construite  dans  un  arbre  et  qui  sert  de  poste  d'observation  aux 
indigènes  pour  signaler  les  bateaux  :  c'est  simple  et  de  bon  goût.  Et  en 
route  de  nouveau,  car  il  faut  absolument,  paraît-il,  que  nous  arrivions 
ce  soir  à  Banghi,  qui,  d'après  ceux  qui  ont  déjà  fait  le  voyage,  n'est 
plus  qu'à  deux  heures  et  demie  de  distance.  Mais  quatre  heures  et 
demie,  cinq  heures,  six  heures  arrivent:  pas  de  Banghi.  Un  orage  assez 
violent  nous  retarde.  Par  bonheur,  la  lune  se  lève,  et  la  navigation 
nocturne  peut  se  continuer.  Nous  apercevions  dans  le  lointain  les  hautes 
collines  qui  dominent  Banghi:  depuis  quatre  heures  on  les  voyait  fort 
bien,  mais  nous  avançons  péniblement.  Pour  la  première  fois,  nous 
dévions,  pendant  que  le  bateau  file,  mais  sommairement  par  exemple. 
Enfin  à  huit  heures,  —  il  y  avait  quatre  heures  qu'on  siffiait  pour  annon- 
cer notre  arrivée,  —  nous  apercevons  les  lumières  de  Banghi. 

A  huit  heures  et  demie,  nous  mouillons  devant  le  poste.  Mais,  chose 
extraordinaire!  le  poste,  établi  sur  un  banc  de  sable,  est  com})lèlement 
inondé,  et  quelques  cases  à  peine  émergent  au-dessus  de  l'eau.  Le  poste 
est  transformé  en  île,  et,  à  proprement  parler,  nous  mouillons  dans  le 
poste.  Les  eaux  de  l'Oubanghi  sont  à  cinq  mètres  au-dessus  de  l'étiagc  ! 
Je  vous  assure  que  ce  débarquement,  au  milieu  de  la  nuit,  éclairé  par 
la  pleine  lune,  olfrait  un  spectacle  extraordinairement  pittoresque  et 
digne  du  pinceau  d'un  maître. 

Là,  nous  retrouvons  le  Djoué,  à  l'ancre  depuis  quatorze  jours,  et  nos 
dix  hommes  arrivés  heureusement  en  bonne  santé.  L'administrateur  est 
couché  et  ne  peut  venir,  son  logis  étant  séparé  du  restant  du  poste  par 
un  bras  de  la  rivière,  formé  par  l'inondation.  On  nous  avait  préparé  un 
local,  et...  bonsoir! 

Ici  s'arrête  le  jt)urnal  du  bord,  commencé  le  24  septembre,  et  clos  le 
'^  novendn-e  à  neuf  heures  du  soir,  soit  après  une  navigation  de  quarante 
et  un  jours,  au  lieu  de  trente  que  nous  eussions  dû  y  mettre»...  Bien  divs 
jours  ont  été  fastidieux,  bien  des  petites  choses  nous  oui  froissés:  mais 


A  nui  VICE     AT     l'OSTK     \)E     IIANCHI     I.NdXDK 


—  IGl  — 

tout  est  terminé,  et  heureusement,  ma  loi!  Nous  entrons  maintenant 
clans  une  nouvelle  [(ériode  de  notre  voyage,  et,  si  nous  ne  pénétrons  pas 
eneorc  dans  l'ineonnu,  nous  allons  a\uir  ailaiiL-  à  des  [irkins  peu  ou  })as 
eommotles.  avec  lesquels  il  faudra  louvoyer  avec  adresse,  et  s'ellorcer 
de  [tasser  en  dépensant  le  moins  [tossible  de  santé  et  de  uiarcliandises. 

1  iiuirnihrc.  —  Nous  voilà  donc  rendus  à  ce  fameux  Bangiii,  point 
exlrème  de  la  navigatiun  de  1  Uubanglii,  du  moins  pour  les  grands 
va[»eurs.  Je  comuu'uce  par  m  olfrir  une  malinéede  sommeil,  [uolongée, 
et  c'est  par  un  radieux  soleil  ([ue  je  rouvre  les  yeux,  à  huit  heures  et 
demie  du  matin.  Ce  nétait  pas  une  illusion;  nous  sommes  bien  dans  un 
poste  inondé. 

Le  poste  de  Banghi,  établi  en  1889  par  un  agent  du  Congo,  qui  a  eu 
la  maUuIresse  de  s'y  laisser  pincer  et  Iranslbrnu'r  eu  rosbif  et  biftecks 
[>ar  les  liabilants  autochtones,  est  placé  au  [»ied  des  rapides  de  Hanglii, 
sur  un  banc  de  sable,  (pii  domine  de  ((uatre  à  cin([  mèlres  le  niveau 
ordinaire  de  1  ()ui)angbi.  Il  [lossède  plusieurs  cases  :  cidie  du  chef 
de  i>osle,  (pialre  cases  servant  de  mag;isins  ou  d  babilalions  pt)ur  les 
lÙM'opéens.  buil  à  dix  cases  poiu'  les  Sénégalais,  une  grande  case  ponr 
loger  les  missions  de  passage,  des  water-closel,  cuisines,  elc.  plus  un 
jardin;  le  loul,  enlouré  cle  [talissades.  L  administrateur  actuel,  (pii. 
connue  le  cbien  de  M.  le  curé,  n  ainu'  pas  1  eau,  s  est  éclilié  un  petit 
chalet  suisse,  sur  la  colliiu'  à  pic  (jui  donuiie  le  banc  de  sable  où  est  le 
[loste,  à  une  hauteur  de  dix  à  douze  mèlres. 

A  l'heure  actuidie,  (piatre  cases  et  la  cuisiiuî  sont  seules  hors  de  l'eau; 
tout  le  reste,  y  ctuupris  le  jardin,  est  navigable.  L'admiuisiraleur  lui- 
nu"'me  et  son  chalet  sont  conq)lètement  privés  d(î  communication  avec 
le  posie  [»ar  voie  de  terre,  et  poui'  Im'  icndre  visite  il  faut  s'endtarijucr 
sur  une  [lirogue!  C'est  tout  à  fait  cliarmant.  Aussi  parle-l-on  avec  raison 
d  évacuer  la  station  et  de  la  transjiortei'  plus  haut,  en  ne  laissant  à 
Hanglii  (pi'uu  dé[)ôt  pour  decbarger  les  i)ateau\  venant  de  Brazzaville... 

Au  jtoint  de  \  ne  pitioi'esque,  lendroit  est  sujxu'ixv  on  est  au  |iied 
d  uiu'  colline  (pii  s'étend  le  long  de  rOid)angbi.  Ku  fac(>  se  trouve  le 
jioste  belge  de  Z(Uigo.   situe  au   bas  d'une   petite   montagne  (pii  Aient 


—  1G2  — 

plonger  ses  derniers  contrcforls  dans  l'eau:  «d  eidre  les  deux  coule 
l)ruyamment  la  rivière  qui  lourbillonne  el  l)al  les  nombreux  rochers 
parsemés  çà  et  là.  Quelques  petites  îles  proiilent  leurs  taches  vert  sombre 
et  leurs  grands  arbres  sur  cidlc  masse  d'eau  de  (juinze  cents  mètres  de 
large.  Le  bruit  de  ces  ra[.ides  imite  celui  de  la  nu-r  à  marée  jjasse. 

Je  m'empresse  de  fréter  une  pintgue  el  d'aller  \isiter  .M.  ladminis- 
Iraleurde  incmière  classe  Largean  daus  son  nid  si  bien  [lerclié.  lime 


VUE     DE     U  A  N  G  11 1 . 


iail  un  accueil  on  ne  |tenl  [dus  aimable.  C Csl  un  bomnn'  âgé,  a^anl 
déjà  eu  buit  enfauls.  (jui  espère  iirochaineuu'nl  a\(>ir  sa  ndraile  et  (|ui 
ne  professe  (pi'nne  très  médiocre  estinu'  [tour  le  poste  (pi  il  occu[»e 
acluellenienl.  Il  a  «  l'ail  »  [dusieuis  anlres  colouies.  el  ses  prrferences 
soid  loiu  déire  |.()ur  le  Cougo.  Sou  lils.  ou  plulAI  uu  d.-  ses  lils.  esl 
lieulenaid  d'infaidei'ii"  de  uiarine  el  eaïuarade  iulimr  de  .lidien.  Cbose 
cui'ieuse!  ce  pauvre  \ieux  —  c'esl  ainsi  ipie  l'ajqxdleid  ii-ré\  érencieuse- 
meul  ses  sid»oi-(loinn-s  —  a  perdu  de|»iiis  (|u'il  esl  ici  (buil  mois  (nniron) 
loules  ses  dénis.  I.e  [((U'irail  |di\si(|uede  M.  Largeau  lerminr  par  celle 
apprrcialion  de  liaul.  je  reconnais  (|u'il  esl  cliarmanl.  Il  sCnqjresse  de 


—  16.3  — 

miMIrc  l;i  iiidilir  de  sa  case  ;i  ma  disposilioii,  nie  moulrc  la  maison  qu'il 
est  on  train  de  l'aire  consli'iiiic  |)om'  mes  hommes,  dans  l'endroit  le  jdiis 
sain  de  Hanj^lii.  à  [teii  près  à  \inf;t  mètres  do  Fendroil  où  il  Iof;(',  sur  un 
rocher  (|ui  domine  le  rapide,  et  nous  promet  de  faire  rérpiisilionner 
an  plus  tùl  toutes  les  pirogues  dont  il  [)Ourra  dis[)osei'.  .4//  righl! 

Néanmoins,  nous  pouvons  être  Irancpiilles,  nous  allons  nous  octroyer 
un  séjour  d'un  mois  ici.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  l'omhre  d'un  doute,  car, 
je  le  ré[)èle,  il  ne  suffît  pas  de  vouloir  ici,  il  faut  pouvoir,  et,  comme 
disent  les  Bangouyos  :  «  Sapi  moundelé  »  (Attends,  hlauc.) 

Au  contraire  de  la  devise  anglaise,  le  temps  n'est  rien  ici,  et  on  joue 
avec  les  mois  comme  avec  les  minutes  à  Paris. 

J'ai  ouhlié  hier  de  vous  raconter  un  petit  épisode,  qui  a  hien  son 
charme  et  dont  nous  n'avons  eu,  ou  [>lutôt  j(^  n'ai  eu  et  su  les  détails  que 
tout  à  l'heure.  Dans  un  des  derniers  villages  que  nous  avons  rencontrés 
et  où  nous  nous  sommes  arrêtés,  l'administrateur  Th...,  qui  était  avec 
nous,  venait,  suivant  la  traduction  littérale  de  la  langue  indigène,  de 
«  faire  ami  »  avec  le  chef,  c'est-à-dire  qu'il  avait  frotté  son  hras  contre 
le  sien,  jusqu'à  ce  que  sou  hras  fût  devenu  tout  rouge,  non  de  sang, 
mais  do  l'enduit  imileux  que  les  M'I>oual<as.  comme  presque  tous  les 
noirs  congolais,  se  fourrent  sur  le  corps.  Le  chef,  pour  pronvei-  son 
amitié,  otïrit  quatic  morc(ninv  de  hois  et  un  morceau  de  viande  finnée 
ou  grillée  à  M.  Th...  (lelui-ci  accepta:  mais  à  peine  revenu  à  hord,  il 
donne  le  morceau  de  \iande  à  des  Pahouins  ou  (iahonais:  ceux-ci  le 
jettent  à  l'eau.  M.  Th...  se  rappelle  alors  qu  on  lui  a  montré  un  vieux 
crâne,  au  moment  où  on  lui  donnait  le  «  hissi  »  (viande).  Plus  de  doute, 
c'était  de  la  chair  humaine.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  faire  amitié  avec 
les  mangeurs  de  \iande  (|ni  parle!  Empêcher  cela!  Ah  hien!  ouiche! 
Il  faudi-a  encore  du  tem|)s  pour  su|tprimer  cette  tradition  (pie  leur  ont 
laissée  leurs  aïeux.  Tout  ce  qu'on  }»eut  faiie.  c'est  de  l(Mir  persuad(M- 
que  la  viande  du  hlanc  est  malsaine  et  donne  la  colicpu'.  En  cei'tains 
endroits,  païaîi-il.  cette  méthode  doniuMle  hons  l'ésultats:  mais  ici.  ils 
en  ont  goûté,  et.  pour  eux.  c'est  un  morceau  de  loi.  o[  de  roi  noii'!  Ils 
prétendent  d'ailleurs  que  l'anthropophagie  a  du  hou.  car  elle  permet 
iréeonomiser  sur  les  frais  d'enterrement,  et  les  héritiers  n'ont  pas  à 


—  Ifii  — 

payci'  1rs  lioiioi'iiircs  des  cimuiiic-iiioiIs,   C/csI   e<'[MMi(|;iii|  bien  cr  iiom 
(Hion  |)nnrrail  leur  ii|»[»li(|n('i'. 

Le  fcsic  (le  la  j-iiiiiirc  csl  |kmi  iiilm'ssaiil .  .Iiilicn  a  la  (irvi'o.  mais 
l'rlal  saiiilaiic  m  i;riirial  csl  cxccllciil.  Dciuaiii.  nous  (|nill(M-(>ns  nolro 
inslallalion    [.mvisoiro  cl   nous   lo-crous  chez,    ladminislialcnr.    Il   lail 


UXE     TORNADE    SUR     L    (irRANfi  III. 


cunslrnirc  |i(»ur  nos  loninics  nnc  laru'c  rase,  clcvcc  cl  liicn  acrc(\  où  ils 
soroni  1res  bien  en  allendar.!  !e  l'ccrMilcnienl  des  pirojines.  rpii  no  sera 
pas  Ii()|>  ](injn.  mais  (|ni  pourra  dnr(>r  encore  un  cerlaiu  laps  de  lemps. 


:>  HiirciHhrr.  —  I  n  oraii(>  épouvanlaMc  nous  réveille  ou  me  réveille 
vers  Imil  heures  el  deniie  du  malin.  Je  dis  époiivanlable.  c'est,  mac^ni- 
fiquc  qu'il  famlrait  tlire.  Les  lornados  arrivonl  ici  avec  une  rapidité  xor- 


—   16")  — 

lii^iiKMisc,  (MilraiiKM's  |>ai-  les  l'apides.  An  iiioiikmiI  où  elles  |»ni'aissi'iil  an 
noi'd  (le  rOnhanf^lii.  dans  le  vasic  ciiInniHMr  loiinr  |iar  la  ii\iri('.  Icnr 
nna;;r  d('\  icnl  coniidricnh'nl  hicn  l'onrr  cl  (•(>nnnnni(|in' an\  ni(»nlauni's 
la  nirnir  l('inl(\  le  ciel  csl  roniplrlcincnl  (»l)scni(i,  (•(ininic  dans  les  (M'atjcs 
(|ni  (''cinloni,  dans  la  vallrc  de  la  iMai-nc.dn  rôli'  dr  Cdiàlillon:  scnlcnicnl 
(Ml  une  socondo  la  innV  csl  an-dcssns  de  nolic  li'lr.  cl  sa  \  iolcncc  sc\  il 
|ircs([no  inslanlancnicnl.  poni' allc'r  |m»i|ci' sa  jdnic.  son  lonncrrc  cl  ses 
éclaii'S  sur  les  l'orèls  avoisinanlos. 

Dans  la  journée,  le  temps  s'est  remis  au  beau,  uiais  il  a  lait  asse/. 
chaud.  Nous  avons  opéré  le  transbordement  de  nos  personnes  et  de  nos 
bagages  chez  Tadministrateur.  Pour  nous,  c'est  presque  un  changement 
de  climat,  et,  quoique  notre  voyage  représente  bien  une  distance  de  cent 
cinquante  à  deux  cents  mètres,  nous  sommes  établis  un  peu  à  l'étroit, 
mais  beaucoup  mieux  au  point  de  vue  sanitaire.  Nous  nous  sommes 
même  ai'rangés  avec  Tadminislrateur  pour  faire  la  popote  en  commun, 
et  je  me  suis  investi  des  hautes  fonctions  d(^  directeur  de  la  cuisine. 

Voilà  quelle  sera  à  peu  près  notre  vie  à  Banghi  :  ne  pas  faire  grand'- 
chose,  en  attendant  l'arrivée  des  pirogues,  et.  suivant  mes  principes,  me 
fatiguer  h^  moins  possible.  Je  cherche  avant  loutà  guérir  mes  cran-cran, 
qui  me  réduisent  presque  pour  Tinstant  à  l'état  d'impotent.  JiMn'inslalle 
ce  soir  à  la  table  pour  terminer  cette  longue  épître,  voulant  qu'idle  soit 
prête  à  partir,  caria  poste,  par  la  voie  du  Djoué,  la  canonnière  française, 
redescend  à  Brazzaville  après-demain  matin  à  cinq  heures  et  demie. 
Le  courrier  sera  donc  clos  demain  dans  laprès-midi,  et  je  ne  voudrais 
pas  qu'un  empêchement  quelconque  le  retardât  et  lui  fit  manquer  une 
occasion  des  plus  rares. 

Pour  résumer  en  quelques  mots  rapides  notre  voyage,  qui  de  Prazza 
ville  nous  amène  maintenant  au  cœur  de  l'Afrique  et  marque  noire 
seconde  étape  vers  l'inconnu,  prenez  la  carte,  voyez  le  chemin  qu'il  y  a 
de  Brazzaville  à  Banghi  et  celui  qui  sépare  Brazzaville  de  la  côte:  com- 
parez les  distances  et  jugez.  Cela  seul  vous  montrera  le  cluMnin  par- 
couru, mais  vous  verrez  aussi  qu'il  nous  reste  à  faire  encore  pas  mal  de 
route.  Je  ne  demande  qu'une  chose  :  la  snnlé,  qui  ne  m'a  pas  fail  défaut 
jnsqu'à  présent,  et  j'espère  alors  que.  grâce  à  Dieu,  les  aulres  ol)slacIes 


—  i(i(;  — 

s';i|»liiiiin)nl  devant  nous  cl  nous  laissoroni  passer.  \e  vous  alleudez 
|ias  (le  longtemps  à  recevoir  de  lettres  (I(^  moi.  Peut-êli'e  vous  en 
adresserai-jo  une  à  notre  départ  d'ici:  mais  idlc  se  l)oi'nera  en  tout  cas  i\ 
(|aelques  mots  très  courts. 

Au  poste  français  de  I^anjïlii.  le  5  novembre  1.S!)2.  dix  heures  du  soir. 
Colonie  du  Congo  français.  Afrique  centrale  occidentale. 

6  novetnhrc.  — Le  courrier  ne  part  (piaprès-dcmain  matin.  Je  reprends 

ma  lettre  et  la  rouvre  pour  souhaiter  la l)onne  année à  tout  1(^ 

monde. 

J'arriverai  peut-être  en  retard:  mais  l'intention  y  est,  et  on  ne  peut 
jjjuère  calculer  de  façon  précise  la  date  d'arrivée  des  épîtres. 

Position  de  Banglii  :  4°  21'  latitude  nord,  16°  21'  longitude  est  de  Paris. 


TAMnorii     |,c      VII,LA<iE     DE      N  '  K  0  U  M  H  I 


XVIII 


A  BANGHI 

ACCUEIL     CIIAUM.VNT.     —     LIvS     l'IU(»OUES.     —     LES     BELGES     ET     LIVOIUK. 
LA    QUESTION     DE     l'eSCLAVAUE.     —     MES     VIXOT-QUATUE     ANS. 


Poste  IVaiicnis  de  Banglii  (lluul-Uubanyl 
(lu  7  an  IS  noveiiilire  l.S!)2. 


Ma  c.hkhi-:  maman, 

Jo  III'  cuiiliiiue  pas  dans  un  posto  le  rccil  journalier  do  nus  faits  cl 
j^esti's,  coinnic  je  l'avais  enlre[)ris  à  jjurd  d  une  canonnière:  je  me  cun- 
lenterai  dv  iiolcr  à  leur  dalc  les  iails  saillanls.  prcnaiil  cl  (piillanl  la 
plume,  lorscpie  j'apiu'endrai  (piehpie  chose  d  inléressanl,  el  le  disposant 
sur  le  papier. 

Nous  n'avons  (ju'à  nous  louer  de  l'accueil  ([ue  nous  avons  reçu  ici  de 
la  [)art  du  posle  français  el  princi[)alement  de  M.  l'adininislraleur  Lar- 
geau.  M.  Dolisie  a  bien  tenu  les  [u-omesses  qu"il  m'avait  faites  à  Banglii, 
de  nous  seconder  de  tout  son  [louvoir,  el  si  nous  n'avançons  et  ne  devons 
avancer  que  très  lentement,  cela  tient  plutôt  aux  difficultés  inhérentes 
au  pays  et  aux  indigènes,  pour  elfectuer  par  eau  la  montée  de  tant  de 
jiersonnes  el  de  tant  de  bagages.  Car  l'uniijue  moyen  (pie  possède  l'Klal 
français  d(*  nous  remonter  dans  le  haut  Oulianghi,  ce  sont  les  pirogues 
que  1  administrateur  peut  réquisitionner  aux  indigènes  et  qui,  avec  leurs 
é(juipes  de  dix  rameurs  et  un  barreur,  viennent  chercher  lilancs  et 
liagages  au  })0sle,  et  comme  il  nous  eu  faut  beaucouj),  ce  sera  long  et 
très  long  même. 

11  est  nécessaire  d'envoyer  (pndcpi'un  prévenir  les  chefs  banzyris.  Ce 


—  168  — 

sont,  L'ii  cllVt,  les  Baïayiis,  (jui  habitent  à  quelques  juuniees  de  marche 
au-dessus  de  Banghi,  qui  [lossèdent  lesdiles  pirogues,  et,  dans  ce 
nionient,  les  eaux  étant  très  hautes,  les  indigènes  les  en\ oient  diflici- 
lenient.  car  ils  en  ont  besoin.  [<our  communiquer  avec  leurs  [ilanlations 
dont  ils  sont  sou\  eut  sépares  [lar  l'inondation.  A  d'autres,  elles  ser\entde 
lits,  leurs  domiciles,  plus  un  moins  légaux,  étant  enxaiiis  [uir  l'Unlunighi! 

Pendant  les  deux  un  trois  premières  journées  de  notre  séjour  ici,  nous 
a\oiis  eu  plusieurs  loinades,  aussi  remaripiables  [»ar  leur  violence  (jue 
[lar  leur  courte  durée.  Nous  sommes  jdacés,  en  ellel,  dans  un  corridor 
ou  [dutéd  à  son  extrémité,  et  toutes  les  tornades  (jui  arrivent  du  haut 
Oubanghi  enlilent  le  couloir  [(irme  par  le  resserrenu'ut  de  la  rivière 
entre  les  montagnes,  et  se  trouvent  également  emportées  par  le  courant 
d'air  et  d'eau.  Les  tornades  arrivent  [>res(pie  toujours  de  l'est,  tour- 
billonnent [ues([ue  autant  (pa--  les  rapides.  Le  Djuiu;  enqtortant  notre 
courrier  pour  la  France,  estiiarti  le  8  à  six  heures  du  matin,  et  le  même 
joui-,  vers  midi,  est  arrivé  le  Frederick,  bateau  de  la  Compagnie  hollan- 
daise, ipii  nous  a[)[iurlait  le  courrier  d'Euiope.  Entre  autres  choses 
agréables,  j'ai  ap(iris  la  nou\elle  de  la  naissance  de  uuju  m'veu,  i»ar 
dé[)éche,  arrivée  à  Lilue\ille  le  4  se[)tendjre,  et  (pie  M.  de  Chavannes 
m'a  lait  suivre  par  lettre.  Du  4  se[dend)re  au  8  novemlu'e,  deux  mois  et 
quatre  jours  [tour  une  dépêche,  ce  n  est  pas  trop  lung.  .Mes  compliments 
et  tendresses  au  papa,  à  la  maman  et  à  Emmanuela  aussi.  J'espère  que 
Louis  m'aura  dignement  représenté  de\ant  le  ciei'gé  de  L)anq)ierre. 
J  endjrasse  le  petit  et  espèi'c,  (juand  je  reviendrai,  le  voir  gros  et  gras 
connue  un  chanoine.  Les  autres  lettres  et  journaux  qui  ont  été  re(;us  ici 
sont  du  15  juillet  au  l'I  août  euxiron.  J'espère  ([ue  les  lapins,  lièvres  et 
perdreaux  de  Bonnelles  auront  été  hecatond)és. 

Le  9  noveudn-e,  XOnbamjhi  reparlait  aussi  pour  Draz;za\ille,  vers  huit 
heures  (d  demie  du  matin;  mais  comme  il  ne  retournera  pas  à  C(d 
endroit  direclcmenl .  il  n'enq.orlait  rien  du  tout  nous  apitartenant.  H 
doit,  en  ellet.  faire  dillerenls  /.ig/.ags  dans  les  rivières,  aflluenls  de 
rUubanglii  et  la  Sanga.  Je  vous  lai  écrit,  je  crois,  dans  ma  dernière 
hdire  :  mon  opinion  personnelle  est  (pie  ce  doit  être  très  possible,  sinon 
ti'ès  certain. 


—  109  — 

Dovniil  lii  (liriiculh'  (ju'il  \  jnnil  à  rccnilcr  dos  piroi^iK^s.  cl  jiour 
nirnagcr  le  pou  do  [loilcs  que  nous  avions  ompoi'loos  avoc  nous,  .lulion 
avaii  voulu  fcuKudcr  axcc  la  Duchesse  A i/uc  uno  |»arlio  dos  l^a^jag^os  jus- 
qu'à Moi)aï.  doiMiior  poslc  français  (|u'on  rcnconirc  a\anl  Yal<onia.  Mais 
ouiro  les  dau^'crs,  c'clail  une  perle  *]('  leuqis  cniu'nn'.  Je  dccou\  l'c  une 
autre  coud)inaison  cl,  d'accord  avec  le  gôrant  do  la  facloi'oi'io  Sociélé 
anonyme  ])olge,  établi  à  Zongo.  je  fais  mol  Ire  à  ma  disposition  la  petite 
chaloupe  à  vapeur  de  ladite  société,  qui  fait  le  service  au  travers  des 
ra[tidos  depuis  les  Ouaddas  jusqu'à  Mobaï.  C'était  un  bénéfice  de  plu- 
sieurs journées  et  surtout  de  plusieurs  kilogrammes  de  perles  bayocas. 

Tout  était  conclu  et  nous  allions  parlir.  quand  le  gérant  de  la  Société 
anonyme  belge  apprend  qu'il  est  expulsé  de  TÉtat  indépendant,  vu  sa 
qualité  de  Français.  Les  Belges  ne  veulent  pas  supporter  sur  leur  rive 
un  seul  Français  —  du  moins  sur  leur  rive  do  l'Oubangbi  —  avant  le 
règlement  définitif  de  cette  fameuse  question  du  partage  de  l'Oubangbi, 
qui  passionne  les  esprits  ici.  et  que  les  Belges  cherchent  à  envenimer 
d'une  façon  (b'qdorable.  em|do}ant  Ions  les  moyens  légaux  et  illégaux  à 
soulever  les  indigènes  contre  nous  et  s'empressant  de  drainer  l'ivoire, 
de  façon  à  n(^  nous  laisser,  si  par  hasard  on  les  forçait  à  évacuer,  qu'un 
lerriloiro  dévasté  et  tles  populations  soulevées.  Mais  colle  question  esl 
très  délicate,  et  je  ne  veux  pas  trop  en  parler  encore,  n'ayant  pu  conslator 
par  moi-même  tout  ce  que  j'ai  ouï  dire,  bien  que  ce  que  nous  ayons 
vu  jusqu'à  présent  et  que  les  versions  de  personnes  autorisées  et  sin- 
cères m'aient  déjà  fait  sur  le  compte  de  l'employé  de  l'Etat  indépendant 
une  opinion  qui.  pour  être  bien  arrêtée,  n'en  est  pas  meilleure  pour 
cela.  11  suffit  de  dire  que  des  Belges  se  donnant  comme  officiers  de 
l'armée  louchent  un  lant  pour  cent  sur  l'ivoire  et  sur  les  esclaves  qu'ils 
libèrent.  Pour  toucher  le  tant  pour  cent  sur  l'ivoire,  il  est  bien  naturel, 
n'est-ce  pas?  de  s'en  procurer  ])ar  tous  b^s  moyens  possil)los.  Et  les 
esclaves  libérés!  ceci  est  pis  encore,  car  je  suis  sûr  que  pas  un  de  ces 
esclaves  ne  se  réjouit,  du  jour  où.  sous  piélexie  de  le  libérer,  on  le  fait 
entrer  pour  sopl  années  dans  la  milice. 

Fa  suppression  de  l'esclavage  est  une  ulopie  très  jolie;  mais  elle  est 
impralical)le  ici.  Comment  voulez-vous  forcer  des  gens,  en  relard  de 


|tliisi('iirs  siècles  de  civilisulion,  à  l'nincliir  d'un  soûl  bond  co  long  espace 
de  Icmiis  cl  à  devenir  nos  cgaux?  Los  esclaves  eux-mêmes  préfèrent 
restera  la  disposilioii  de  leurs  premiers  maîtres,  et  je  vous  assure  bien 
(pie  l'csclaxe  iKiir  d' un  noir  est  ceut  l'ois  mieux  ti'aité  (pu*  les  Ira- 
Aailleui's  noirs  (pii  s'engagent  à  servir  les  blaucs.  L'idéal  du  uoir  eu  ce 
[tays  est  de  ne  rien  faire.  Esclave  chez  ses  congénères,  il  travaille  peu; 
ouvrier  chez  les  blancs,  il  doit  trimer  du  matin  au  soir.  Aussi  beaucoup 
trouvent-ils  très  agréalde  de  se  faii-e  mettre  en  [»rison,  ofi  ils  sont 
nourris  pour  rien!  Que  voulez-vous  faire?  Le  Congolais  est  apatliique, 
et  Lesclave  des  populations  que  nous  avons  vues  est  traité  paternelle- 
ment. Peut-être  reçoit-il  de  temps  à  autre  quelque  coup  de  chicote,  ou 
le  mange-t-on  en  sauce  blanche  ;  mais  en  général  il  est  heureux  et  ne 
demande  pas  à  changer  son  sort.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  arrêter  la 
libération  des  esclaves;  mais  on  s'y  prend  de  façon  à  leur  faire  regretter 
leur  ancienne  condition. 

Pour  moi,  ce  n"est  que  dans  un  lemi)s  fort  éloigné  encore  que  Ton 
arrivera  à  supprimer  la  traite  et  le  commerce  de  vian(l(^  humaine,  et  cela, 
en  inculquant  peu  à  peu  des  idées  plus  saines  aux  noirs,  et  aussi  grâce 
aux  missions.  Mais  quand  on  voit  les  résultats  des  sociétés  dites  anti- 
esclavagistes, c'est  à  devenir  esclavagiste  soi-même  plutôt  que  d'être 
confondu  avec  elles. 

Que  s'est-il  passé  aux  Falls?  C'est  bien  simple.  Un  oflicier  de  l'armée 
belge,  M.  Vandekerkoum,  s'en  va,  sous  prétexte  de  délivrer  des  esclaves 
et  de  rendre  la  liberté  aux  noirs,  soumis  à  la  domination  arabe.  Il  est 
certain  que  dans  ces  pays  l'esclavage  est  plus  dur.  les  Arabes  ayant 
traité  les  indigènes  autochtones  en  animaux  domidés.  Cependant  ils 
les  soignent,  les  nourrissent,  ne  les  mangent  pas  et  les  font  peu  tra- 
vailler. M.  Vandelverkoum,  sous  prétexte  de  délivrer  les  (esclaves,  atta- 
quait les  caraxanes.  délivrait  les  esclaves,  il  est  vrai,  mais  s'adjugeait  en 
même  temps  l'ivoire  que  portaient  ces  esclaves,  commellant  un  double 
\nl.  au  détriment  des  Arabes.  Aussi  ces  derniers  ne  lardèrent  pas  à  se 
ie\(.ltei-.  et  UKuntenant  les  iîelges  \ont  en  supporliM-  les  conséqu(mces. 

Après  le  massacre  de  la  mi.ssion  Ilaudister.  la  destruction  i\o  la  mission 
Stairs,  ce  sont  les  massacres  des  expéditions  du  capitaini'  Hix  et  du 


—  171  — 

lioLitonant  Jac(|ues,  et  ce  nCsl  pas  fini.  Dans  pon  de  temps,  tous  les 
Arabes  (jui  oc(ii[tenl  la  plus  jurande  partie  du  territoire  oriental  de  l'État 
vont  se  soule\er,  et  je  ne  crois  [»as  ([ue  les  Belges  aient  le  dessus.  11 
fallait  avec  les  Arabes  louxoyer  et  jouer  au  plus  tin;  mais  si  l'on  se 
heurte  à  eux.  on  risque  fort  le  soulèvement  gênerai.  Noilà  pourquoi  nous 
ne  souHues  })oint  passés  par  les  Falls,  aimant  mieux  me  rendre  plus 
utile  à  la  France  que  de  risquer  de  me  \oir  ré(iuisitionné  aux  Falls  [»our 
défendre  ce  poste  sans  aucun  profit  jiour  nous. 

Étant  en  veine  de  critique  en  ce  moment,  je  pourrais  \ous  dire  quel- 
ques mots  sur  M.  Dybowski.  Tous  ceux  (|ui  sont  actuellement  au  Congo 
reconnaissent  parfaitement  une  chose  :  c'est  (ju  il  n'a  pas  réussi  autant 
qu'il  Fespérait.  11  s'est  avancé  à  (juehjues  journées  île  marche  d'ici,  et 
a\ait  [iris  lianghi  comme  centre  d'o[>ération.  y  revenant  même  très  sou- 
vent et  ne  cédant  (pie  i-arenuMit  aux  demandes  de  ses  lieutenants  (pii  le 
]»ressaient  de  marcher  en  avant.  M.  Maistre.  ([ui  lui  a  succédé  et  ([ui  est 
[dus  avancé  (\\ir  lui  à  l'heure  actuelle,  a,  parait-il.  livié  bataille  aux 
musulmans.  Si  le  fait  est  vrai,  il  est  l'egrettable,  car  leSiVrabes,  se  consi- 
dérant comme  solidaires  dans  ces  conli'ées-là,  lui  Itarreront  peut-être  la 
route.  Pourquoi  ne  pas  imiter  IMizon,  (|ui  sans  coup  férir  u  fait  sa  mer- 
veilleuse exploration?  On  est,  du  reste,  de[>uis  assez  longteuqis.  sans 
nouvelles  de  M.  Maistre;  mais  à  l'heure  actuelle,  il  n'y  a  là  l'ieu  de  sur- 
jtrenant. 

11  faudra  d'ici  (luehiue  temps  que  vous  vous  habituiez  vous-même  à 
ne  rien  recevoir  de  moi  ou  seulement  à  intervalles  dune  irrégularité 
désespérante.  Cependant,  jusqu'à  Yakoma,  ou  les  Abiras,  —  deux  mots 
qui  officiellement  désignent  le  même  poste,  — nous  pourrons  communi- 
(juer  quand  des  bateaux  ou  des  courriers  officiels  descendront.  Seule- 
ment il  se  pourra  qu'une  lettre  attende,  dans  les  postes  intermédiaires, 
des  tenq»s  }ilus  ou  moins  longs,  sinon  uiu>  lettre,  partant  d'ici  le  jour  où 
elle  est  écrite,  pourrait  arriver  en  France  deux  mois  et  ([uel({ues  jours 
ajirès  son  départ.  Mais  des  Abiras,  il  faudrait  :  1"  que  la  correspondance 
existât  ici,  ce  (jui  n'est  })as;  2"  (pie  les  bateaux  coïncidassent  avec  les 
départs  de  Brazzaville,  lesquels  n'ont  lieu  que  tous  les  (juinze  jours. 
Jugez  un  peu  du  retard  que  cela  peut  apporter  à  nos  communications,  et 


—  172  — 

laissez  une  iiiui'ge  .siillisaiile  à  toute  iii(|Liietude  que  pourrait  \ous  causer 
iMie  absence  de  nouvelles. 

Le  9,  le  10  et  le  1 1  ont  été  trois  journées  belles  et  cbaudes,  où  les  faits 
saillants  se  sont  montrés  d'une  rareté  excessive.  La  dernière,  cependanl, 
a  une  certaine  iniporlance  à  notre  point  de  vue.  Julien  est  [tarli  avec  la 
Duchesse  ^/<;<(;  pour  les  Ouaddas,  emportant  trejite  et  cpiebpies  charges  et 
huit  hommes.  Nous  serons  six  ou  sept  jours  sans  avoir  tle  ses  nouvelles. 
Je  ne  suis  [uis  sans  iiupiirtude  sur  ci't  essai,  car  on  n'a  pas  encore 
remonté  les  rapides  avec  une  banpie,  et  les  [»irogues  ont  l'avanlage 
énorme  de  caler  moins  et  d'être  plus  longues  et  moins  larges,  ce  (pii 
lacilile  leur  }>assage  dans  les  endroits  élroits.  C'est  dans  le  bul  d'écono- 
nuser  nos  perles  cpiil  lait  cette  tentative.  En  même  temps  est  parti  par 
des  pirogues  le  courrier  pour  les  iVbiras,  devant  annoncer  notre  arrivée 
dans  un  temps  plus  ou  moins  indeteruuué. 

Ces  pirogues,  en  remontant,  doivent  en  taire  descendre  d'autres  (pii 
seront  chargées  de  nous  remontera  notre  tour;  mais,  .sac  à  papier!  (pu' 
de  temps  tout  C(da  exigera  pour  remonpier  là-baut  tout  noire  matériel, 
•sans  compter  (ju'il  est  malheureuseuu'nt  probable  (pu-  nous  aurons 
beaucoup  de  pertes!  Si  encore  nos  perles  arrivaient  bientùl;  mais  en 
aihnettant  ipie  vous  les  ayez  fait  partir  aussitôt  ma  dépèche  reçue, 
elles  ne  seront  guère  ici  (pi'à  la  lin  de  l'aum'e.  11  est  cerlain  (pie  le  clian- 
gement  d  itinéraire,  combiné  à  Brazzaville,  nous  relarde  énormément, 
mais  il  n'y  avait  pas  moyen  de  faire  aulrement.  Un  se  ligure  mal  à  dis- 
tance ce  que  sont  ces  pays-ci,  et  il  faut  y  être  pour  se  rendre  comple 
que  vouloir  n'est  pas  pouvoir,  et  (piune  sage  lenteur  peut  seule  avoir 
raison  de  la  force  d'inertie  sans  cesse  opposée  à  notre  voyage.  A  ((uoi 
bon  s'engager,  comun.'  un  fou,  dans  une  voie  (pielc()n(pie.  pour  s'aperce- 
voir bnntùt  (pie  tout  vous  mampie  pour  la  suivre  et  èlre  obligé  de 
i-'<-ider,  en  consialant  (pie  voire  propre  négligence  seule  vous  forcera 
pi'iil-èlre  à  rétrograder.' 

Je  [.ourrais  laisser  ici  un  grand  espace  vide  (pii  repieseub-rait  les  jouis 
"•'j''  liai  pas  pu  (•■crire.  Le  1 -J  ei  le  i:5,  |,.  pn«mier  de  ces  deux  j(Hirs  sur- 
l<'iil.  (•  est  par  paress(>:  mais  le  second,  jai  conmieiice  à  me  senlir  foi- 
''•""■"t-'"<-i"l  «l<'ia  lièvre.  Les  14,  l.i,  IG  et  17  sonl  des  journées  donl 


—  173  — 

je  [tiéfèro  ne  [uis  parler,  ayant  liOi»  suuireil  de  resloniac  et  de  la  bile, 
[)uiir  leur  garder  le  moindre  suurire.  Le  1(3  [)rinei[)alenient,  l'ipécacuana 
a  dû  agir,  et...  je  vous  fais  grâce  des  détails...  Mais  je  n'étais  pas  à  la 
nuce...  Le  17,  conimence  la  convalescence;  de  [)lus,  je  reçois  ce  jour-là 
de  bonnes  nouvelles  de  Julien,  (|ui  est  sur  le  point  de  redescendre  avec 
des  vi\res  et  toutes  sortes  de  cboses.  Celui  (jui  nous  apporte  ces  nou- 
velles est  un  agent  de  la  mission  Maistre,  libéré  de  son  engagement, 
([ue  les  autres  n'ont  i>as  attendu  et  qu'il  ne  }»eut  i'allra[H'r,  ayant  un 
mois  de  retard  sur  vm\.  11  s'est  oU'eit  à  nous  sui\re,  et  comme  il  a 
déjà  près  de  trois  années  de  Congo  en  dillérenls  séjoui-s,  (pi'il  est  très 
actif,  rarement  malade,  âgé  de  vingt-neuf  ans  et  a  toutes  ses  dents,  je 
l'ai  engagé...  ils  ap[»elle  Uiolloteta[»u  me  fournir  de  bonnes  références, 
appuyées  par  les  témoignages  de  l'administrateur  ([ui  a  entendu  [tarler 
de  lui.  il  a  été  agent  du  Congo  et  a  démissionné,  trouvant  (pie  l'avance- 
ment n'arrivait  [»as  assez  vite  à  son  gré.  11  connaît  un  peu  le  liant,  mar- 
cbande  très  bien  avec  les  indigènes  (grave  ({uestion)  et  n"a  pas  peur  de 
grand  cliose.  Dès  (pie  son  engagement  sera  en  règle,  je  vous  1  expé- 
dierai. Je  ne  sais,  en  cli'et,  si  cette  lettre  le  contiendra;  car  un  bateau 
de  la  maison  hollandaise  est  en  [>artance  et  doit  emporter  le  }>rocliain 
courrier  pour  Braz/.a\ille;  mais  il  sera  [)eut-ètre  parti  avant  (pie  toutes 
les  formalités  soient  remplies.  Notre  dé[»art  d  ici  ne  saurait  tarder,  1  en- 
droit étant  décidément  beaucoup  trop  malsain,  et  la  baisse  des  eaux,  (pii 
a  commencé  ces  jours-ci,  met  à  (.lécouvert  un  las  de  pourritures  (pii 
achèvent  d'empester  l'air  et  la  localité.  Les  orages  diminuent  de  fré- 
(luence,  et  nous  allons  bient(jt  entrer  dans  la  saison  sèche,  (jui,  sans  être 
aussi  coin[dètement  exempte  de  pluies  et  de  tornades  (pi"à  la  cette,  est 
cependant  bien  moins  humide  (]ue  l'autre  moitié  de  l'année. 

La  température  n'a  rien  d'excessif  et  varie  entre  vingt  et  un  et  trente- 
deux  degrés  maximum,  et  encore  je  \ous  cite  les  tleux  extrêmes.  {']n 
général,  le  thermomètre  mar([ue  de  \ingt-trois  à  vingt-sept  degrés.  Le 
baromètre,  lui,  varie  beaucoup  moins  et  reste  [)res(pie  stationnaire  à 
740  millimètres,  ce  ijui  est  bas.  Il  faut  dire  aussi  (pie  nous  commençons 
à  être  élevés  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  dont  nous  sommes  sé[)arés 
[)ar  une  bonne  épaisseur  de  terre.  Nous  allons  nous  éloigner  de  plus  en 


—  174  — 

plus  de  l'Océan,  pour  nous  raj)proclier  des  mers  Kouge  et  Méditer- 
ranée. 

Mais  il  ne  faudrait  pas  que  la  bile  me  jouât  d'aussi  mauvais  tours  que 
CCS  jours-ci,  car  je  serais  tout  à  fait  réduit  à  l'impuissance,  ayant  passé 
quatre  jours  sans  rien  [(rendre  et  ne  mangeani  pas  encore  aujourd'hui, 
18,  avec  tout  mon  bel  appétit  de  jadis.  Mais  la  ^ie  en  station  est  loin 
d'être  suggestive  ou  agréable,  surtout  ({uand  une  excursion  aux  alen- 
tours vous  procurerait  indubitablement  un  de  ces  excellents  pi'lits  accès 
de  lièvre  dont  rAfri(|ue  vous  garde  le  secret. 

W  iwrciiibre.  —  J'ai  \ingt-(|ualre  ans  aiijoui'dbui.  Le  courrier  ferme 
ce  soir  au  coucher  du  soleil;  aussi  feruir-je  ma  leltic,  [)eu  longue  et  peu 
intéressante.  J'ai  un  assez  givuid  niunbre  d'oiseaux  et  de  bêles  à  expé- 
dier. Je  suis  assez  embarrassé;  mais  je  les  enverrai  un  jour  ou  l'autre. 
Je  suis  heureusement  bien  rétabli,  mais  j'ai  été  fortement  éprouvé;  par 
bonheur,  une  demi-bouteille  de  cham[iagne  ma  remis  à  peu  [uès.  Je  dis 
à  peu  près,  car  j'ai  eu  une  secousse  dont  je  mo  ressentirai  probablement 
assez  longtemps.  Mais  enfin  je  i»uis  va(pier  assez  normalement  à  mes 
alfaires.  Je  ne  vois  pas  grand'chose  de  neuf  à  ^ous  dire.  JN'ous  partirons 
IMobablement  d'ici  vers  le  I"  décembre,  et,  après  [tlusieurs  étapes  suc- 
cessives aux  Uuaddas,  à  Moljaï,  à  Vakoma  eidin,  d'où  nous  aurons  notre 
centre  d'oijérations ,  nous  verrons  si  nous  pourrons  nous  enfoncer 
délinili\euu-nt  dans  une  région  (iuelcon(iue  et  dont  un  Européen  n'ait 
pas  encore  foulé  le  sol  de  ses  souliers.  Mais  mon  uniijue  ambition,  à 
1  heure  présente,  eslde  partir  d'ici,  car  je  crois  que  nous  serions  bienlôl 
U)us  léduils  à  Triât  de  squelettes.  Ce  n'est  pas  (pie  la  nourrilure  man- 
que; mais  im  condiment  essentiel  lui  fait  défaut  :  rappétil. 

Enhn  nous  allons  bientôt  reprendre  la  navigation,  et  lorscpi'on  se  pro- 
Jnène  en  bateau,  la  santé  s'en  ressent;  ou  va  mieux,  on  dort  mieux. 

'^'''  '"'  ^'''  ''"  ■^l-'li "  Arn<p si  loin  dèlre  l'idral.  e|  je  cmnprends 

qne  ceux  <pii  v  s..nl  aslreinls  e|  .pii  ,|,.  plus  s(.nl  obliges  •!.>  faire  du 
malin  au  soir  I.'  nu'lier  de  gralle-papier  lourneni  iacilemeni  ;i  l'idiolie 
ou  à  la  déformation  complèb>  du  caractère.  Il  esl  cerlain  (jue  dans  ce 
pays-ci  l'homme  blanc  devient  inférieur  à  lui-uu'uie.  el  (lue  sous  lin- 


—  I7r,  — 

(liKMicc  dos  lirvi'os  et  de  la  clialciu'  liuiiiidc .  le  cci'vciui  se  rnuKdlil 
inscnsihlcincnl.  Lorsqu'on  clianii'c  d'aii-  assez  soiivciil.  col  olTol  so  pro- 
duit boaucoiip  moins  rapidomenl.  ol  niômo  plusieurs  personnes  malades 
se  sont  guéries  par  le  simple  passage  d'un  poste  à  un  autre,  ce  dernier 
serait-il  même  [dus  malsain  en  a|)|)arence. 

Maintenant,  ma  chère  maman,  je  vous  dis  «  au  revoir  »  et  vous  prie 
d  (Muhrasser  spécialement  poiu'  moi  mon  petit  tilleul,  ainsi  que  sa 
maman.  J'espère  retrctuvei-  tonte  la  petite  famille  en  bonne  santé:  mais 
j'ai  p(Mir  qu'ils  ne  me  regardent  comme  un  sauvage  avec  ma  barbe 
hérissée  et  mon  teint  de  vieux  citron. 

Votre  «  vieux  »  fils, 

(vingt-quatre  ans) 

Jacques. 


Notice  sun  le  poste  de  Banc.ui.  —  Le  poste  français  d(^  Banghi,  créé  en 
1 889,  à  la  suite  de  l'avancement  de  la  puissance  française  dans  l'Oubanghi, 
au  milieu  de  peuplades  très  sauvages  et  anthropophages,  fut  pendant 
quelque  temps  la  limite  de  l'extension  française  vers  le  Nord.  C'est  l'en- 
droit on,  lors(juc  les  eaux  sont  hautes,  les  vapeurs  de  la  colonie  s'arrêtent, 
ne  pouvant  franchir  les  rajiides  de  Zongo.  Pendant  les  basses  eaux,  les 
\apeurs  ne  }»euveul  y  remonter,  se  trouvant  arrêtés  par  les  rapides  qui 
sont  situés  en  amont  de  N'Koumbi.  Les  ravitaillements  se  font  alors  de 
ce  dernier  point  à  Banghi  par  pirogues  ou  petites  embarcations.  Les 
villages  sauvages  qui  entouraient  le  poste  ont  été  détruits,  à  la  suite  de 
soulèvements,  et,  lorsqu'il  a  fallu  venger  le  meurtre  et  la  transformation 
en  biftecks  du  chef  de  poste  et  de  ses  miliciens,  les  indigènes  se  sont 
retirés  et  ont  fait  leur  soumission.  Ils  ont  même  rendu  la  tête  du  blanc, 
ne  pouvant  en  restituer  autre  chose.  Les  populations  avoisinantes  sont 
en  aAat  :  les  M'Bouakas  et  Bondjios;  en  amont,  les  Banzyi-is  et  les 
Bouzei'ous.  Les  ressources  du  [)Oste  consistent  dans  les  vivi-es  que 
vienn(Mit  vendre  les  indigènes  et  qui  se  composent  de  bananes,  d'épis  de 
maïs,  d'igname  on  assez  grande  quantité,  ainsi  que  d'huile  de  palme. 
Le  jardin  et  le  poulailler,  (pii  avaient  été  créés  lors  de  la  fondation  de 


—   170  — 

Baniilii.  oui  rlr  drlniits  |iiii'  l'indiKialidii  th-  ccilc  amirc.  cl  JOn  n  ou 
l)oai'C(iii|i  (le  mal  à  prrscivoi'  le  troiipoau  de  clirvros.  qui  se  I couve  do  la 
sorlo  j)i'os(|no  |)ri\r  i]r  noufi'ihiro.  Ions  los  ])rdur'a';os  so  IriMnanl  sous 
Toau...  Il  osl  lorliMUoid  (iiioslion  Ar  no  laisser-  ici  (in'iiu  dcjnM  cl  (\r 
traiisporlcr  le  poslo  jn'iucipal  à  Irois  on  (|na(ro  joins  i]r  ]n'i-oi;uo.  on 
anionl  dos  ra|M(los.  à  l'ondroil  dil  lo  Kwanp». 


:  'm 


^A 


-âiS 


;nge    dks    iMinns    de    i.  oritAxi;  h  i. 


XIX 


SEJOUll  PÉMHLE 

ADIEUX     A     liA.NGlII.     —     GLEIUIES     KN  DIGÈiNES.     —     THlliU     DE    NAI.N'i 
VUYAGE    DE    JULIE\.     INDISPOSITION    GÉNÉRALE. 


Banghi,  du  20  au  29  novembre  18U2. 

Nous  allons  bioiilôl  quiller  co  poste  de  Banghi,  et,  je  puis  bien  le  dire, 
sans  aucun  regret;  outre  que  j'y  ai  été  malade,  je  ne  m'y  suis  remis 
quavec  une  sage  lenteur,  et  je  suis  encore  incapable  de  déployer  une 
activité  quelconque.  Hier,  19  novembre,  à  peine  le  Frederick,  qui 
emportait  ma  dernière  lettre,  avait-il  sifflé  pour  nous  dire  au  revoir,  et 
avait-il  disparu  derrière  les  premiers  bouquets  d'arbres,  que  de  l'autre 
côté,  redescendant,  apparut  la  Duchesse  Anne  avec  Julien.  Son  voyage 
s'était  bien  accompli,  et  il  était  parvenu  sans  encombre  aux  Ouaddas, 
bien  qu'il  eût  envoyé  aux  indigènes  deux  ou  trois  balles;  mais  en  géné- 
ral il  avait  reçu  le  meilleur  accueil  sur  la  route  et  un  nombre  consi- 
dérable de  vivres  de  toutes  sortes.  Il  était  suivi  de  cinq  pirogues  indi- 
gènes, chargées,  elles  aussi,  de  cabris,  de  farine,  de  manioc,  de  haricots 
et  de  patates  roses  en  assez  grande  quantité. 

]\Iais  Julien  est  homme  d'action  et  résolu  à  ne  pas  perdre  de  temps; 
dès  ce  matin,  20  novembre,  il  se  remettait  en  route.  M.  Riollot  l'accom- 
pagne et  a  la  direction  du  boat.  Ils  ont,  en  plus  de  soixante-dix  charges 
([ni  remontent  avec  eux,  quatorze  soldats  arabes,  diversement  répartis 
entre  les  pirogues  et  le  boat.  Ils  doivent  être  de  retour  ici  dimanche,  et 
nous,  à  notre  tour,  lundi,  nous  lilerons  vers  le  haut,  car  les  Ouaddas 
seront  encore  une  de  nos  étapes. 

23 


—   178  — 

Les  Oiiaddas  se)iit  uelucllciiiciil  o('cii[>i's  [lar  une  faclorerie  hollaïulaise 
qui  se  prépare  à  nous  recevoir  de  son  mieux.  Il  parait  que  lendroit  est 
plus  sain  (pi'ici:  tant  mieux!  Car  viainuMit  la  localilr  de  Hanghi  ne  sera 
pas  une  de  celles  <pie  je  choisirai  pour  \euir  m'y  retirer,  et  si  jamais  je 
suis  perdu,  ce  n'est  })as  là  qu'on  me  retrouvera.  Malheureusement,  ce 


DKPART     POUR     LES    0  T  A  D  D  A  S. 


Banghi  est,  par  sa  position,  le  point  d'arrêt  de  toutes  les  expéditions 
françaises  qui  veulent  s'engager  vers  l'Ksi:  c'est  la  porte  par  laquelle 
tout  le  monde  doit  passer,  et  le  trihui  à  payer  aux  concierges  de  ces 
portes  n'est  pas  une  obole,  mais  le  bon  accès  de  liè^re  bilieuse  aucpud 
personne  ne  saurait  échapper. 

Chose  assez  curieuse,  d'ailleurs!  aucun  Franeais  n'est  nH;)rl  de  maladie 
à  Hanghi  ou  au-dessus,  et,  malgré  la  mau^aise  réputation  dont  il  jouit, 
rOubanghi  est  encore  meilleur  hôte  (pion  ne  voudrait  le  laisser  enten- 


—  179  — 

dre.  Tous  les  Français  inscrils  au  martyrologe  de  l'Oubanglii  :  M.  Alusy, 
chef  de  poste  de  Banglii,  mangé;  M.  Husson,  capitaine  dn  Ballay,  noyé 
dans  les  rapides  de  Mobaï;  M.  de  Poumayrac,  tué  et  mangé  par  les 
Boubous,  sont  morts  accidentellement,  mais  non  de  maladie.  Il  est  vrai 
qu'au  bout  d'un  court  séjour  ici  on  devient  jaune  comme  trois  citrons, 
et  que  Tappétit  se  sauve  à  six  cents  lieues.  Ce  court  entretilet  à  seule 
fin  de  vous  dire  que  je  moisis  ici,  et  que  je  verrai  avec  joie  l'heure  du 
départ.  En  route,  ça  va  bien,  le  changement  d'air,  la  nouveauté  des 
choses  que  l'on  voit,  tout  cela  vous  occui)e  et  empêche  la  lièvre  de 
monter  en  crou[)e  avec  vous.  Julien  dans  sa  montée  n'a  pas  été  malade 
un  seul  instant.  Quelques  noirs  ont  voulu  l'attaquer  dans  un  village; 
mais  deux  coups  do  fusil  les  ont  mis  en  fuite  aux  cinq  cent  mille  diables. 

Il  faut  aussi  que  je  vous  raconte  la  manière  dont  les  indigènes  se  font 
la  guerre.  La  lutte  a  généralement  lieu  entre  ceux  de  l'intérieur  et  les 
riverains  qui  sont  de  races  différentes  les  uns  des  autres.  Si  la  partie 
attaquante  est  très  nombreuse,  les  villages  assaillis  sont  évacués,  et  tous 
les  habitants  se  retirent  dans  le  [trincipal  village  et  dans  la  brousse.  Les 
guerriers,  alors,  sous  la  conduite  des  chefs,  partent  pour  repousser  les 
autres.  Généralement,  ils  se  contentent  de  s'avancer  jusqu'à  plusieurs 
kilomètres  de  l'endroit  où  pourraient  être  les  assaillants,  et  de  pousser 
des  «  you-you  »  formidables.  Quand,  par  hasard,  les  deux  partis  sont  en 
présence,  chaque  guerrier  se  détache  et  xa,  en  se  cachant  bien  prudem- 
ment derrière  son  bouclier,  injurier  pendant  plusieurs  minutes  son 
adversaire,  qui  en  fait  autant,  et,  a})rès  quelques  minutes  de  fantasia,  ils 
se  lancent  mutuellement  une  flèche  ou  une  zagaie.  et,  comme  ils  ne  sont 
ni  l'un  ni  l'autre  atteints,  ils  cèdent  la  place  à  deux  autres  qui  recom- 
mencent, tout  en  se  tenant  à  distance  très  respectueuse.  Si,  par  mal- 
heur, il  y  en  avait  un  de  blessé,  tout  le  parti  s'enfuirait  et  serait  vaincu. 
On  s'explique  aisément  que  dans  ces  pays-ci  les  grandes  guerres  durent 
des  quantités  de  jours,  et  qu'il  n'y  ait  parfois  que  deux  ou  trois  hommes 
tués.  Ceux-là,  du  reste,  sont  inéluctablement  absorbés  par  les  vain- 
queurs en  côtelettes  ou  gigots. 

Les  indigènes,  ici,  sont  poltrons  et  lâches,  et  de  plus,  comme  tous 
les  noirs,  menteurs  et  voleurs.  Ils  n'ont  qu'une  peur  :  celle  de  tra- 


—  180  — 

vailler.  Un  noir  adulte  préfère  cerlainemcnt  retourner  dans  nn  village 
où  il  est  certain  de  se  faire  croquer,  quand  il  est  né  et  a  été  élevé  comme 
esclave  dans  ce  village,  que  de  rester  dans  un  poste  européen  quel- 
conque où  on  le  forcerait  à  travailler  pour  gagner  sa  nourriture.  Ils 
ont  si  peu  de  besoins  et  un  tel  flegme!  Une  banane  ou  deux  peuvent 
leur  servir  pour  une  journée.  Ils  mangent  aussi  du  poisson  et  un  peu  de 
viande  de  bêtes. 

Il  y  a  une  chose  assez  curieuse  à  constater  :  c'est  la  différence  qui 
existe  entre  les  populations  qui  habitent  le  bord  des  rivières  et  celles 
qui  sont  dans  l'intérieur.  Ces  dernières  sont,  paraît-il,  plus  travailleuses 
et  plus  agricoles;  aussi  fournissent-elles  des  vivres  aux  riverains  pares- 
seux, dont  Tunique  avantage  est  de  voir  passer  les  bateaux  et  d'avoir 
des  marchandises  avec  lesquelles  ils  peuvent  obtenir  pas  mal  de  choses 
de  l'intérieur. 

Il  y  a,  dit-on,  au  nord-ouest  de  Banghi,  des  tribus  de  nains.  Les  indi- 
gènes en  aperçoivent  quelquefois,  et,  comme  ce  sont  de  grands  chas- 
seurs, ils  viennent  vendre  leurs  produits  aux  riverains;  mais  nous  n'en 
avons  vu  aucun,  et  les  habitants  du  poste,  qui  demeurent  ici  en  per- 
manence, qui  sont  plus  à  même  d'aller  faire  des  excursions  dans  l'in- 
térieur, n'en  ont  pas  vu  davantage.  C'est  une  chose  assez  remarquable 
que  l'apathie  qui  règne  dans  des  postes  comme  ici,  et  on  n'y  connaît 
guère  que  les  rivières,  ou  plus  exactement  la  rivière.  Et  pour  le 
moment,  nous  ne  pouvons  guère  aussi  nous  aventurer  ailleurs  que  sur 
la  rivière. 

26  novembre.  —  Toujours,  nous  sommes  stationnaires  à  Banghi.  mais 
pour  peu  de  jours,  et  nous  comptons  partir  dans  deux  ou  trois  fois  Aingt- 
quatre  heures.  Il  n'est  que  temps  :  Pottier  a  été  souffrant;  une  forte 
hématurie  l'a  couché  [)endant  cinq  ou  six  jours.  Heureusement,  le  réta- 
blissement s'opère,  et,  grâce  à  quelques  remèdes  énergiques  ap[)liqués 
par  moi-même,  ça  n'a  rien  été.  Pour  moi,  sauf  une  grande  mollesse  et 
un  [M'u  d'anémie,  tout  va  bien,  et  je  me  restaure  assez  vite;  mais  je  ne 
voudrais  pas  me  voir  plus  longtemps  ici.  cm- je  sei-ais  cerlain  d'y  faire 
le  contraire  de  vieux  os. 


—  181  — 

J'insère  dans  cette  missive  l'engagement  de  Riollot,  notre  nouveau 
chef  de  convoi.  Cette  pièce  est  légalisée  par-devant  l'administrateur  de 
Banglii;  mais,  comme  les  paperasses  m'encondjrent,  je  vous  l'envoie 
pour  la  mettre  dans  un  coin  quelconque,  en  allendant  mou  retour.  Avec 
la  rapidité  dont  nous  nous  transvasons ,  ce  sera  z'à  Pâques  ou  à  la 
Trinité  de  1894.  J'expédie  en  même  temps  par  le  courrier  qui  partira, 
emportant  cette  lettre,  plusieurs  lances,  boucliers,  couteaux,  objets 
d'art  divers,  singes,  peaux,  oiseaux,  qui  arriveront,  il  faut  l'espérer,  en 
Europe;  mais  j'ai  peur  qu'avec  tous  les  trimbalages  inévitables  des 
transferts,  bien  des  mains  peu  délicates  néfeiidciif  dessiif:  un  prolcc- 
torat  plus  effectif  que  celui  de  la  France  au  Congo. 

Nous  avons  de  la  pluie  de  temps  en  temps.  Toute  la  journée  d'avant- 
hier  a  été  venteuse  et  pluvieuse,  une  vraie  journée  de  novembre,  avec 
vingt-trois  ou  vingt-quatre  degrés  de  chaleur. 

Quand  il  fait  du  vent  et  que  la  température  baisse  au-dessous  de  vingt- 
cinq  degrés,  on  a  une  véritable  sensation  de  fraîcheur;  ce  qui  est  loin 
d'être  désagréable;  mais  encore  faut-il  s'en  méfier,  à  cause  de  l'humi- 
dité. Oh!  cette  humidité  qui  pénètre  partout  et  détériore  tout!  Si  une 
caisse  n'est  pas  ouverte  et  exposée  constamment  au  soleil .  on  ne 
retrouve  dedans  que  de  la  moisissure  et  de  petits  champignons. 

29  novembre.  —  Entin!  nous  allons  donc  quitter  ce  Banghi  déplorable! 
Juhen  est  revenu  hier  avec  quinze  ou  seize  pirogues,  et  nous  allons  immé- 
diatement partir;  dès  demain  matin,  nous  fderons.  Pour  ma  part,  j'en 
suis  ravi,  ayant  encore  été  malade  hier  et  ne  m'étant  rétabli  que  dans  la 
soirée,  grâce  à  une  demi-bouteille  de  Champagne. 

Je  reçois  votre  lettre  n"  6  qui  est  arrivée  hier  soir  par  un  l)ateau  de  la 
Société  anonyme  belge  avec  une  lettre  d'Armand  et  quelques  jour- 
naux, mais  pas  pour  nous.  En  avez-vous  envoyé?...  Nous  n'avons 
pu  constater  qu'une  chose  dans  les  journaux  :  c'est  récrabouillement 
complet  du  parti  conservateur.  11  est  vrai  que  ce  n'est  pins  drôle  de 
soutenir  un  parti  lâché  par  ses  chefs  et  désavoué  par  le  Pape.  Telle  est 
à  distance  l'opinion  que  l'on  se  fait  de  la  politique  française,  et  il  est 
aussi  peu  engageant  de  s'y  mêler  que  de  s'y  intéressera  l'beure  actuelle. 


—  182  — 

Nous  avons  tous  été  plus  ou  moins  souffrants  ici.  et  nous  en  conser- 
vons un  certain  afTaiblissement.  Il  n'y  a  guère  que  la  période  d'activité 
et  de  remue-ménage  qui  puisse  nous  remettre.  Mais,  hélas  !  nous  sommes 
trop  fréquemment  arrêtés,  etTinaclivité  est  pour  nous  une  cause  d'ennui 
et  de  maladie.  Depuis  que  nous  sommes  partis  d'Europe,  et  sur  sept 
mois  qu'a  duré  notre  voyage,  nous  avons  demeuré  huit  jours  à  Banane, 
dix  jours  à  Boma,  quinze  à  Matadi,  quinze  à  Manyanga,  un  mois  et  demi 
à  Brazzaville,  et  près  d'un  mois  encore  ici.  Je  ne  prévois  pas  du  tout 
quand  nous  reviendrons,  si  jamais  nous  revenons.  Ce  qui  fait  le  plus 
souffrir  ici,  ce  sont  les  vomissements  de  bile,  qui  vous  prennent  tout  à 
coup,  et  les  efforts  qu'ils  vous  occasionnent.  Si  ma  lettre  est  un  peu 
aigre,  c'est  que  j'ai  encore  le  souvenir  de  l'accès  d'hier,  et  que  ce  sou- 
venir est  très  désagréable.  On  éprouve  pendant  toute  sa  durée  un  senti- 
ment de  dégoût  profond  pour  toute  nourriture  et  pour  toutes  choses  en 
général. 

Il  ne  faut  pas  croire,  d'après  ce  que  je  confie  à  cet  élégant  papyrus, 
que  tout  soit  noir,  à  l'heure  actuelle.  Non!  non!  mille  fois  non!  Mais 
vous  comprenez,  quand  les  déjeuners  et  les  dîners  retournent  à  des 
allures  trop  vives  vers  les  orifices  qui  les  ont  absorbés,  et  qu'on  a  des 
jambes  ressemblant  vaguement  à  des  écumoires,  tellement  les  cran-cran 
y  font  des  plaies  purulentes,  il  y  a  des  moments  où  tout  cela  vous  agace, 
et  ces  moments  d'énervement  se  répercutent  sur  le  papier.  Je  deviens 
maigre  comme  un  vieux  coucou,  et  la  partie  la  plus  fournie  d'ordinaire  de 
mon  individu  f^shocldng!)  n'est  plus  qu'à  l'étal  de  mythe.  Ce  qui  est  pour 
moi  le  [)lus  grand  sujet  de  désespoir,  c'est  que  mes  cheveux  ne  veulent 
plus  repousser.  C'est  un  comble,  et  vous  sentez  que  cette  dernière  avanie 
me  jette  dans  des  perplexités  terrifiantes!  Mais  tout  est  oublié,  nous 
quittons  Banghi  et  nous  continuons  notre  route  ascensionnelle,  espérant 
trouver  un  peu  de  froid.  Oh!  cette  température  toujours  douce  et  éner- 
vante! On  a  parfois  envie  de  crier  au  ciel  :  a  Mais  neige  donc  un  peu, 
eh!  feignant!  » 

Bon!  voilà  que  je  me  réaperçois  (pie  je  ne  suis  plus  sérieux,  et  pour- 
tant j'ai  sommeil,  car  c'est  à  la  lueur  de  la  bougie  que  je  trace  ces 
caractères  sur  le  papier  vierge.  J(>  vous  annonce  donc  qLi.\  un  de  ces 


—  183  — 

jours,  dans  un  an  [xnit-êlre,  vous  recevrez  un  avis  de  la  douane,  vous 
invitant  à  aller  retirer  un  tas  dobjets,  armes,  flèches  empoisonnées, 
couteaux,  zagaies,  lances,  etc.,  arrivant  du  Haut  Oubanghi,  et  dont 
quelques-unes  même  de  ces  dernières  ont  été  envoyées  dans  la  direc- 
tion de  Julien,  mais  sans  atteindre  personne,  naturellement.  Tout  cela 
forme  plusieurs  colis,  arrangés  de  façon  bizarre  et  empaquetés  dans  des 
toiles  d'acabit  divers.  Il  est  possible,  probable,  certain  même,  qu'il  s'en 
perdra  en  route;  mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'y  prendre  autrement, 
l'administration  n'ayant  pas  encore  inventé  le  système  des  cobs  de 
cbemins  de  fer,  pour  la  bonne  raison  que  les  voies  ferrées  sont  totale- 
ment inconnues  ici,  et  qu'il  faudra  pas  mal  de  temps  avant  d'arriver 
devant  un  guichet  pour  demander  à  l'employé  une  [)remière  pour 
Banghi  (aller  et  retour). 

Je  termine  ma  lettre  parce  (jne  je  n"ai  rien  d'intéressant  à  y  ajouter, 
sinon  que  nous  partons  demain  de  bonne  heure,  et  que  ladite  épître 
profitera  du  départ  d\m  bateau  de  la  Société  anonyme  belge  qui  filera 
ces  jours-ci  pour  Brazzaville. 


XX 


EiN   PIROGUES 

CE    QUE     C"eST    qu'une     PlllOGUE.     —     l'IUX     DES    DÉNUÉES. 

LES    BANZYIilS.     —    A     COUPS    DE    FLÈCHE.    —    -NOS    l'AG.VYEUUS.    AUX    OUADDA; 

LA    PÈCHE.     DICTIONNAIRE    BANZYRI. 


Facloreric  des  Oiiaddas  (maison  hollandaise),  Ilaiit-Oiibangiii, 
Congo  français. 
Du  i  décembre  d892  (dimanche)  au  16  décembre  1892. 

Comme  je  l'avais  [)révu,  ma  santé  s'est  améliorée  immédiatement 
avec  notre  mise  en  route,  et  je  me  poi'te,  à  l'heure  actuelle,  comme  un 
charme.  J'ai  un  tas  de  choses  à  vous  raconter.  Aussi  j'espère  que  je  n'en- 
fanterai pas  cette  fois-ci  une  lettre  aussi  franchement  ahsurde  que  la 
dernière  partie  pour  la  France. 

Avant  de  vous  entretenir  de  Fendroit  oij  nous  sommes,  je  veux  vous 
dire  comment  nous  y  sommes  parvenus.  Le  dernier  jour  de  novembre 
nous  a  vus  à  peine  à  Banghi.  A})rès  avoir  fait  nos  adieux  à  l'administra- 
teur, au  chef  de  poste  et  à  son  auxiliaire,  qui  composent,  à  eux  trois, 
toute  la  population  de  Banghi,  —  toute  la  population  blanche,  s'entend,  — 
nous  sommes  tous  montés  dans  les  seize  pirogues  que  Julien  avait 
ramenées  d'ici  (des  Ouaddas),  et  en  route. 

L'installation  dans  les  pirogues  mérite  un  mot  de  description.  Et 
(Fabonl,  parlons  un  ]icu  des  pirogues;  il  est  juste  que  vous  fassiez 
connaissance  avec  les  bateaux  (pii  doivent  nous  servir  presque  un  mois. 
Ce  sont  d'immenses  troncs  d'arbres,  creusés  ])ar  les  indigènes,  avec  une 
l(Mit(Mir  remai'ipiahle.  |KU'ait-il,  et  laillés  en  pointe  aux:  deux  extrémités 
(pii  forment  plate-forme.  Oiiel(pie.^-unes   i\o  ces  pirogues   ont  jusipfà 


—  185  — 

vinpft  niptrcs  do  long.  Le  bois  dont,  on  se  sert  pour  les  façonner  est  très 
lonrd  et  très  résistant,  mais  oflVe  l'avantage  inap[)rècial)le  (rallrr  an  fond  : 
c'est  ce  qni  fait  qu'en  cas  de  cliavirage  on  est  sûr  de  ne  pouvoir  revenir  à 
(lot  et  par  sui  te  de  se  noyer,  ou  ton t  au  moins  de  perdre  pirogue  et  bagages . 
Ces  navires  en  miniature  sont  montés  par  des  équipes  de  Banzyris,  peu 
plades  riveraines  de  l'Oubangbi,  qui  sont  uniquement  occupées  à  la  pêche 
et  au  pagayage.  Leur  nombre  par  pirogue  varie  de  dix  à  vingt,  suivant  la 
taille  de  celle-ci.  La  plus  grande  partie  des  pagayeurs  s'asseyent  sur  les 
rebords  vers  Farrière  et  pagayent  dans  cette  position,  contrairement 
aux  Bondjios,  dont  je  vous  ai  parlé  souvent  et  qui  pagayent  debout. 
Nécessairement,  la  pagaye  hanzyri  est  très  conrie  et  très  légère,  et  se 
remue  avec  fiicilité.  Un  d'entre  les  rameurs  se  place  à  l'extrémité  arrière 
do  la  pirogue  et  dirige  rembarcation  à  l'aide  do  sa  pagaie.  Mais  le  prin- 
cipal instrument  dont  les  Banzyris  se  servent  pour  avancer  avec  rapidité 
est  le  «  tammbô  »,  grande  perche  de  quatre  mètres  à  quatre  mètres  et 
demi  de  long,  avec  laquelle  ils  poussent  et  font  avancer  la  pirogue.  Deux 
ou  trois  hommes  en  sont  munis  à  l'avant  et  s'en  servent  avec  avantage, 
surtout  aux  endroits  peu  profonds  et  à  la  rencontre  des  arbres,  car  on 
navigue  presque  constamment  le  long  de  la  berge. 

Les  blancs,  les  bagages  et  les  domestiques  sénégalais  ou  autres  se 
placent  comme  ils  peuvent  entre  les  pagayeurs  et  les  pousseurs.  Pour 
moi,  j'étais  dans  une  immense  pirogue  avec  Pottier,  tons  les  deux  assis 
sur  des  sortes  de  grands  fauteuils  pHants,  couchés  ou  plutôt  à  demi 
étendus.  Au  départ,  chaque  pirogue  avait  son  pavillon  tricolore  flottant 
au  milieu,  ce  qni  donnait  un  très  bon  air  à  la  petite  flottille. 

A  neuf  heures  du  matin,  malheureusement  sans  les  trois  coups  de 
sifflet  des  bateaux  à  vapeur,  nous  levons  l'ancre,  et  en  avant!  Au  départ 
même  de  Banghi  il  y  a  un  rapide  à  passer,  et  ce  fut  un  avant-goût  de 
ceux  que  nous  devions  rencontrer  plus  loin.  Dans  ces  petites  cascades 
qui  forment  la  rivière,  les  noirs  n'hésitent  pas;  ils  se  jetlent  à  l'eau, 
gagnent  les  rochers  et  tirent  à  eux  la  pirogue,  pendant  que  ceux  qni  se 
servent  de  perches  poussent  avec  frénésie  ;  et  puis,  c'est  passé  !  Quelque- 
fois des  piroguiers  maladroits  lâchent  la  barque  au  beau  moment,  et 
alors  on  fait  demi-tour,  et  au  fond  de  l'eau  !  C'est  à  ce  moment  un  sauve- 


—  186  — 

qui-pout  peu  divoi'lissant.  Dernièrement,  le  gérant  de  la  maison  hollan- 
daise des  Ouaddas,  là  où  nous  sommes,  a  chaviré  dans  un  des  rapides 
situés  entre  l'endroit  où  nous  nous  trouvons  à  Banghi,  et  s'y  est  hel  et 
bien  noyé.  Kien  ne  semble  cependant  i)lns  inolTcnsif  (pic  ces  rapides,  où 
les  noirs  se  jettent  dans  Teau,  qui  n'atteint  guère  plus  haut  que  leur 
ceinture.  Enfin  le  premier  rapide  est  h-anchi,  et  nous  regagnons  la  rive 
française,  dont  nous  avions  été  obligés  de  nous  éloigner  quelques 
instants,  pour  ne  plus  la  quitter. 

Le  soleil  est  radieux  et  tape  sur  nous  avec  une  ardeur  fort  inconve- 
nante. J'ouvre  mon  parapluie  et  me  couvre  la  tète  le  mieux  que  je  peux 
pour  éviter  le  sort  de  Julien,  qui,  l'autre  jour,  a  reçu  un  coup  de  soleil 
qui  le  fait  horriblement  souffrir. 

Nous  longeons  donc  la  rive  française,  passant  de  temps  en  tem[»s  sous 
de  grosses  branches  qui  nous  frôlent  la  tète  et  nous  forcent  à  nous 
baisser  pour  ne  point  recevoir  dans  le  nez  les  feuilles  qui  nous  caressent 
désagréablement  la  figure.  Mais  ces  petits  désagréments  semblent  arriver 
à  propos  pour  nous  empêcher  de  nous  endormir  et  nous  obliger  de  temps 
en  temps  à  admirer  le  paysage  que  nous  côtoyons.  La  rivière,  toujours 
entourée  de  bois,  est  encaissée  entre  des  collines  assez  élevées  et  cou- 
vertes d'arbres  jusqu'à  leur  sommet.  L'Oubanghi  a  encore  là  de  sept  à 
huit  cents  mètres  de  largeur  et  a  l'aspect  d'une  rivière  magnifique. 
A  partir  d'une  heure  de  l'après-midi,  nous  longeons  des  villages  habités 
encore  par  des  Bondjios,  anthropophages  fiefl'és,  puisqu'ils  mangent 
nifine  les  cada\res  qui  ont  séjourné  dans  l'eau  et  flottent,  ballonnés,  à 
la  surface,  lis  sont  cependant  très  calmes  et  nous  demandent  des  pavil- 
lons françnis  pour  plitcei-  sur  leurs  vilhiges.  Ceux  (jui  en  possèdent  déjà 
Mil  le  foiil  (IcscciKh'c  sur  noire  passngr  r|  snliiciit  nos  pirogues  selon  toutes 
1rs  régies  de  l;ii-|.  I>ans  un  de  ces  \illitges  on  nous  donne  un  jeune 
cidu'i.  |H)iir  a\oir  lin  drapfMu  Iricolore.  Xoiis  nous  y  arrêtons  à  peine  et 
liions  \ers  le  port  de  nier  où  nous  (le\oiis  coiidier  ei  (|ui  est  un  petit 
\illage  sur  la  rive  française,  toujours  liabilé  pnr  les  Bondjios. 

Il  est  assez  lard.  ciii(|  heures  e|  demie.  e|  coiiiim^  Pottier  et  Julien 
11  oui  giièr(>  d'appélil.  je  mange  un  morceau.  piTsqiie  tout  seul.  Le  chef 
du  \illiiii(>.  je  ne  me  rappelle  pas  h'  ikuu  de  ce  trou,  s'empresse  de  faire 


—  187  — 

amitié  avec  moi.  Mais  ici  ce  n'est  plus  Ircliaii^e  du  sang.  On  se  coiiii'nlc 
d'apporter  une  forte  pincée  de  poudre  rouge  et  de  frotter  bras  droit 
contre  bras  droit.  Extrêmement  pressé  de  me  prouver  son  amitié,  le 
vieux  cbef  me  salit  toute  ma  cbemise  avec  sa  poudre  rouge,  sans  me 
donner  seulement  le  temps  de  retrousser  mamancbe.  Il  nous  offre  un 
cabri  et  une  poule.  En  général,  les  chefs  aiment  ])ien  nous  faire  des 
cadeaux,  parce  qu'ils  savent  que  le  l)lanc,  quand  on  bii  fait  un  cadeau, 
en  paye  la  plupart  du  tenq)s  deux  ou  trois  fois  la  valeur.  ,)  en  ai  \u 
même  réclamer  au  sujet  des  cadeaux  qu'on  leur  faisait  et  ([u'ils  ne 
jugeaient  pas  suffisants.  Le  cas  ne  s'est  pas  produit  ici,  bien  (ju  ou  ait 
payé  à  ce  cbef  ses  vivres  très  bon  marché  et  au  prix  courant. 

Je  veux  vous  donner  une  idée  des  prix.  Une  })Oule  coûte  deux  petites 
cuillerées  de  perles  bayocas;  une  chèvre,  trois  cuillerées  de  cuiller  à 
soupe,  soit  quelques  centimes.  C'est  l'unique  monnaie.  L'étoffe  ne  peut 
servir  que  comme  pourboire,  et  la  perle  n'est  bonne  que  très  petite; 
mais  je  vous  en  parlerai  quand  nous  serons  en  pays  banzyri. 

Dans  le  village  qui  eut  l'honneur  d'abriter  nos  têtes,  dans  la  nuit  du 
30  novembre  au  1"  décembre,  le  chef  avait  mis  deux  cases  à  notre  dis- 
position, et,  comme  la  nuit  était  très  fraîche,  un  sommeil  réparateur  n'a 
pas  tardé  à  engourdir  nos  membres  fatigués. 

Le  lendemain  1"  décembre,  dès  l'aube  nous  étions  debout,  et  à  six 
heures  quinze  le  convoi  se  remettait  en  route.  Une  légère  brume  coua  rait 
rOubanghi,  et  le  temps,  quoique  frais  à  cette  heure  matinale,  s'annon- 
çait comme  devant  être  beau  et  chaud.  Nos  pagayeurs,  mis  en  gaieté 
par  le  nombre  des  pirogues  et  la  fraîcheur  du  matin,  s'amusent  à  faire 
des  courses,  et  c'est  une  bousculade  perpétuelle  pendant  quelque  temps. 
Les  pirogues  se  passent,  se  dépassent,  se  redépassent,  et,  chaque  fois 
qu'on  en  devance  une  ou  qu'une  autre  vous  brûle  la  pohtesse,  on  est 
éclaboussé  d'une  jolie  façon.  Quelquefois  même  les  pointes  de  pirogues 
viennent  vous  menacer,  et  on  est  obligé  de  montrer  les  dents,  sous  la 
forme  d'une  trique,  pour  empêcher  les  jouteurs  de  vous  faire  chavirer 
ou  de  vous  inonder  peu  convenablement.  L'avantage  de  ces  luttes  nau- 
tiques est  de  nous  faire  avancer  plus  vite  et  d'exciter  les  pagayeurs,  qui 
seraient,  sans  cela,  portés  à  ne  ramer  que  par  intervalles  très  irréguliers. 


—   188  — 

Psous  voici  devant  un  village,  perché  au  haut  d'une  falaise.  Le  chef,  qui 
est  en  guerre  avec  ses  voisins  de  Fintérieur,  nous  fait  demander  de  tirer 
quelques  cartouches  en  l'air,  afin  de  montrer  à  leurs  ennemis  que  les 
hlancs  sont  là,  et  qu'il  y  aurait  grand  danger  pour  eux  à  les  attaquer. 
Nous  sommes  encore  en  pays  hondjio,  et  le  soir,  à  trois  heures,  nous 
arrêtons  pour  passer  la  nuit  dans  un  petit  village  hondjio,  dont  le  chef 
s'appelle  Machhé;  le  village  porte  le  nom  de  Mohaka.  Julien,  à  son  pré- 
cédent voyage,  avait  laissé  un  Sénégalais  pour  le  protéger  contre  ses 
ennemis;  aussi  sommes-nous  reçus  à  hras  ouverts,  et  le  chef  demande 
à  nous  accompagner  jusqu'aux  Ouaddas;  il  pagayera  lui-même.  C'est 
encore  une  case  nègre  qui  reçoit  nos  lits  et  nos  personnes.  Mon  appétit 
est  complètement  revenu,  et  je  fais  honneur  au  dîner.  Du  reste,  nous 
avons  des  vivres  de  toutes  sortes  :  poules,  cabris,  pintades,  farine  de 
manioc  et  haricots,  épis  de  maïs.  Les  poulets,  avec  les  patates  qui,  étant 
très  peu  sucrées,  ressemblent  aux  pommes  de  terre,  constituent  notre 
principal  régal.  Dans  les  pirogues,  un  poulet  froid  et  une  boîte  de 
conserves  nous  servent  de  déjeuner.  J'oubliais  les  œufs,  qui  sont  aussi, 
à  partir  d'ici,  très  abondants,  et  avec  lesquels  nous  varions  agréablement 
nos  ordinaires.  Vous  devez  remarquer  que,  lorsque  je  me  porte  bien,  je 
parle  beaucoup  de  la  nourriture.  Dès  qu'on  est  souffrant  ici,  l'appétit 
s'en  va,  et  on  ne  peut  même  plus  voir  les  mets  décrits  sur  le  papier. 

Nouveau  départ  à  six  heures  trente,  nouvelle  brume  et  nouveau  beau 
temps.  Le  2  décembre,  le  soleil  d'Austerlitz  dans  toute  sa  gloire!  Ce 
jour-ci,  nous  devons  rencontrer  des  rapides.  En  elfel,  le  premier  se 
trouve  à  trois  quarts  d'heure  environ  de  notre  point  de  départ.  Nous 
mettons,  par  prudence,  pied  à  terre  pour  le  passer,  et  les  pagayeurs 
hissent  et  poussent  la  pirogue  le  long  de  la  rive;  toutes  les  pirogues 
s'attendent.  Ouf!  la  seizième  est  passée  sans  incident  d'aucune  sorte.  En 
joute  de  nouveau,  et  arrivée  au  bout  de  quelque  temps  devant  un  autre 
rapide.  Puis,  pied  à  terre,  c'est-à-dire  pied  sur  les  rochers,  et  dès  que 
la  pirogue  a  passé,  on  nMubanpu^;  tout  le  convoi  est  enfin  passé.  Deux 
ou  trois  rapich's  encore,  et  nous  sommes  sauvés!  Mais  le  [uochaiu  est  le 
làiueux  «  rapide  de  ri^:iéphanl  »,  qui  a  coûté  la  vie  au  gérant  de  la  facto- 
rerie des   Ouaddas.    Nous  le    traversons  heureusement,  et  nos  seize 


—  189  — 

pirogues  également.  L'Oubanghi  forme  deux  bras  en  cet  endroit,  et  il 
est  très  resserré,  courant  très  violent  et  chute.  Il  n'y  a  pas  à  dire,  c'est 
un  mauvais  passage;  mais  les  eaux  sont  assez  basses,  car  elles  sont 
descendues  d'une  façon  prodigieuse,  et,  grâce  à  Dieu,  nous  l'avons 
encore  franchi  sans  encombre. 

Nous  glissions  tranquillement  le  long  de  la  rive,  quand  un  des  Séné- 
galais nous  réveille  —  le  soleil,  donnant  en  plein  sur  nos  tètes,  nous  avait 
endormis  dans  sa  chaleur  pénétrante  —  et  nous  dit  que  deux  flèches 
venaient  d'être  tirées  sur  notre  pirogue.  Nous  envoyons  aussitôt  deux 
coups  de  fusil  dans  la  brousse  sur  les  sauvages  qui  nous  avaient  visés; 
mais  devant  leur  persévérance  à  se  dissimuler,  et  ne  recevant  d'ailleurs 
aucune  autre  flèche,  nous  continuons  notre  marche.  11  paraît  que  les 
riverains  qui  avoisinent  les  rapides  ont  la  douce  habitude  d'attaquer 
ainsi  les  pirogues  au  moment  critique  où  elles  les  traversent.  On  a  déjà 
brûlé  leurs  villages,  mais  sans  aucun  résultat,  et  cet  exemple  n'a  pas 
corrigé  ces  véritables  pirates.  Quelques  minutes  après,  nous  sautons  un 
nouveau  rapide  peu  important,  et  c'est  fini.  Nous  entrons  dans  une 
région  où  commencent  les  populations  banzyris,  c'est-à-dire  où  les 
Banzyris  viennent  de  fonder  de  petits  établissements  pour  la  pêche,  et 
qu'ils  évacuent  au  temps  des  hautes  eaux.  C'est  le  rendez-vous 
d'équipes  de  pêcheurs  qui  viennent  s'y  succéder  et  s'y  remplacer  à  tour 
de  rôle. 

Les  rives  de  FOubanghi  sont  plus  plates,  mais  toujours  boisées.  Le 
fleuve  est  parsemé  d'îles,  dans  l'une  desquelles,  située  à  peu  près  en  face 
du  poste  belge  de  Mokoanghay,  nous  atterrissons  à  un  village  banzyri,  ou 
})lutôt  un  assemblage  de  huttes  banzyris,  pour  y  passer  la  nuit.  C'est 
pour  nous  un  changement  complet  de  décors.  Les  cases  ne  sont  plus 
rectangulaires,  comme  dans  les  pays  que  nous  avons  visités  jusqu'ici. 
Elles  sont  rondes,  formées  de  roseaux,  et  rappellent  vaguement  les  tau- 
pinières, ou  plus  exactement  les  meules  de  foin  (pas  de  paille)  qu  on 
construit  dans  les  campagnes,  au  milieu  des  prairies.  La  porte  consiste 
en  une  ouverture  très  étroite  jiar  laquelle  on  se  glisse  dans  1  intérieur 
presque  à  quatre  pattes.  Celui-ci  est  très  propre,  quoique  noirci  par  la 
fumée  des  feux  qu'on  y  allume.  C'est  dans  un(;  de  ces  cases  que  nous 


—  190  — 

avons  couché.  Il  y  en  a  d'assez  iiTaiides  jtour  ciuileiiir  une  nombreuse 
famille  lout  entièi'e.  une  lamille  de  noirs,  lu'en  eulcndu. 

Avec  les  Banzyris,  changement  de  coiffure,  de  co>Unne  et  de  beau- 
coup d'autres  choses  encore.  Les  femmes  porleni  pres(ine  toutes  les 
che\eu\  longs  e|  pendants  dans  le  dos.  Ils  sont  tressés  el  d'un  fort  joli 
effel:    mais    il    |uiraît   «pie   beaucoup   sont   faux!    L'invenlion   (\vs   faux 


^-^ 
..'%• 


-<&-/  '- 


;--.,> 


HO.M.MKS    KT     K  E  M  .M  E  S     B  A  i\  Z  Y  R  I  i 


cheveux  existe  donc  dans  tous  les  pays.  Ces  dames  se  ^dacent  beaucoup 
de  petites  perles  dans  les  cheveux:  mais  pour  ce  genre  de  co(pietterie  ce 
sont  les  hommes  qui  remportent.  La  coiffure  de  cerlains  d'entre  eux  est 
vraiment  renuuvpiable. 

Le  costume  dr>^  deux  se\(>s  e(.iisisle  niii(iiiemenl  en  de  nombreux 
colliers  de  perles  |>endaiil  auh.iir  du  c.mi.  ,■(  (piebpielnis  en  une  pelite 
«■•''"•""••■  •!•'  |"'''l<'>  aiiloiir  de  la  (aille...  e|  un  p,.i,i|...  re>|  lout.  La 
feuille  de  vigne  n'a  pas  éle  imenlee  dans  ces  pays  primilifs.  du  moins 
pour  les  jeunes  femmes.  Les  vieilles  on!    un   pelil   conunencement  de 


—  191  — 

pagne,  ainsi  qnc  les  hommes.  La  légèreté  Je  leur  costume  ne  paraît,  du 
reste,  les  gêner  nullement.  Souvent,  ils  s'enduisent  le  corps  d'huile  pour 
se  tenir  chauds.  Les  types  banzyris  sont  beaucoup  moins  laids,  beaucouj) 
plus  sympathiques,  si  je  dois  m'exi»rimer  ainsi,  que  les  autres  noirs  et 
négrillons  que  nous  avons  rencontrés  jusqu'à  cette  heure.  Un  jeune 
pagayeur  banzyri  est  même  très  amusant  et  cherche  à  se  rendre  utile  de 
toutes  façons.  11  nous  apporte  nos  fauteuils,  cherche  à  aider  pour  mouler 
nos  lits;  finalement,  il  nous  fait  demander  par  voie  d'interprète  de 
l'emmener  avec  nous. 

Les  Banzyris  sont  les  grands  pagayeurs  de  la  rivière  et  n'ont  que  cette 
occupation.  Eux  seuls  peuvent  permettre  aux  blancs  de  la  remonter  en 
leur  fournissant  des  pirogues  et  des  hommes.  Quand  les  premières  sont 
inoccupées  pour  la  traction,  ils  s'en  servent  pour  faire  la  pèche.  Ils  sont 
assez  pillards,  mais  n'osent  guère  s'attaquer  qu'aux  individus  isolés,  car 
ils  sont  d'une  pollronnerie  remarquable  à  la  guerre.  Ils  prétendent 
quelquefois  être  soutenus  par  les  ])lancs  pour  terrifier  leurs  adversaires 
et  leur  imposer  leurs  volontés.  Du  reste,  nous  aurons  occasion  de  les 
revoir,  puisqu'ils  s'étendent  sur  une  grande  longueur,  sur  la  rivière,  et 
j'aurai  à  vous  en  reparler,  .le  n'exprime  ici  que  mes  premières  impres- 
sions et  le  résumé  des  racontars  ouïs  depuis  quelque  temps.  Inutile  de 
renouveler  ma  petite  sérénade  sur  la  température  de  ce  jour-là.  Mais  il 
a  fait  beau  et  chaud  dans  la  journée,  et  la  nuit  a  été  fraîche,  ce  qui  donne 
des  forces  pour  le  lendemain. 

Le  3  décembre,  vers  sept  heures  du  matin,  nous  quittions  la  petite  île. 
et  immédiatement  les  pirogues  se  sont  mises  à  voguer  sur  l;i  rive  fi'an- 
çaise.  Quel  ravissant  spectacle  en  ce  moment!  Une  très  légère  buée 
couvre  la  rivière,  un  magnifique  soleil  de  feu  montre  à  peine  au-dessus 
de  l'horizon  sa  face  réjouie  et  éclaire  en  [deiii  toute  la  petite  flottille. 
Les  rives,  vertes  et  couvertes  de  grands  arbres,  sont  estompées  par  la 
brume  qui  les  bleuté  vaguement  et  forme  un  immense  rideau,  traînant 
ses  draperies  tout  le  long  de  l'horizon.  Au  milieu  de  la  rivière  qui 
semble  reluire  de  propreté .  dans  un  jour  favorablement  clair ,  les 
seize  pirogues  glissent,  avec  leur  chargement  et  leurs  passagers, 
couronnées   du  pavillon   tricolore   dont   les   vives    couleurs    trancbeni 


—  192  — 

af:fréablomont  sur  le  fond    flou   et    effacé    où   s'encadre   celte  scène. 

Et  quelle  variété  d'attitudes  chez  les  voyageurs!  Ici  un  Arabe  juché 
sur  les  malles,  entouré  de  ses  pagayeurs,  et  dont  le  burnous  blanc 
contraste  élrangemeul  au  milieu  de  tous  ces  corps  noirs.  Plus  loin,  c'est 
Julien,  couché  sous  une  espèce  de  tente  blanche  et  rouge,  et  deux  Séné- 
galais accroupis,  en  veste  blanche  et  bleue.  Une  autre  pirogue  porte  des 
Arabes  qui,  le  capuchon  bleu  rabaissé  sur  leur  tète,  fument,  nonchalam- 
ment étendus,  leur  cigarette,  dont  ils  suivent  avec  complaisance  les 
légères  spirales  de  fumée.  Dans  une  autre  pirogue,  un  pagayeur  s'est 
arrêté  de  ramer  et  tape  à  tour  de  bras  sur  son  tambourin,  donnant  la 
cadence  aux  autres  pagayeurs  qui,  tous,  poussent  avec  ardeur  l'eau 
rapide  du  courant,  cherchant  à  atteindre  les  premiers  l'autre  rive.  C'est 
un  joh  fouillis  de  têtes,  do  pagaies,  de  pirogues.  Dans  l'une  de  ces  der- 
nières, deux  dames  hautes  et  puissantes  de  la  localité  ont  saisi  l'aviron 
et  rament  avec  un  entrain  superbe.  Leurs  grands  cheveux  sont  épars  et 
dansent  des  sarabandes  à  chaque  coup  de  pagaie  qu'elles  donnent... 
Mais  la  rive  est  atteinte,  le  tableau  est  terminé  et  la  navigation  côtière 
reprend  son  cours,  le  soleil  a  dissipé  toute  la  petite  brume  de  la  pre- 
mière heure  et  la  chaleur  augmente  d'heure  en  heure,  tempérée  cepen- 
dant par  une  brise  légère,  qui  souffle  au-dessus  de  l'eau  et  vient  nous 
caresser  délicatement  le  visage. 

Bientôt,  nous  apercevons  dans  le  lointain  une  vaste  plaine  qui  ressem- 
ble à  une  trouée  dans  la  rive  :  ce  sont  les  Ouaddas;  mais  il  nous  faut 
bien  encore  deux  heures  et  demie  pour  y  arriver,  en  longeant  quelques 
huttes  banzyris ,  où  nos  pagayeurs  ont  des  amis  et  des  connaissances 
qui  viennent  les  saluer  au  passage  et  leur  narrer  les  faits  divers  de  la 
localité.  En  même  temps,  ils  chantent,  et  leurs  chansons  annoncent 
notre  arrivée  à  tous  les  villages  côtiers ,  avec  des  réflexions  plus  ou 
moins  bizarres  sur  les  passagers  que  les  pirogues  transportent. 

Il  est  une  heure  de  l'après-midi,  quand  nous  atterrissons  devant  la 
factorerie  hollandaise  des  Ouaddas.  Le  gérant.  M.  Ilulst,  est  là  en 
grande  tenue.  11  nous  souhaite  la  bienvenue  et  nous  conduit  immédiate- 
ment au  petit  pavillon  en  paille  qu'il  nous  a  fait  préparer,  contenant 
d(Mi\  ])(Mit(>s  chambres  et  un  salon  de  réception  qui  a  bien  huit  mètres 


—  193  — 

carrés,  mais  presque  entièrement  occupé  par  une  table,  placée  au 
centre.  Nous  changeons  avec  plaisir  de  costume,  car  ce  voyage  en  piro- 
gue rie  nettoie  pas  précisément  les  vêtements,  et  les  éclaboussures  qu'on 
y  reçoit  et  Teau  qui  baigne  le  fond  de  la  pirogue  ne  sont  guère  faites  pour 
nous  approprier. 

Les  Ouaddas,  ainsi  nommés  de  la  [topulatioii  (jiii  habile  riiiléricur  à 
deux  ou  trois  kilomètres  seulement,  sont  un  posic  lunch'  en  1891  par 
les  auxiliaires  de  Dybowski,  qui  en  a^ait  fait  un  centre.  Peu  de  temps 
après,  vers  le  mois  de  janvier  de  celte  année,  les  Hollandais,  ou  du 
moins  la  Société  hollandaise  du  commerce  africain,  qui  a  des  factoicries 
dans  tout  le  Congo  français,  en  obtint  la  concession  et  s'y  établit,  pour 
faire  le  commerce  di^  lÏAoire.  La  factorerie  se  compose  de  deux  mai- 
sons en  argile^  et  de  phisiciirs  i>aillottes.  Les  maisons  en  argile  sont  de 
fabrication  hollandaise.  Les  auti'es  ont  été  construites  i)ar  la  maison 
Dybowski.  Le  tout  est  établi  dans  une  vaste  plaine  derrière  la([uelle  est 
un  marais  qui  arrive  presque  au  bord  des  établissements  aux  hautes 
eaux.  Mais,  à  l'heure  actuehe,  il  est  sec  et  bien  sec.  La  berge  est  de 
trois  mètres  environ  au-dessus  du  fleuve,  et  pendant  les  crues  la  rivière 
vient  à  peu  de  distance  de  la  factorerie.  Ici  on  fonde  des  établissements 
sur  des  berges  qui,  au  moment  de  la  saison  sèche,  paraissent  avoir  cinq 
mètres  de  haut,  et  l'on  est  tout  stupéfait,  aux  mois  de  pluie,  de  voir  tout 
d'un  coup  l'eau  nous  envahir  et  monter,  comme  à  Banghi,  à  6'", 27  au- 
dessus  de  l'étiage.  La  [)Osition  géographicpie  des  Uuadtlas,  (pii  n'est  pas 
marquée  sur  les  cartes  que  nous  avons,  se  trouve  à  peu  près  sur  le  cin- 
quième parallèle  nord  et  entre  les  rivières  Ombella  et  Kémo,  affluents 
de  l'Oubanghi,  qui  devant  nos  fenêtres  coule  de  lest-nord-est  à  l'ouest- 
sud-ouest.  Nous  sommes  presque  au  point  le  })lus  élevé  d(î  l'Oubanglii. 

6  iiocciiihie.  —  ^  oilà  trois  jours  que  nous  sommes  aux  Ouaddas.  Nous 
avons  reçu  avant-hier  la  visite  du  petit  vapeur  de  la  Société  anonyme 
belge,  r.4//j('/7,  qui  fait  ki  route  entre  Mokoanghay  et  Banzyville,  c'est-à- 
dire  un  espace  où  il  n'y  a  aucun  rapi(h'.  Ce  petit  transport  est  à  roues, 
mais  ne  va  guère  plus  vite  qu'une  pirogue.  L'État  indépendant  a  aussi 

une  petite  chaloupe  à  vapeur  pour  faire  le  même  service  :  VEn  avant  ! 

25 


—  194  — 

L'Etal  français  a  eu  un  iiialheur  avec  le  sien.  1/an  dernier,  le  Docteur 
Ballaij  cha\  irait  et  sombrait  dans  les  rapides  deiMobaï,  que  son  capitaine 
avait  imprudemment  voulu  lui  faire  franchir.  Aussi  la  France  ne  remonte 
aujourd'hui  ses  \ivres  qu'en  pirogue,  ce  qui,  du  reste,  quand  on  peut 
en  trouver,  ne  retarde  pas  extraordinaii-enicnt,  grâce  à  la  rapidité  avec 
laquelle  les  pirogues  marchent,  et  cela  évite  en  plus  les  liansbordements, 
qui  demandent  toujours  un  certain  temps. 

En  commençant  ma  lettre,  je  vous  parlais  l'autre  jour  du  fameux 
rapide  de  YÊléphaiii;  M.  Fraisse,  agent  du  Congo  français,  qui  nous  pré- 
cédait de  vingt-quatre  heures  et  qui  va  à  Yakoma-Abiras,  a  vu  sa  piro- 
gue chavirer  dans  les  rapides  et  se  serait  noyé  probablement,  sans  un 
Sénégalais  qui  la  littéralement  empoigné  par  les  cheveux  (il  en  a  plus 
que  moi)  et  la  jilacé  sur  un  tonnelet  qui  surnageait.  Il  est  arrivé  après 
avoir  perdu  toutes  ses  atïaires  personnelles.  Il  remontait  aussi  du  ravi- 
taillement pour  le  haut  fleuve,  mais  heureusement  que  ses  six  autres 
pirogues  ont  passé  sans  encombre,  et  lui  seul  a  été  lésé  par  le  naufrage. 
Nous  n'avons  pas  de  rapides  d'ici  Mobaï.  où  se  trouve  le  plus  gi-and  de 
tous.  11  ne  faut  pas  moins  d'une  demi-journée  de  marche  pour  le  tra- 
verser et  s'en  mettre  complètement  à  l'abri.  Mais  nous  mettons  pied  à 
terre  quand  nous  le  jjouvous,  ce  qui  soulage  la  pirogue.  Grâce  à  la 
baisse  des  eaux,  notre  montée  s'effectuera  plus  facilement;  mais  nous 
sommes  forcés,  vu  le  petit  nombre  de  pirogues  à  notre  disposition,  de 
scinder  le  convoi  en  deux,  et  le  premier.  i>artant  demain,  sera  dans 
une  dizaine  de  jours  à  Mobaï,  où  nous  irons  à  notre  tour,  quand  la  pre- 
mière partie  sera  arrivée  à  destination.  Ce  n'est  pas  un  moyen  très 
rapide  de  remonter;  mais  il  n'y  en  a  pas  d'autres:  d'autant  [dus  (prêtant 
un  peu  à  court  de  perles  bayocas,  seule  monnaie  usitée  dans  le  pays, 
nous  devons  les  ménager  précieusement. 

Je  viens  devoir  des  femmes  ouaddas.  (JurlJe  horreur!  elles  se  nu'ltent 
des  morceaux  de  métal  dans  la  lèvre  supérieure,  dans  chacune  des  ailes 
du  nez,  cl  une  longue  pointe  de  cristal  de  roche  est  suspendue  à  leur 
lèvre  inférieure.  Dans  l(>ur  coslunu'  règne  la  même  sinqdicile  que  dans 
celui  des  femmes  baiizuis.  aulremenl  dil.  loul  ((>  (pi'il  y  a  de  pbi>  [.ri- 


-  im  — 

Le  mrlal  (loTil  elles  s'ornciit  les  lèvres  et  doiil  (|iiel(jii(\s  morceaux 
pèsent  de  vingt-cinq  à  trente  grammes  ressemble  beaucoup  à  de  l'ar- 
gent. C'est  un  alliage  d'argent  et  de  métal  quelconque;  c'est  de  l'argent 
à  un  titre  très  bas.  C'est  la  première  fois  que  nous  voyons  des  indigènes 
avec  des  objets  d'argent.  Cela  prouve  une  cliose  :  c'est  que  les  Ouaddas 
ont  des  relations  avec  les  Arabes,  dont  ils  sont,  du  reste,  assez  peu  éloi- 
gnés. Des  émissaires  arabes  sont  venus  ici  après  la  mort  de  Crampel  et 


«-./ 


FEMMES    OUADDAS. 


%:^   '■^         "^ 


ont  cbercbé  à  se  renseigner  sur  l'invasion  des  blancs,  sur  leurs  forces  et 
leurs  intentions. 

Comme  nous  longeons  FOubangbi  et  marchons  vers  l'est,  nous 
n'aurons  pas  encore  affaire  avec  les  a  Touyos  »,  nom  que  les  indigènes 
donnent  aux  Arbis,  et  ce  ne  sera  (pie  passé  Vakoma,  qu(>  nous  aurons 
affaire  à  ces  grands  possesseurs  de  l'Afrique. 

Regardez  un  instant  une  carte  de  rAfri(pie.  et  vous  pourrez  juger  de 
l'extension  du  monde  musulman  sur  cette  [larlic  du  globe.  Au  nord,  les 
musulmans  occupent  le  Maroc,  l'Algérie,  la  Tunisie,  la  Tripolitaine, 
l'Egypte  et  le  Sahara  (soumis  ou  indépendants).  A  l'ouest,  le  Sénégal 


—   106  — 

osl  en  grande  partie  nmsiilmaii.  le  Foula-Djallon.  les  rivières  du  Sud, 
presque  jusqu'au  Dahomey.  A  l'intérieur,  les  empires  d'Adamaoua,  du 
Ouadaï,  du  Dar-Fertit,  le  Dar-Four  leur  sont  soumis,  ainsi  que  le  Tchad. 
Ils  s"étendenl  jusqu'aux  sources  de  la  Sanga.  Ici,  ils  viennent  presque 
jusqu'au  7'  degré  de  latitude  nord.  Le  haut  bassin  du  Nil  leur  appartient, 
et  toute  la  côte  orientale  jusqu'à  Zanzibar.  De  plus,  dans  l'intérieur  ils 
possèdent  les  sources  de  rOubanghi.  du  j\II)omou.  du  jMl)ili.  et  tout  le 
haut  cours  du  Congo,  c'est-à-dire  un  bon  tiers  de  l'Etat  dit  indépen- 
dant; en  un  mot,  les  deux  tiers  de  l'Afrique  sont  sous  leur  domination 
effective  ou  occulte,  qui  s'étend  chaque  jour,  un  peu  retardée  par  l'in- 
trusion des  blancs  dans  les  affaires  du  Centre  africain. 

Ici,  changement  de  conversation;  je  veux  vous  charger  de  deux  com- 
missions dont  je  ne  suis  que  Fintermédiaire.  M.  Riollot,  le  nouvel  agent 
de  l'expédition,  m'a  versé  une  somme  de  sept  cents  francs  en  livres 
sterling  et  m'a  prié  de  la  faire  parvenir  à  l'adresse  suivante  :  M.  Riollot 
fds,  entrepreneur  à  Autun  (Saône-et-Loire). 

Connue  je  ne  puis  faire  voyager  de  l'argent  ici.  puisque  les  mandats 
postaux  n'existent  pas  encore,  je  vous  prierai  de  vouloir  bien  envoyer 
les  sept  cents  francs,  en  mandat  sur  la  poste  à  l'adresse  ci-dessus,  de  la 
part  de  M.  Fiancois  Riollot  au  Congo,  et  de  garder  le  reçu  du  mandat, 
pour  le  remettre  à  notre  retour. 

De  même,  un  tirailleur  m'a  versé  cent  francs,  [tour  être  envoyés  de  la 
mènn.'  façon  à  l'adresse  ci-après.  Elle  n'est  pas  très  courte  : 

Si-Braham-Ben-Mohammed-Ben-Tel-ïayeb,  à  Msila,  arrondissement 
de  Sétif.  province  de  Constantine  (Algérie);  de  la  pai't  du  tirailleur 
Djeniaï-Ben-Aluued  .  au  Congo,  en  ex[iédition. 

Voilà  les  deux  atfaires  dont  je  voulais  vous  charger,  avec  prière  de 
garder  les  talons-récépissés  de  la  poste  pour  être  représentés  aux  inté- 
ressés, lors  de  leur  retour  en  Euroiie  ou  en  Algérie. 

Je  vous  ai  parlé  tous  cesjours-ci  et  dans  quelques-unes  de  mes  lettres 
})récédenles  de  la  pêche  ([ue  ju-atiquent  en  grand  les  riverains  de  FOu- 
banglii:  mais  je  ne  sais  si  je  vous  ai  dit  les  moy(Mis  (pi'ils  emploient  pour 
attraper  les  [ioiss(tns.  Ees  Bondjios  se  servent  de  tilets,  faits  avec  beaucoup 
d'art,  tellement  (pTiui  de  nous  les  axait  pris  pour  des  objets  de  fabrica- 


—  197  — 

lion  européenne.  Leur  principal  filet  est  un  grand  carré  à  mailles  assez 
serrées,  qu'ils  dressent  au  uio\en  de  deux  perches  sur  les  pirogues,  à 
un  moment  donné,  dans  les  endroits  qu'ils  croient  [)oissonneu\.  Ils  font 
basculer  le  (ilet  et  l'immergeid.  Ils  le  laissent  quehpies  moments  dans 
1  eau  et  le  iclèvent.  Les  poissons  (pii  \  mettent  de  la  bonne  volonté  sont 


■  K  C HEURS     B  0  X  D 


projetés  dans  la  pirogue,  niais  avec  ce  lilet  ils  ne  peux  eut  guère  jjrcndre 
que  du  fretin,  dont  cependant  nous  avons  fait  de  délicieuses  fritures. 
Les  Bondjios  emploient  aussi  l'épervier.  .l'en  ai  vu  dans  leurs  \illages, 
mais  je  ne  les  ai  pas  vus  s'en  servii'.  Les  Banz)iis  emploient  de  grandes 
nasses  en  osier  et  placent  ces  instrumenis  dans  des  étranglements  où 
le  ])oisson  a  riial)itude  de  passer.  Leurs  pièges,  cai-  ce  sont  de  véi-ilables 


—  198  — 

pièges  à  poisson,  eu  |)renneiil  éiionnéiiient.  cl  [larfois  de  très  gros.  Us 
ont  aussi  la  pèche  à  la  ligne  et  n'ont  rien  à  envier  à  ce  point  de  vue  à 
tous  les  badauds  parisiens  des  quais.  Seuleuient  leur  ligne  est  très  pri- 
uiitive,  n'a  pas  de  bouchon,  el  leur  hameçon  est  un  siuiiile  morceau  de 
fer  recourbé,  mais  arrangé  avec  grand  soin.  Les  armes  des  peuples  que 
nous  avons  traversés  jusqu'ici  et  dont  j'ai  envoyé  de  nombreux  échan- 
tillons en  douane,  à  votre  nom.  sont  les  lances  de  formes  diverses,  les 
zagaies  dont  quelques-unes  sont  de  petits  travaux  d'art,  les  couteaux  de 
jet  de  formes  extrêmement  variées,  et  enfin,  depuis  Banghi,  les  arcs  et 
les  flèches.  Quelques-unes  de  ces  dernières  sont  empoisonnées.  Ce  sont 
celles  qui  consistent  en  un  bois  eflilé  qui  n'ont  pas  de  fer  à  Textrémité. 

7  décembre.  —  Les  Banzyris  (pu'  nous  commençons  un  peu  à  con- 
naître sont  beaucoup  moins  anthropophages  et  ne  se  contentent  pas 
d'enterrer  leurs  morts  dans  leurs  estomacs,  comme  la  j)liq)art  des  popu- 
lations riveraines  de  rOubangbi.  Ils  sont  jdus  doux  de  caractère,  quoiijue 
assez  fiers  et  très  paresseux. 

La  température  dont  nous  jouissons  depuis  une  dizaiiu^  de  jours  est 
fort  supportalde,  de  vingt  degrés  miuiuunu  à  trente  degi'és  maximum. 
Mais  ce  (pi'il  y  a  d'agréable,  c'est  que  les  tornades  ne  sévissent  plus,  et 
que  le  ciel  est  remarquable  de  pureté,  avec  une  petite  brume  permanente 
qui  fait  voir  tout  en  ])leu.  L'efTel  en  est  joli  et  repose  le  regard. 

Décidément,  cette  lettre  est  lemplie  de  commissions  pour  vous.  Je 
les  renouvellerai  dans  les  autres,  au  cas  où  celle-ci  se  perdrait.  Cette 
dernière  cependant  n'est  pas  facile  à  renouveler.  11  s'agit  de  transmettre 
à  l'adresse  ci-dessous  la  lettre  en  arabe  et  le  certificat  de  vie  ci-inclus  : 

M.  Taïeb-ben-Lakader.  cafetier,  route  de  Bardo.  Constanline  (Al- 
gérie). 

8  iUreuibre.  —  Dix  beures  et  demie  du  matin.  Julien  part  à  l'instant 
jionr  le  Kwango  et  penl-ètre  Moijaï,  avanl-driiiier  poste  français  sur 
rOubanglii.  fondé  en  ISilt  :  et.  comuie  je  vons  liii  dil.  nous  procéderons 
ensnite  à  notre  mise  en  ronle.  Cette  manière  de  \ojagerest  évidemment 
nn  peu  lente,  mais  pins  sûre,  el  dailleurs  nécessité  fait  loi.  Nous  n'au- 


—  199  — 

rions  jamais  eu  assez  de  pagayeurs  et  de  [tirogues  pour  liler  eu  une  fois. 
Le  temps  se  maintient  au  beau,  le  tliermomèlre  mar(pn'  singt-six  degi-és 
au-dessus  dès  dix  heures  ce  malin;  mais  il  ne  monte  guère  au-dessus  de 
trente-deux  à  trente-quatre  degrés  en  général;  c'est  déjà  gentil.  Nous 
navons  pas  encore  en  à  nous  })laindre  à  ce  point  de  vue,  et  nous  ne 
souillons  pas  de  la  chaleur.  C'est  fort  heureux,  aw  il  est  plus  diflicile 
de  supporter  ici  trente  degrés  qu'en  France,  mi  riiumidilr  exhaordi- 
naire  de  l'air  et  les  miasmes  qui  se  dégagent  des  nond)i'eux  marais  de  la 
terre  africaine. 

9  (Uronliir.  —  J'ai  tiou\é  ime  non\elle  occu[(alion.  Je  suis  en  train 
de  travailler  à  un  \()cabulaire  de  la  langue  banz^ri.  Ce  «  gros  »  ti'a\ail  a 
été  commencé  aujourd'hui.  Je  compte  en  faire  autant  dans  tous  les 
endroits  où  nous  resterons  quelques  jours.  J\hiis  ces  mots  pris  à  la 
Aolée  offriront  biiyn  des  incorrections.  Néanmoins,  j'en  ai  trouvé  de 
curieux.  Les  Banzyris  ont  une  coutume  très  spéciale:  ils  redoublent 
presque  toujours  le  mol.  (juand  il  n'y  a  (pi'une  syllaite.  Par  exemple, 
non  se  dil  :  «  pé.  »  Us  disenl  toujours  :  «  pépé  ».  «  fou  »  pour  bon. 
«  foufou  »,  et  ainsi  de  suite.  Collier,  par  exenqde,  se  dit  :  «  malenghé- 
lenglié  »,  en  redoublant  la  lin  du  mot,  et  beaucoup  de  mots  ainsi,  ce 
qui  donne  un  drôle  d'as[iect  à  certaines  [dn-ases. 

13  décenibre.  —  La  poste  ne  part  pas  souvent  dans  ces  pays-ci,  et  son  irré- 
gularité est  désespérante.  J'ignore  tout  à  fait  quand  cette  lettre  prendra 
la  route  de  France.  11  faudrait  qu'une  pirogue  partit  d'ici  pour  Banghi, 
avec  quelques  Sénégalais  ou  blancs.  Mais  juscpi'à  présent  il  n'en  passe 
pas,  et  je  prolite  de  ce  séjour  assez  prolongé  aux  Ouaddas  pour  pousser 
mes  études  sur  le  banzyri  et  interroger  les  indigènes  sur  la  dénomina- 
tion de  certaines  choses.  Je  suis  arrivé  de  la  sorte  à  connaiire  })as  mal 
de  détails  sur  leurs  faits  et  gestes  qui  m'auraient  probablement  échappé 
autrement  et  dont  quelques-uns  sont  assez  curieux.  Entre  autres  choses, 
j'ai  vu  les  entraves  qu'ils  mettent  aux  pieds,  ou  })lutùl  à  un  [tied  de  leurs 
esclaves  fugitifs  pour  les  empêcher  de  s'é(ha[)per,  et  qui  consistent  en 
une  pièce  de  bois,  percée  d'un  grand  trou  au  milieu.  On  y  insère  la 


—  200  — 

jambe  du  pauvre  diable,  et,  au  moyen  dune  cheville  en  fer,  la  jambe  se 
trouve  prise.  C'est  sommaire  et  bien  compris. 

Voici  quelque  chose  de  plus  gai.  ^'ous  connaissez  bien  la  canne  à  gros 
manch(;  recourbé,  (pie  les  gommeux  parisiens  ont  itortée  pendant 
quelque  temps  et  qu'ils  se  mettaient  sur  le  bras.  Les  Banzyris  1  ont 
inventée  depuis  longtemps  et  la  fabriquent  dune  façon  h-ès  simple.  Ils 
prennent  un  Icger  bambou  droit  et,  au  moyen  d'uiu'  her])e  tressée, 
repHent  le  haut  en  demi-cercle.  Ils  s'en  servent  ainsi.  Un  jour,  l'herbe 
s'use  ou  se  casse:  mais  le  manche  a  pris  le  pli,  et  la  canne  se  trouve  faite 
tout  naturellement.  Je  vous  ai  peut-être  déjà  dit  que  les  femmes  bondjios 
se  mettent  du  noir  sur  la  figure.  Il  en  est  de  même  ici.  C'est  drôle,  mais 
au  fond  c'est  logi(iue.  puis(pu.'  les  femmes  se  mettent  bien  de  la  poudre 
de  riz  en  Europe.  Si  on  demande  à  mesdames  les  Banzyris  les  raisons  de 
ce  barbouillage,  elles  vous  donneront  les  mêmes  que  les  dames  fran- 
çaises qui  se  servent  de  la  poudre  susdite. 

J'ai  eu  de  grandes  in(iuiétudes  au  sujet  de  Pottier.  11  a  été  très  malade 
ici.  et.  Dieu  merci,  il  commence  à  se  rétabli f.  C'est  égal,  nous  sommes 
dans  un  pays  où  l'on  ne  peut  guère  faire  de  vieux  os.  Les  moustiques 
eux-mêmes  se  sont  remis  de  la  partie,  et  de  temps  à  autre,  malgré  les 
moustiquaires,  on  se  ré's  cille  —  si  on  a  eu  le  ])onheur  de  pouvoir  dor- 
mir —  avec  une  figure  qui  ressemble  beaucoup  à  une  écumoire. 

Il  existe,  dit-on.  dans  un  pays  européeu  une  légende  que  je  veux 
vous  conter  ici. 

«  Dieu  crca  le  monde:  il  fit  l'Europe.  l'Asie,  l'Amérique  et  l'Océanie. 
Le  diable  survint  à  ce  moment  et  pria  Dieu  de  l'autoriser  aussi  à  faire 
quelque  chose,  prétendant  que  ce  qu'il  ferait  serait  beaucoup  plus  beau, 
ce  qui  lui  fut  accordé.  \uO  dial)le  alors  créa  l'Afiiquc  Et  voilà!  » 

16  (lécenthn'.  —  Nous  partons  des  (juaddas  pour  le  Kwango,  demain 
ou  après-demain.  Devant  la  perspective  des  emballages  et  des  derniers 
retards,  ou  des  dernières  i)récipitatioiis,  je  crois  i)lus  prudent  de  fermer 
ma  lettre  et  de  la  remettre  au  gérant  de  la  factorerie,  qui  se  chargera  de 
la  faire  parv(Miir  à  Banghi  parla  plus  j)rochaine  pirogue  descendante; 
quand?  j(>  Figuore:  mais  piobablcmeut  vous  recevrez  de  nos  nouvelles 


—  201  — 

du  Kwango  on  même  temps.  Julien  est  parti  en  avance  sur  Yakoma- 
Abiras,  pour  préparer  la  route.  Malgré  toutes  sortes  de  retards,  causés 
par  la  difticullé  (jue  1  on  a  à  se  procurer  des  pirogues,  nous  avançons, 
et  quand  nos  charges,  restées  en  arrière,  nous  rejoindront,  nous  pour- 
rons commencer  la  partie  palpitante  du  voyage. 

Tous  les  malades  sont  à  peu  près  rétablis,  et  dans  la  troupe  l'état 
sanitaire  est  généralement  bon.  11  est  vrai  que  les  fatigues  sont  peu 
considérables,  et  que  monter  en  ]»irogue  est  une  vraie  partie  de  cano- 
tage. 

Aux  Ouaddas.  le  dG  décembre  ^89^. 


26 


XXI 
LE  KWANGO 

DEMANDE    DE     MÉDICAMENTS.     —     TACHE     FACILITEE.     —     TOUT    MARCHE     BIEN. 


Ilaut-Oiiljanghi.  Congo  français,  .\frique  centrale. 
Le  Kwango.  poste  sur  rOubanghi.  29  décembre  1802. 

.If  vous  o\p('Mli(>  un  .sim|)lp  mol  de  Kwango.  Deux  ou  liois  jours 
aMinl  de  partir  |mmu'  ^■alvoIn;l-AI)iras .  j'avais  comnKMicé  une  longue 
lellre:  mais  j'ai  Irui.  de  elioscs  à  dire  pour  pnu\(.ir  la  lermincr  avant  le 
courrier  qui  pari,  presque  directement,  pour  l'Europe  aujoui-d'liui. 
M.  GreshofT,  le  directeur  de  la  maison  hollandaise  dans  le  haul  Coneo, 
redescend  de  chez  les  iXzaklvaras  et  se  rend  ilireclcincnt  à  Brazzaville.  11 
se  met  très  aimablement  à  notre  disposition  pour  me  faire  parvenir  à 
^akoma,  poste  on  nous  resterons  quelque  temps,  et  même  plus  loin, 
des  paiiuets  que  vous  pouiriez  m'exp6dier.  Je  vous  demanderai  de  nous 
envoyer  quehpies  caisses,  quatre  ou  cinq,  de  demi-bouteilles  de  Cham- 
pagne,  médicament  absolument  néces.saire  dans  ces  pay.s-ci  contre  la 
tièvre,  et  reconstituant  de  i.remier  ordre  pour  les  convalescents.  Voilà 
comment  il  faut  procéder  pour  envoyer  l.'s  luupiels...  Attention  à 
1  adresse  (pii  n'est  pas  commode  : 

Duc  d'L  zés.  à  Greshoir.  Xiewe  Afrikannsche  Ilendels  Vennootschap. 
Rotterdam  (Ih.llan.le). 

Les  baleaux  parlent  lii.ii  lois  par  an.  mais  le  gn.s  axanlage  est  que 
les  colis  melleni  .li\-huit  jours  de  Holler.laui  à  FouKa-Fonka  (près 
Maladi)  et  monl.Mil  imunkliatement  à  Drazzaville  par  des  porteurs  spé- 
ciaux, et  après  AL  (ireshoff  se  charge,  par  ses  bateaux  et  ses  agents   de 


—  203  — 

me  les  faire  parvenir  en  ([nelqne  point  d'Afrique  on  je  serai.  Du  reste, 
nous  serons  [trohaljlenuMit  obligés  d'essayer  plusieurs  routes  à  Vakoma, 
et  par  suite  nous  serons  retardés  assez  longtemps.  Ou  nous  jtrepare 
Taccueil  le  plus  aimable.  Le  chef  du  poste  franeais  est  descendu  jus(|u'iei 
})Our  nous  faire  monter  sans  encombre.  Julien  y  est  arrivé  ei  commence 
à  travailler  les  peuples  environnants,  et  essaye  probablement  de  prendre 
contact  avec  les  musulmans.  Enfin  tout  le  monde,  l'administration  sur- 
tout, se  met  en  quatre  pour  nous  faciliter  notre  tâche.  Nous  allons 
retrouver  auv  Abiras  un  docteur  [diarmacien  des  colonies,  très  fort, 
j>araît-il,  pour  guérir  les  maladies  du  |>ays.  Poui"  l'instant,  itersomu' 
n'en  a  besoin  :  l'état  sanitaire  est  excellent.  Si  vous  m'envoyez  des  jour- 
naux en  ballot,  vous  pourrez  les  expédier  par  les  mêmes  voies  cpn' j  ai 
indiquées  plus  haut,  et  ils  me  parviendront. 

Si  nous  avons  tant  de  facilités  pour  monter,  c'est  grâce  à  M.  Dohsie, 
qui  a  vraiment  tenu  toutes  ses  promesses  et  que  tout  le  monde  a  secondé 
du  mieux  possible,  je  dois  menu;  dire  avec  plaisir.  J'en  suis  très  heureux, 
car  rien  n'eût  été  plus  ennuyeux  (junn  coidlit  avec  qui  que  ce  soit.  Le 
pays  où  nous  allons  est  très  intéressant  et  — je  vous  prie  de  ne  pas  le 
dire,  ça  me  ferait  tort,  —  peu  dangereux.  D'ailleurs,  Juhen  prépare 
tout  si  bien  (pi'il  n  \  a  (pi'à  se  laisser  mener  derrière  lui.  11  a  été  un  peu 
soutirant,  mais  il  est  arrivé  seulement  un  peu  fatigué  à  ^'akoma,  et 
M.  Liotard  l'a  condamné  au  repos  forcé.  C'est  pour  cela  qu'il  n'est  pas 
redescendu  me  chercher.  Nous  serons  vers  le  10  janvier  à  Yakonia,  et 
de  là  nous  rayonnerons  en  sens  divers.  La  lettre,  qui  portera  la  date  du 
24  décembre,  puisqu'elle  est  commencée  à  notre  arrivée  ici,  ne  partira 
que  dans  qu(dques  jours. 

Au  revoir,  ma  chère  maman;  je  vous  embrasse  bien  tendrement,  en 
vous  envoyant  en  même  temps,  par  la  pensée,  mes  vœux  de  nouvelle 
année,  et  espérant  continue)'  aussi  heureusement  un  voyage  qui.  a[u-és 
quel({ues  hésitations,  a  l'air  de  s'emmancber  à  mer\ cille  maintenant. 

In  vieil  Ahicain, 

Jacuues. 


XXII 


CHEZ  LES  BANZYRIS  ET  LES  BANGAKAS 

UEMBE.    —    MARCHÉ.    —    EN    ROUTE    POUR    LES    \BIRAS.    LE    1"    JANVIER    1893 

AU    MILIEU     DES    SAUTERELLES.     —    UNE    TORNADE. 
LE   POSTE   DE   MOBAÏ.    —    DANS    LES    BRUMES.    —    ARRIVÉE    AUX    ABIRAS. 


llaul-Ûubaiighi,  Afrique  ceulrule. 
Le  Kwango,  ^4  décembre  1S92,  veille  de  Noël. 


Nou.-^  a\ons  encore  changé  de  domicile,  et  nous  nous  .sommes  avancés 
de  quatre  journées  de  pirogue  dans  le  haut  Ouhanghi.  Les  Banzyris  nous 
ont  joué  toutes  sortes  de  tours,  et  notre  départ,  qui  devait  avoir  lieu  des 
Ouaddas  le  18.  ua  eu  lieu  que  le  19.  Nous  sommes  partis  ce  jour-là  à  huit 
heures  et  demie  du  matin,  après  avoir  pris  congé  de  notre  hôte  hollan- 
dais. Pottier avait  été  expédié  la  veille  avec  six  pirogues.  Nous  en  avions 
trois,  dont  une  assez  belle. 

La  navigation  n'offre  rien  de  bien  remarquable  pendant  cette  journée, 
où  Ton  ne  rencontre  qu'un  ou  deux  villages  sur  la  rive  belge.  Les  eaux 
ont  baissé  d'au  moins  cinq  ou  six  mètres,  et  des  bancs  de  sable  immenses 
sont  à  découvert.  Les  pagayeurs  se  reposent  pendant  qu'où  les  longe,  et 
ce  sont  les  hommes  au  «  tammbô  »  ou  perche  qui  font  marcher  la 
pirogue.  Vers  quatre  heures,  nous  nous  arrêtons  à  un  village  sur  la  rive 
belge,  dont  le  chef  s'appelle  Bessou.  Ce  sont  des  Banzyris,  car  les  ques- 
tions de  nationalité  intéressent  peu  les  Banzyris,  qui  s'établissent  aussi 
bien  sur  les  deux  rives. 

La  réception  est  aimable,  et  les  vivres  arrivent  rapidement,  comme 


—  20o  — 

cadeau.  Le  blanc,  en  effet,  a  la  coutume  de  payer  un  peu  plus  cher 
quand  le  premier  cabri  est  apporté  par  le  chef  en  personne  pour  en  faire 
hommage  au  blanc.  C'est  déjà  un  \'[(m\  truc  connu,  mais  il  })rend  néan- 
moins, car  il  faut  reconnaître  la  bonne  volonté  des  habitants.  La 
monnaie  employée  généralement  est  la  petite  pei-le  rose  (grosseur, 
bayoca  blanche).  Plus  elles  sont  petites,  plus  elles  ont  de  succès.  La 
perle  bayoca  blanche  a  encore  plus  de  valeur  et  sert  d'iiabitude  à  [>a}  er 
l'ivoire.  On  ajonte  au  payement  une  brasse  d'étoffe.  Mais  c'est  encore 
peu  estimé,  et  ils  ne  l'acceptent  que  par-dessus  le  marché.  Il  est  vrai  que 
leur  costume  est  tellement  primitif  ([iie  de  longtemps  les  marchands  de 
nouveautés  qui  voudraient  s'inslaUer  ici  risqueraient  fort  de  faire  faillite. 
Les  perles,  qui  servent  comme  ornement  et  comme  monnaie,  vont  à 
l'intérieur  (j'entends  par  intérieur  les  populations  qui  ne  bordent  pas 
immédiatement  rOubanghi).  EUes  sont  échangées  contre  de  lïvoire, 
contre  di;s  esclaves,  ou  même  [)arfois  des  vivres. 

Le  19,  nous  [)assons  en  vue  de  la  rivière  Rémo  (ou  Kémo),  par  kujuelle 
s'est  engagée  la  mission  .Alaislre,  dans  sa  runte  au  nord.  C'est  une 
ri\ière  peu  importante  qui  n'a  guère  [dus  de  quatre-Aingls  mètres  à  son 
confluent.  Le  lendemain,  20  du  même  mois,  nous  quittions  Sa  Majesté 
Bessou.  et  en  avant  de  nouveau  sur  le  Mbili  fia  rivière).  Nous  dépassons 
un  tas  de  villages,  situés  sur  la  rive  française,  oii  flotte  le  pavillon 
tricolore  et  qui  nous  crient  de  nous  arrêter  pour  nous  vendre  des  cabris. 
De  temps  en  temps  nous  stoppons,  entre  autres  pour  déjeuner.  Comme 
il  y  a  du  feu  dans  les  pirogues,  à  l'arrière,  on  peut  faire  sauter  des  œufs 
sur  le  plat,  et,  avec  un  poulet  fioid  de  la  veiHe,  le  repas  se  trouve 
constitué. 

Je  parle  à  tort  du  déjeuner  du  20,  <ar.  pour  moi,  il  fut  très  triste.  Le 
soleil  m'avait  un  peu  tapé  dessus,  et,  au  lieu  d'une  agai»e  réjouissante, 
c'est  le  triste  vomissement  qui  m'a  pris  toute  la  matinée.  On  navigua  en 
pleine  chaleur,  entre  sept  heures  du  matin  et  quatre  heures  du  soir,  et 
malgré  couvertures,  parapluies  et  manteaux,  le  soleil  nous  traverse 
jusqu'aux  moelles.  Il  est,  en  effet,  curieux  de  constater  qu'on  est  grillé 
par  la  chaleur,  si  l'on  n'a  pas  une  couverture  sur  les  jambes  et  si  le  soleil 
vous  tape  dii-ectemenl  sur  les  pieds. 


—  20G  — 

Ce  soir-là.  noas  couchons  dans  le  voisinage  d'nn  Alliage,  N'dry.  Les 
N'drys  foiment  une  population  assez  sauvage  de  l'intérieur  et  n'ayant 
qu'un  ou  deux  villages  près  de  la  rivière.  Comme  récemment  ils  avaient 
reçu  une  petite  tripotée,  pour  désobéissance,  le  chef  est  immédiatement 
venu  me  faire  hommage  d'un  cabri  et  d'une  poule.  Pour  nous  exprimer 
que  c'est  un  cadeau  (en  style  nègre),  le  chef  ou  celui  qui  fait  l'offre 
arrache  des  plumes  de  la  poule  ou  des  poils  du  cabri  et  a  ous  en  met  sur 
la  tète  et  sur  les  pieds.  Chose  curieuse!  les  blancs  ont  beaucoup  plus  de 
prestige,  dans  l'Oubanghi.  au-dessus  de  Banghi  qu'au-dessous,  ces 
gens-ci  n'ayant  absolument  de  respect  (pie  [tour  la  force  physique  et 
considérant  comme  non  exislanh'  la  force  morale.  Le  lendemain, 
21  décembre,  j'élais  agréaldemenl  lélalih.  et  à  l'tieure  peu  matinale  de 
sept  heures  et  demie,  notre  petite  llotlille  continuait  sa  marche  ascen- 
dante. Les  eaux,  depuis  que  nous  sommes  dans  LOubanghi,  ont  baissé 
de  six  à  sept  mètres,  et  des  rochers  apparaissent,  créant  de  petits  rapides. 
Vers  neuf  heures  et  demie  du  matin,  nous  en  passons  un  assez  violent 
sur  la  rive  française.  Le  même  est  presque  insignifiant  sur  la  rive  belge, 
à  cause  de  la  largeur  de  FOubanghi,  qui  a  de  quinze  à  seize  cents  mètres 
de  large,  et  dont  le  cours  recommence  à  être  parsemé  d'îles.  Vers  trois 
heures  et  demie  ou  quatre  heures,  nous  stoppons  au  village  de  Bembé 
(rive  française) . 

Bembé  mérite  deux  ou  trois  mots.  C'est  un  chef  baiizyri  qui,  le  pre- 
mier, a  fourni  toutes  les  pirogues  de  la  mission  Crampel  et  celles  de 
Dybowski.  Cette  «  entreprise  »  lui  a  rapporté  beaucoup  de  perles,  et  son 
village  s'est  enrichi,  grâce  à  de  nombreux  achats  d'esclaves  des  deux 
sexes.  Les  esclaves,  je  le  répète,  prennent  si  bien  les  coutumes  de  leurs 
maîtres  qu'on  ne  saurait  les  en  distinguer  la  [jlupart  du  tenqis.  C'est  de 
chez  Bembé  que  Crampel  est  parti  pour  l'iuterieur,  et  c'est  lui  qui  a 
recueilli  les  restes  de  la  mission.  Il  sest  mis  en  grande  tenue  pour  nous 
recevoir,  bupielle  consiste  en  une  vieille  veste  bleue  de  milicien  et  une 
calotte  (?)  plus  ou  iiiiiius  iiizarre.  Son  fils  est  beaucoup  plus  élégant  que 
lui.  lia  ete  Itoy  d'un  des  membres  de  la  mis.sion  Ihhowski.  et  parle  le 
h'aiirais  à  |>eii  près  (•(.rrectemeiit.  Il  était  \ètu  d'un  pagne  d(>  cotonnade 
bleue  et  d  une  veste  jiian.'he.  Le  village  de  Bemiie  est  bien  situé,  sur 


—  207  — 

une  falaise  boisée  de  dix  à  duuzc  mùlres  de  liaiileiir.  Les  cases  sont  de 
la  même  forme  que  celle  quo  nous  trouvons  inaiiitenaiil.  mais  beaucoup 
jtlus  grandes,  ayant,  quelques-unes,  de  ([uafre  à  cinq  nudies  de  bauleur 
et  de  sept  à  huit  mcMres  de  diamètre  à  la  base.  C'est  dans  l'une  de  ces 
cases,  mise  à  notre  disposition  par  master  Bembé.  que  nous  nous 
sommes  li\rés  aux  (tom'eui-s  d'im  sommeil  réparateur. 


Le  22,  dès  l'aurore,  nous  étions  debout,  et  \ers  stqd  heures  en 
pirogue.  Rien  de  bien  saillant  dans  la  navigation  de  rOubanghi  durant 
celte  jouriu''e.  A  trois  heures  environ,  nous  passons  en  \uc  de  la  ii\ière 
Kwango,  large  de  deux  cents  mètres  à  son  confluent,  et  qui  s'enfonce 
assez  profondément  dans  l'intérieur,  au  milieu  des  populalious  lanza- 
nassis.  Une  heure  a[»rès.  nous  accostions  au  [losle  de  Kwango.  d'où  'y 
vous  cahigra[»bie  cette  lettre.  L'historique  de  ce  poste  est  peu  com- 


—  208  — 

pliqué.  Fondé  [tar  les  Belges,  sm-  la  rive  droite  de  l'Oidjanglii,  et 
abandonné  par  enx.  an  moment  de  l'occnpation  française,  il  consiste 
simplement  en  nne  maison  à  véranda  en  pisé  et  est  gardé  par  deux 
Sénégalais  de  la  milice  du  Congo  français. 

Ma  l(^ttre  a  été  interrompue  au  Kwango  par  les  préparatifs  du  départ 
et  le  passage  de  .AI.  Greshoff.  qui  n'a  pris  de  moi  qu'un  petit  mot.  Je  la 
reprends  après  mon  arrivée  à  Yakoma-les-Abiras,  où  nous  sommes 
arrivés  après  une  heureuse  navigation. 

Veuillez  seulement  tourner  la  page  et  reprendre  le  cours  de  nos 
exploits  et  le  tracé  de  nos  faits  et  gestes  futurs. 


Poste  français  des  Abiras  (dernier  poste  français  sur  le 
haut  Oubanghi),  vendredi  43  janvier  1893,  par 
4°  7  de  latitude  nord  et  20M6'  de  longitude  est  de 
Paris  (Afrique  centrale). 

Je  reprends  simplement  ma  lettre  interrompue  au  [loint  ofi  j'en  étais, 
c'est-à-dire  le  22  décembre  au  poste  de  Kwango.  La  maison  du  poste, 
construite  en  pisé  par  les  Belges,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit.  et  non 
réparée  depuis  deux  années,  menace  un  peu  ruine,  mais  nous  otTre  un 
abri  suffisant.  Je  m'installe  dans  une  des  chambres:  l'autre  nous  sert  de 
magasin,  et  sous  la  véranda  nous  installons  une  table  qui  forme  tout  le 
matériel  de  la  salle  à  manger. 

Le  soir  même,  on  envoie  un  des  Sénégalais  qui  doivent  garder  le 
poste  prévenir  les  villages  que  imus  avons  besoin  de  vivres,  et  dès  le 
lendemain,  23.  à  partir  de  sept  heures  du  matin,  un  véritable  marché 
s'établit  devant  notre  case.  Les  femmes,  avec  des  paniers  ou  des  cale- 
basses sur  la  tète  et  dans  le  costume  de  notre  mère  Eve.  viennent 
apporter  des  deiuécs  de  toutes  sortes,  principalement  de  la  farine  de 
manioc  on  de  maïs,  de  l'buile  de  palme,  des  poules,  des  patates,  de 
l'igname  rose  et  des  sortes  de  petites  racines,  rappelant  beaucoup  la 
pomme  de  terre  nouvelle  de  Fiance,  du  tabac,  des  arachides,  des  épinards 
indigènes  et  plusieurs  autres  jx-lites  marcliandises  du  i>ays.  Les  hommes 
viennent  (pn-binefois:  mais  ils  apportent  des  cabris,  ce  qui  remplace  ici 


l'if?^- 


:r:t^. 


—  20!»  — 

exclusiveiiK'iil  le  iiioulon.  Les  liabitaiils  des  villages  avoisiiiaiils  sont 
tous  des  Baiizyris,  et  naturellement  l'unique  monnaie  est  la  [(ctite  perle 
bayoca  rose  ou  blanche,  dont  une  cuillerée  à  café  nous  sert  à  [tayer  tout 
cela,  car  il  nous  faut  marchaiuler  le  [dus  possible  et  écoiu)mis(M'  ces 
joyaux  grossiers  que  rien  ne  peut  remplacer  dans  nos  échanges  a\ ce  1rs 
uaturels.  Ils  acceptent  bien  des  étolfes  et  de  la  bimbeloterie  en  cadeaux, 
mais  jamais  comme  payenumt.  (J'est  la  perle  seule  qui  a  cours.  Cne 
factorerie  hollandaise  avait  été  établie  dans  les  environs  pour  le  cam- 
merce  de  l'ivoire;  mais  elle  a  été  abandonnée  depuis  la  création  de  celle 
de  Yakoma.  Son  jai-din  contient  quelques  salades  et  quelques  tomates. 
rVous  nous  empressons  d(;  le  mettre  au  pillage.  Rien  de  nouveau  à  dire 
sur  les  lia])itants,  qui  sont  des  Banzyris  et  ofTrent  les  mêmes  caractères 
que  ceux  que  nous  avons  précédemnu'ut  rencontrés. 

Pendant  notre  séjour  au  Congo,  la  température  a  peu  varié.  Nous 
sommes  en  pleine  saison  sèche,  les  eaux  sont  très  basses,  et  la  pluie  ne 
vient  que  rarement.  Le  thermomètre  varie  entre  vingt  degrés  minimum 
et  trente  à  trente-deux  degrés  maximum.  Au  fond,  c'est  très  suppor- 
table; et  si  les  soirées  n'étaient  pas  empoisonnées  par  des  légions  de 
moustiques  qui  nous  piquent  de  tous  côtés,  Kwango  serait  très  agréable. 
Mais  certains  jours  on  est  obligé  d'avoir  une  couverture  pour  s'enve- 
lopper les  jambes,  sinon  on  est  constamment  obhgé  de  se  baisser  pour 
se  gratter,  ce  qui  donne  aux  repas  africains  des  tenues  excentriques.  Je 
suis  un  peu  cahin-caha  et  je  ne  sors  guère  au  Kwango.  Sans  être  très 
malade,  je  suis  obligé  d'absorber  de  la  quinine,  ce  qui  ne  me  donne 
guère  envie  de  chasser,  ni  même  de  me  promener. 

Le  24  décembre  ne  nous  olïre  aucune  distraction  nouvelle,  et,  n'ayant 
pas  de  cheminée  dans  notre  réduit,  je  me  vois  dans  l'impossibilité  de 
mettre  mes  souliers  devant  le  feu.  Le  lendemain,  jour  de  Noël,  nous  ne 
faisons  pas  grands  frais  pour  la  IV-te,  mais,  à  ce  moment,  nous  pensons 
à  vous  tous,  et  je  vous  envoie  du  fond  du  cœur  tous  mes  meilleurs 
souhaits.  Le  soir,  pour  fêter  un  peu  la  solennité  du  jour,  nous  nous 
offrons  un  bon  petit  repas  et  ouvrons  une  boîte  de  confitures  dont  nous 
nous  régalons...  On  fait  ce  qu'on  peut!  Le  26,  je  retombe  sous  l'influence 
du  paludisme.  Autrement  dit,  un  peu  de  fièvre  revient  me  taquiner.  Je 

27 


—  210  — 

crois  que  le  repos  m'est  nuisible.  Pottier  et  Kiollol  sont  du  même  avis 
et  parlent  pour  lâchasse,  dont  ils  reviennent  en  rapportant  des  pintades. 
J'y  serais  allé  avec  plaisir,  mais  je  ne  suis  pas  assez  en  train  et  je  fais  des 
observations  bai-omélri({ues  et  thermométriques. 

La  journée  du  27  est  à  peu  près  aussi  insignifiante,  et  je  la  saute  pour 
arriver  au  28,  où  je  suis  guéri. 

Le  28,  en  arrivant  de  la  chasse,  l\jllier  nous  tlitcpi'un  convoi  assez 
important  descend  du  haut  Oubanghi,  et  peu  après  on  vient  nous  dire 
qu'il  y  a  un  blanc.  Qui  est-ce?  On  attendait  le  retour  de  M.  Greshofï, 
descendant  de  ^'akonla.  Nous  pensons  immédiatement  que  c'est  lui.  Et 
d'abord  vous  me  demanderez  qui  est  ce  M.  Greshoff.  C'est  un  Hollandais, 
directeur  pour  la  Société  ah-icaine  hollandaise  des  factoreries  du  Haut- 
Congo.  C'est  en  même  temps  une  des  personnalités  les  j)his  importantes 
du  Congo  français.  J'ai  dû  vous  en  parler  dans  mes  lettres  de  Brazza- 
ville, puisqu'il  a  été  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contrilmé  à  nous  faire 
prendre  la  route  de  l'Oubanghi.  M.  (iresholT  a  dix-sept  ans  d'Afrique  et 
est  connu  depuis  neuf  années  de  tout  le  Haut-Congo.  C'est  un  des 
hommes  qui  ont  le  plus  pratiqué  le  commerce  de  l'ivoire  dans  celte 
rivière  et  ses  aftluents,  et  qui  ont  le  plus  d'influence  sur  les  indigènes,  et 
surtout  sur  les  Arabes  des  Falls.  H  est  très  protégé  par  le  Congo  français, 
avec  lequel  il  est  à  merveille  et  auquel  il  rend  de  très  réels  services. 
Dans  tout  le  bassin  du  Congo,  on  l'appelle  «  Mfaumou  IXtangou  »,  ce 
qui  veut  dire  en  bakongo  «  prince-soleil  »  ou  «  chef-soleil  ».  Je  ne  sais 
pas  très  bien  d'où  lui  vient  ce  surnom,  mais  on  le  connaît  partout. 

En  effet,  je  vois  une  pirogue  arriver  avec  des  bagages  et  des  indigènes. 
Je  demande  qui  arrive,  et  ils  me  répondent  :  «  N'tangou  »,  car  la  langue 
diffère  ici,  elles  Banzyris  ne  peuvent  pas  prononcer  «  Mfaumou  ».  Voilà 
toutes  les  pirogues  qui  s'amènent:  mais  on  nous  dit  qu'il  y  a  plusieurs 
blancs. 

Le  premier  cpii  iipparaît  est  M.  Jucheriniu,  cbef  de  poste  de  Vakoma. 
délacbr  par  le  direct(>ur  du  llaiil-Oubauglii  pour  venir  me  chercher  et 
nous  montrer  la  roule,  en  nous  faisant  éviter  de  passer  trop  près  des 
villages  suspecls.  Il  emmène  avec  lui  sept  miliciens  sénégalais,  inter- 
prètes ou  soldats,  .rapprends  (pi",,n  nous  construit  des  babilations  aux 


—  :211  — 

Abiras-Yakoma,  et  que  M.  Liolard,  direcleur  du  llaiil-Oubaiigiii,  se 
mettra  en  (juatre  pour  nous  S(^condei'  et  faciliter  notre  passage  au  travers 
des  populations  nsakkaras  qui  nous  fourniront  des  porteurs.  On  est 
enclianté  de  notre  arrivée  et  désespéré  de  ne  Tavoir  pas  su  plus  tôt,  pour 
nous  préparer  des  habitations  plus  luxueuses. 

Je  vous  assure  que  ça  fait  plaisir,  si  loin  de  France,  de  voir  qu'on  ne 
pense  pas  à  la  politique,  et  que  tous  les  Français  que  nous  avons  vus,  de 
(juelque  opinion  et  condition  que  ce  soit,  nous  ont  tous  fait  le  même 
accueil. 

Quelques  minutes  après  arrive  M.  Greshoff  avec  un  de  ses  agents  qui 
rentre  en  Europe,  et  immédiatement  l'inévitable  bouteille  de  Champagne 
ménagée  pour  la  circonstance.  M.  Greshoff  me  fait  presque  aussitôt  les 
offres  que  je  vous  ai  écrites  dans  ma  lettre,  et  je  vous  assure  qu'on  ne 
s"est  pas  ennuyé  pendant  le  dîner.  M.  Gresliofï  n'est  pas  au-dessous  de 
sa  réputation  d'aimable  homme  et  de  causeur  agréable.  Les  histoires 
sur  le  Congo  n'ont  pas  cessé,  sur  les  Belges  surtout,  que  M.  Greshoff  ne 
})eut  pas  voir  en  peinture.  Aussi  ces  pauvres  marchands  d'esclaves 
ont-ils  été  traités  de  toutes  les  façons.  Maintenant  les  racontars  sur  les 
indigènes  n'ont  pas  été  moins  intéressants,  et  tous  les  points  du  Congo 
où  le  Hollandais  avait  circulé  ont  défilé  dans  la  conversation.  M.  Gresliotf 
nous  a  aussi  beaucoup  parlé  du  Ilaut-Oubanghi  ;  mais  j''aime  mieux  ne 
})arler  que  des  choses  que  j'ai  vues,  et  ce  ne  sera  que  de  là-haut  que  je 
vous  enverrai  mes  impressions  personnelles;  celles  des  autres  importent 
l)eu.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  nous  trouverons  là-haut  d'iiilé- 
ressants  et  de  nombreux  sujets  d'études. 

Après  déjeuner,  le  lendemain  29,  M.  Greshoff  nous  dit  adieu  et  file 
sur  Brazzaville,  où  il  ne  doit  arriver  que  vers  la  fin  de  janvier.  Il  a  du  mal 
à  réunir  ses  pagayeurs,  qui  s'étaient  répandus  dans  tous  les  villages, 
poui-  aller  boire  et  s'amuser.  Les  Banzyi-is  sont  liorriblement  joueni-s. 
Dès  ([uils  ont  des  perles,  ils  s'enqircssciit  d'aller  les  risquer  à  un  pdit 
jeu  de  retourne,  qui  consiste  à  jeler  un  certain  nombre  de  fèves  coupées 
de  façon  que  les  unes  retombent  sur  h'  dos,  d  aulres  sur  la  hanche. 
Ils  le  jouent  à  quatre,  et  certains  roublards  on  adroits  amassent  ainsi  uiu' 
quantité  a[)préciable  de  perles.  Ce  jeu  est  moitié  hasard,  moitié  adresse. 


Une  fois  M.  Greshoff  parti,  on  se  met  en  campagne  pour  trouver  des 
pagayeurs.  MlM.  les  Banzyris,  avec  leur  gracieuseté  habituelle,  ne 
viennent  que  lorsqu'on  se  fâche;  n'étant  pas  pressés,  ils  ne  comprennent 
pas  que  les  Français  le  soient.  Que  leur  importe  de  partir  dans  quinze 
jours!  Ils  se  trouvent  bien.  Le  recrutement  dure  deux  jours,  et,  grâce  ù 
un  chef  qui  nous  prête  assistance,  nos  pagayeurs  sont  recrutés  pour  la 


ff^       \ 


-—'-^ 


i  'Mi 


ARRIVKE     OR     M.     GRESHOFF     AU      KWANCO. 


fin  de  l'année  1892  (31  décembre).  Les  chefs  banzyris  n'ont,  d'ailleurs, 
qu'une  très  faible  autorité  sur  leurs  concitoyens,  et  ceux-ci  les  envoient 
carrément  promener.  Bien  qu'ils  aient  des  esclaves,  ils  n'osent  même 
l>as  les  envoyiM-  comme  pagayeurs,  car  l'esclave  prétend  qu'il  a  toujours 
assez  travaillé,  et  le  patron  n'ose  souvent  pas  le  contraindre  avec  le  seul 
argument  sérieux  qu'il  possède,  c'est-à-dire  le  bâton.  L'esclave  élevé 
dans  le  pays  banzyri  devient  Banzyri,  de  mœurs,  et  vous  le  vexeriez 
édorinément  en  hii  parlant  de  libération.  Nourri,  logé,  payé  par  son 
maîlre.  il  n'a  aucun  souci  et  \\i\  travaille  qu(^  de  temps  en  temps.  Je  dis 


t 

r 


''â'\ 


—  213  — 

payé,  c'est  peut-être  exagéré.  Quand  Tesclave  a  gagné  une  somme  de 
perles,  il  doit  les  rapporter  à  son  maître,  qui  lui  en  donne  une  partie. 
Avec  ce  quïl  a  pu  carotter  par-ci  par-là,  il  s'amuse  pendant  plusieurs 
jours,  et  ne  recommence  guère  à  travailler  que  le  jour  où  ses  perles 
sont  écoulées.  Aussi  trouve-t-on  difficilement,  aux  points  d'étape  et  de 
recrutement  ordinaires,  des  pagayeurs,  et  dans  les  villages  où  l'on  ne 
s'arrête  pas  d'habitude  les  Banzyris  viennent  s'offrir  en  quantité. 

Bonne  année,  messieurs!  C'est  le  cri  qui  nous  réveille  le  dimanche 
1"  janvier  1893;  mais  c'est  toute  la  solennité  qui  marque  un  anniver- 
saire si  fêté,  et  immédiatement  nous  préparons  le  départ.  Il  faut  absolu- 
ment se  mettre  en  route  aujourd'hui,  car  les  pagayeurs  sont  là,  et,  pour 
eux,  c'est  un  jour  comme  un  autre.  Les  pirogues  sont  prêtes;  hommes  et 
bagages  sont  embarqués,  et  nos  pirogues,  recouvertes  de  nattes  indi- 
gènes, forment  de  petites  cahutes  qui  nous  mettent  à  l'abri  du  soleil.  Je 
prends  Pottier  dans  la  mienne,  qui  contient,  outre  nos  bagages  person- 
nels, six  de  nos  hommes  et  douze  pagayeurs.  Vous  voyez  que  c'est  une 
pirogue  de  taille  et  creusée  dans  un  bois  d'une  épaisseur  rassurante. 
Confortablement  assis  dans  de  grands  fauteuils,  nous  sommeillons  dou- 
cement, séparés  par  une  petite  table  où  sont  tous  nos  objets  usuels  : 
pipes,  cigares,  crayons,  etc.  La  chaleur  est  assez  étouffante  et  l'ainio- 
sphère  orageuse.  Pendant  quelque  temps,  nous  sommes  accablés;  mais 
heureusement  un  peu  d'air  vient  nous  rafraîchir  et  dissiper  la  pénible 
oppression  du  débul.  causée  par  la  chaleur  et  la  réverbération  de 
l'eau. 

Notre  convoi  se  compose  de  huit  pirogues,  porlfuil  la  moilié  de  nos 
Arabes,  puisque  les  autres  sont  arrivés  avant  nous  à  "^'akoma  avec  Julien, 
et  une  soixantaine  de  charges,  plus  l'escorte  que  M.  Juchereau  a 
<'mmenée  avec  lui.  La  première  journée  se  passe  sans  encombre;  de 
nombreux  bancs  de  s;d)le  sont  ressorlis  avec  la  baisse  des  eaux  et  sont 
couverts  d'oiseaux  aquatiques  de  toutes  es[)èces.  Riollot  lue  plusieurs 
canards,  à  coups  de  mousqueton  Gras,  à  balle.  Leur  chair  sera  un 
régal  succulent  pour  nous. 

Ici.  j'abandonne  la  journée  du  1"'  janvier  pour  vous  dire  en  général 
notre  manière  de  voyager  et  n'avoir  pas  à  y  revenir  chaque  jour.  Le 


—  214  — 

malin,  plus  ou  moins  l(M,  embarquement,  et  en  route.  Vers  onze  heures, 
les  pirogues  des  blancs  se  réunissent  sous  un  arbre  (au  bout  de  deux 
jours,  le  signal  du  déjeuner  était  un  coup  de  corne  comme  à  Bon- 
nelles),  et,  assis  dans  nos  pirogues,  nous  mangeons  des  œufs  durs,  des 
boîtes  de  conserves  ou  de  la  viande  froide  de  la  veille,  le  tout  arrosé  de 
thé  froid  ou  d'eau  tiltrée.  Quelquefois  on  fait  dans  la  pirogue  une  ome- 
lette ou  des  œufs  sur  le  plat,  car  les  Banzyris  entretiennent  toujours  du 
feu  dans  leurs  pirogues,  à  l'arrière.  On  reparlait  ensuite  jusqu'à  quatre 
ou  cinq  heures. 

Cette  parenthèse  terminée,  je  reprends  le  récit  de  notre  première 
navigation  de  1893.  Nous  passons  devant  quelques  villages  banzyris, 
ayant  soin  de  longer  toujours  la  rive  française.  Quelques  villages  ont  des 
grands  mâts  auxquels  ils  arborent  immédiatement  à  notre  approche 
le  drapeau  tricolore.  A  un  moment  donné,  nous  craignons  une  tornade, 
qui  eût  pu  faire  chavirer  nos  embarcations:  mais  elle  fde  à  Thorizon, 
signalant  seulement  sa  présence  par  quelques  coups  de  tonnerre  lointains 
et  une  atmosphère  fortement  chargée  d'électricité.  A  cinq  heures,  nous 
campons  sur  un  banc  de  sable,  où  nous  dressons  nos  tentes,  pas  bien 
loin  de  la  rive  française  et  en  face  d'un  village  banzyri  dont  le  chef, 
M.  Joko,  vient  nous  offrir  ses  respects  et  quelques  vivres.  A  partir  d'ici 
jusqu'à  Yalioma,  nous  avons  eu  des  œufs  et  des  poules,  en  quantité  très 
considérable.  Un  petit  orage  nous  sert  d'orchestre  pendant  le  dîner,  et 
nous  ne  tardons  pas  à  dormir  profondément,  après  nous  être  copieuse- 
ment rassasiés,  suivant  les  principes  adoptés  par  toutes  les  Facultés 
pour  se  bien  porter  en  Afrique.  Je  serai  sûrement  obligé  d'avaler  des 
quantités  incommensurables  d"eau  de  Vichy,  lors  de  ma  rentrée  en 
Europe. 

2  janvier.  —  A  six  heures,  tout  le  monde  deboul  !  et  à  six  heures  trois 
quarts,  en  route!  Beau  tenq)s.  bonne  humeur,  a// r/V////.' A  neuf  heures 
un  quart,  nous  arrêtons  au  village  du  chef  r.abato,  (lui.  ayant  fait  (pielques 
bêtises,  a  eu  son  village  brûlé  |)ar  ordre  de  l'adminislralcur.  Ci^b' leçon. 
qni  est  à  peu  près  la  seule  (pion  puiss(>  infliger  aux  indigènes  turbulents, 
a  eu  le  meilleur  effet,  et,  bien  que  les  cases  aient  été  brûlées,  il  y  a  trois 


4 

s3  ^ 


# 


^-    ^' 


'  v>r-^     «s. 


\, 


A     NOTRE     Al'l'ISOClli:.     ILS      MtliOliEXT     LK     I)  li  A  I' K  A  U     T  li  ICO  LO  li  E 


—  2ir3  — 

semaines  à  peine,  nous  sommes  très  bien  reçus  dans  un  villaf^c 
reconstruit.  Il  ne  faut  pas  longtemps  aux  Banzyris  pour  refaire  leurs 
terriers,  et,  en  même  temps,  la  petite  flambée  infligée  les  rend  extrême- 
ment aimables  pour  ceux  qui  passent  ensuite.  Ce  sont  do  mécliants 
enfants  auxquels  une  bonne  fouettée  modifie  heureusement  le  caractère. 
Ces  petites  punitions  sont  parfois  indispensables,  sinon  MM.  les  noii's 
s'imagineraient  qu'on  a  peur  d'eux  et  engloutiraient  tranquillement 
dans  leur  estomac  les  blancs  qui  circulent  isolément  sur  la  rivière.  En 
efl'et,  les  agents  des  maisons  de  commerce  montent  dans  une  pirogue  et 
vont  récolter  l'ivoire  un  peu  partout.  Le  gouvernement  doit  assurer  leur 
tranquillité,  et  le  seul  moyen  est  de  maintenir  l'indigène  dans  le  respect 
du  blanc  avec  un  mélange  de  douceur  et  de  fermeté.  (Que  c'est  beau!) 
Les  deux  fils  du  chef  sont  dans  ma  pirogue,  comme  pagayeurs,  et  les 
habitants  nous  apportent  des  vivres  en  ([uantité.  Après  avoir  buquebpies 
verres  d'excellent  vin  de  palme,  tiré  fraîchement  de  la  cave,  laquelle 
est  représentée  par  les  faîtes  des  palmiers,  notre  navigation  reprend  sou 
cours. 

A  deux  heures,  nous  apercevons  une  nuée  à  Thorizon,  d'un  brun 
extraordinaire,  qui  couvre  la  rivière  et  s'étend  au  loin  sur  les  bords.  C-e 
n'est  pas  un  orage  ni  une  tornade,  mais  un  vol  immense  de  sauterelles. 
Les  Arabes  eux-mêmes  disent  qu'en  Algérie  ils  n'en  ont  jamais  vu  de 
semblables. 

Pendant  deux  heures  quinze,  nous  naviguons  sous  les  sauterelles,  et 
pourtant  elles  traversent  le  fleuve  en  bandes  serrées.  J'estime  que  la 
largeur  de  la  bande  est  de  neuf  à  dix  kilomètres,  sur  une  longueur  de 
vingt-cinq  à  trente  kilomètres.  Le  ciel  en  est  naturellement  obscurci,  et 
la  rivière  charrie  par  milliers  les  cadavres  de  ces  bestioles  qui  n'ont  pas 
eu  la  force  de  traverser  les  quinze  à  dix-huit  cents  mètres  qui  séparent 
une  rive  de  l'autre.  C'est  vraiment  un  spectacle  curieux. 

Tantôt  cette  neige  des  pays  chauds  se  précipite  en  escadrons  serrés; 
tantôt  ce  ne  sont  que  des  tirailleurs  épars  qui  voltigent  au-dessus  de  nos 
crânes,  suivant  tous  la  même  direction.  A  l'endroit  où  ils  stopperont, 
adieu  les  récoltes  de  bananes,  de  millet,  de  manioc  et  de  maïs;  la  récolle 
sera  faite  pour  plusieurs  années.  Les  indigènes  s'en  consolent  en  a\a- 


—  21G  — 

laiil  avec  délices  ces  cre\ettes  lerreslres,  après  les  a\uir  iail  siinple- 
iiieiil  bouillir  ou  griller.  Uepas  siicculeul.  luirail-il,  mais  auquel  je  nai 
l)as  tenu  à  iioùler.  Les  indigènes  n'uni  pas  de  niiiu's  de  sel,  mais  en 
labriquent  en  brûlant  certaines  lierbes.  Il  est  Mai  ([uil  est  très  chargé 
de  soude  et  servirait  [dus  facilement  à  la  fabrication  du  sa^on  ((ue  de 
condiment  à  un  potage  succulent.  Suivant  notre  habitude,  nous  cam- 
pons sur  un  l)anc  de  sable,  en  face  d'un  petit  village,  Ndjoua,  dont  la 
place  imbliipu'  n'eût  [las  été  suffisante  [lour  contenir  (ont  notre  per- 
sonmd.  Lu  peu  d'orage  le  soir,  mais  si  faible  (pie  je  n'en  [larle  pas. 

ha  plus  terrible  maladie  de  l'Oubanghi  et,  [tour  ainsi  dire,  la  seule,  la 
dvsenlerie,  devait  mar([uer  encoi-e  d'mn'  pierre  noire  la  journée  du  3. 
haitis  à  six  heures  trois  (juarts,  nous  arrêtions  à  midi  et  demi,  [loui- 
enterrer  un  tirailleur  (|uele  lléau  avait  marqué  comme  victime.  Pres([ue 
tous  en  ont  été  frai>pés,  mais  y  ont  échappé;  celui-ci  était  désigné,  et 
c'est  le  (luatrième  que  nous  perdons  par  cette  cruelle  maladie.  La 
dysenterie  est  causée  ici  par  des  vers  intestinaux  longs  de  dix  centimè- 
tres environ,  et  qui  rongent  llntestin.  Dès  que  l'homme  a  expulsé, 
grâce  à  la  santonine,  ces  animaux,  il  est  sauvé;  si,  au  contraire,  ils 
sont  récalcitrants,  aucune  force  humaine  ne  pourrait  le  guérir.  La 
rivière  est  dominée  ici  par  ([uelques  collines  sur  lesquelles  on  aperçoit 
de  temi)s  en  tem[)s  un  petit  village.  Ce  sont  des  populations  N'drys  qui 
hahitent  l'intérieur.  A  quatre  heures,  nous  stoppons  sur  un  banc  de 
sable.  La  chaleur  nous  a  fort  incommodés  en  ce  jour.  Aussi,  bonsoir. 

4  jaiicier.  —  A  se[)l  heures  (juinze,  signal  du  départ  et  navigation  au 
miheu  d'iles  boisées,  de  bancs  de  sable  ou  même  de  rochers.  Un  petit 
rideau  d'arbres  borde  la  rivière,  et,  au  second  plan,  on  aperçoit  des 
collines,  couvertes  de  brousse.  N'ayant  pas  rencontré  de  villages  hier, 
nous  arrêtons  à  onze  heures  à  un  village  pour  acheter  des  vivres.  Les 
Banzyris  sont  finis,  et  nous  voici  de  nouveau  en  face  d'une  poi)ulation 
différente  :  ce  sont  des  Bangakas.  La  langue  est  changée,  et  rarchitec- 
lure  aussi.  Ce  ne  sont  plus  des  cases  rondes  en  forme  de  meules  de 
[)aille,  mais  de  véritables  huttes. 

Ce  (juil  y  a  toujours  de  reman[uabl(S  c'est  la  pelilesse  de  la  i)orfe.  11 


UN    IMMENSE    NUAGE    DE    SAUTERELLES     PASSA    AU-DESSUS     DE    NOS    TETE> 


faut  littéralement  se  mettre  à  quatre  pattes  pour  pouvoir  s"y  insinuer; 
mais  une  fois  dedans,  on  y  est  assez  ])ien.  L'aération  se  fait  par  la  porle 
et  par  le  dessous  du  chapeau  de  la  ruche.  La  hase  est  en  argile  jusqu'à 
une  hauteur  de  quinze  centimètres.  Tout  le  reste  est  en  paille.  Le  faî- 
tage est  assez  varié.  Les  artistes  architectes  se  livrent  quelquefois  à  des 
excentricités  de  leur  cru,  et,  au  lieu  de  faire  une  simple  flèche  comme 
celle  que  j'ai  caricaturée,  ils  font  deux  pompons  ou  arrondissent  le 
sommet  et  mettent  un  pot  de  terre  pour  couronnei-  le  hiit.  Quelquefois 
même,  un  petit  bout  de  chiffon  imite  les  drapeaux,  car,  comme  les 
singes,  ces  gens-là  sont  imitateurs,  et  les  actes  des  blancs  leur  servent 
de  modèles. 

Mais  si  nous  nous  attardions  trop  longtemps  au  village,  nous  n'avan- 
cerions pas.  Aussi  on  remonte  en  pirogue,  et  sans  incident  remarquable 
on  arrive  à  quatre  heures  sur  un  banc  de  sable,  mis  à  notre  disposition 
par  Son  Altesse  l'Oubanghi.  Le  camp  est  à  peine  établi  que  soudain  la 
nuit  se  fait,  noire,  noire,  noire.  Il  n'est  pourtant  que  cinq  heures. 
C'est  la  tornade,  et  cette  fois-ci  nous  n'y  échappons  pas.  Un  roulement 
ininterrompu  de  tonnerre  nous  annonce  son  arrivée,  et  une  légère  brise 
commence  à  souffler.  Quelques  éclairs  illuminent  seulement  le  campe- 
ment. iNous  faisons  installer  la  table  sous  une  tente.  A  peine  le  couvert 
est-il  mis  que  le  vent  de  la  tornade  envoie  une  de  ces  petites  bouffées 
auprès  desquelles  l'Aquilon  de  la  fable  de  La  Fontaine  était  un  pur  sau- 
teur. En  une  seconde,  toutes  les  tentes,  sauf  la  mienn(\  dégringolent. 
La  table  et  le  couvert  gisent  sur  leur  cercueil  de  toile.  Le  sable  vous 
entre  dans  les  yeux,  dans  la  bouche:  on  ne  se  voit  plus,  on  ne  s'en- 
tend plus.  Machinalement  les  hommes  se  groupent  initour  de  ma  Icnlc. 
et  je  leur  en  fais  tenir  les  ficelles.  Second  et  troisième  coup  de  vent;  la 
b)i'nade  nous  entoure,  les  pirogues  chargées  menacent  de  couler  bas. 
On  les  décharge  tnnt  bien  (pic  mal.  et  à  ce  moment  le  lonncn-c  et  les 
éclairs  font  lage.  On  ne  distingue  rien,  on  est  aveuglé,  c'est  charmant! 
Pour  comble,  la  pluie  tombe,  et  de  temps  en  temps,  entre  deux  coups 
de  tonnerre,  on  entend  la  voix  de  Riollol  clamant  après  son  boy  à  la 
recherche  de  ses  affaires  entraînées  par  la  tornade.  Heui'eus(!ment,  le 
vent  tombe  vers  huit  heures,  et  nous  pouvons  dîner  n'importe  comment. 


—  218  — 

L'orage  se  calme  aussi,  et  Aers  dix  heures  et  demie  tout  dormait  dans  le 
camp,  sous  l'œil  plus  ou  moins  vigilant  du  fonctionnaire  qui  surveille 
les  pirogues. 

Le  lendemain,  on  constate  en  se  réveillant  que  tout  est  plus  ou  moins 
mouillé  ou  plein  de  sable.  Quelques  fusils  même  sont  remplis  de  ce  der- 
nier et  fonctionnent  mal.  Nous  sommes  au  5  du  premier  mois  de  l'année 
1893.  On  nous  a  ainioncé,  dans  les  derniers  villages  où  nous  sommes 
passés  hier,  qu'un  grand  village  devait  chercher  à  nous  arrêter  en  nous 
envoyant  des  flèches  et  des  zagaies.  Vers  neuf  heures  et  demie,  nous 
sommes  en  face  dudit  village  et  gagnons  prudemment  le  large  pour  voir 
l'intention  de  ces  messieurs.  Nous  voyons  plusieurs  groupes  d'hommes 
armés  de  lances,  et  l'interprète  leur  demande  s'ils  veulent  la  paix  ou 
la  guerre...  Nous  sommes  à  quatre  ou  cinq  cents  mètres  d'eux.  Ils 
répondent  qu'ils  veulent  la  guerre,  et  poussent  des  cris  en  dansant. 
Immédiatement  une  ou  deux  balles  sont  envoyées,  mais  tout  à  fait 
inoffensives.  Cette  démonstration  les  épouvante  tellement  qu'en  un  clin 
d'œil  tous  ces  braves  guerriers  ont  disparu,  et  que  nous  ne  pouvons 
même  pas  en  apercevoir  un,  une  fois  descendus  dans  le  village. 

Quelques  instants  après,  nous  nous  remettons  en  route,  non  sans 
avoir  déjeuné,  et  à  quatre  heures  nous  arrêtons  en  face  d'un  village  sur 
un  banc  de  sable.  Les  habitants  viennent  nous  vendre  des  vivres,  dès 
qu'ils  nous  ont  aperçus.  Ce  sont  des  Sangos,  population  offrant  beau- 
coup d'analogie  au  point  de  vue  des  occupations  avec  les  Banzyris  :  c'est- 
à-dire  qu'elle  s'occupe  de  pêche  et  fournit  des  pagayeurs.  Les  cases  sont 
semblables  à  celles  des  Bangakas,  décrites  plus  haut.  Quant  à  leur  cos- 
tume, je  n'en  parle  pas,  étant  certain  qu'un  courriériste  de  modes  ne 
trouverait  même  pas  de  quoi  remphr  le  quart  de  son  feuilleton.  Nous 
buvons  un  peu  de  vin  de  bambou,  qui  est  loin  de  valoir  celui  de  palme, 
et  a  un  petit  goût  amer  peu  agréable.  Le  soir,  nous  avons  de  l'oie  à 
dîner.  C'est  la  chasse  de  MM.  Juchereau  et  Jliollot.  Bien  que  ce  palmi- 
pède soit  inférieur  comme  goût  au  canard ,  sa  chair  est  déclarée  très 
bonne,  et  nous  en  re[)renons  deux  on  Irois  fois. 

C'est  aujourd'hui,  6  janvier,  que  nous  devons  arriver  au  poste  de 
Mobaï,  avant-dernier  poste  français,  sur  l'Oubanghi.  A  sept  heures. 


—  21!)   — 

nous  partons  par  un  beau  soleil  de  janvier  et  une  douce  cludeur.  Les 
collines  qui  entourent  le  fleuve  s'élevant  à  mesure  que  nous  avançons,  et 
la  mousse  d'eau  qui  couvre  la  rivière,  nous  |)résagent  un  rapide  pro- 
chain. Vers  une  heure,  nous  sommes  dans  une  espèce  de  lac,  entouré 
de  hautes  collines,  auprès  desquelles  ou  voil  de  nombreux  villages  très 
denses.  La  rivière  semble  barrée.  Bientôt  nous  apercevons  des  rochers, 
et  l'étranglement  par  lequel  l'Oubanghi  se  fraye  une  route  en  cascadant 
n"a  guère  plus  que  d(Hix  cents  mètres  de  large.  Sur  la  rive  belge  se 
trouve  le  poste  de  Banzyville,  qui  a  l'air  fort  bien  construit.  Mais  pour 
l'instant  il  ne  s'agit  plus  de  regarder  en  l'air  et  autour  de  soi;  le  passage 


Tout  le  monde  met  pied  à  terre  sur  les  rochers,  et  le  déchargement 
des  pirogues  se  fait  assez  rapidement,  grâce  au  concours  d'une  cinquan- 
taine de  Sangos,  envoyés  par  un  de  leurs  chefs  })Our  nous  aider.  Aussi- 
tôt vide,  chaque  pirogue  est  lancée  dans  la  chute.  Une  dizaine  de  San- 
gos, dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture,  aident  les  pagayeurs  et  poussent  la 
l)irogue,  dès  qu'elle  est  engagée  dans  le  courant.  Mais  ils  ont  soin  de  ne 
pas  la  laisser  reculer,  car  ils  disparaîtraient  dans  des  tourbillons  de  sept 
à  huit  mètres  de  profondeur,  sinon  plus.  Il  y  a  cinq  ou  six  jours,  avant 
notre  passage ,  un  agent  hollandais  a  perdu  dans  ce  rapide  dix-sept 
caisses  de  perles.  Il  est  vrai  qu'il  avait  voulu  le  passer  à  la  nuit  et  sans 
décharger  sa  pirogue,  ce  qui  était  d'une  imprudence  extrême.  11  est 
heureux  qu'aucune  mort  n'ait  été  à  déplorer.  Plus  prudents,  nous 
passons  en  plein  jour,  et  comme  nous  avions  déchargé  tous  nos  bagages, 
aucun  ne  s'est  perdu.  Du  rapide,  nous  apercevons  le  poste  de  Mobaï, 
situé  à  un  kilomètre  environ,  au  bout  d'un  village;  mais  le  courant  est 
assez  rapide,  et  nous  devons  employer  une  demi-heure  environ  pour  y 
arriver...  Le  chef  de  poste  de  Mobaï,  M.  de  Brégeot,  est  malade.  Il  vient 
cependant  au-devant  de  nous  et  assiste  à  notre  débarquement. 

Le  poste  de  Mobaï,  fondé  en  1891  par  une  mission  française  envoyée 
par  la  colonie,  est  certainement  le  poste  le  plus  dénué  de  ressources 
qu'il  soit  possible  d'imaginer.  Non  pas  que  les  vivres  et  les  indigènes 
manquent  ;  mais  l'administration  s'est  surtout  préoccupée  des  autres 
postes,  et  celui  de  Mobaï  est  resté  i)endant  de  longs  mois  sans  la  monnaie 


—  22{)  — 

du  pays,  c'c.sl-à-dirc  sans  [(crles.  Aussi,  uiali;ir  loule  sa.  huiiiiL'  voloiilr, 
le  chef  (le  [(oslc  n'a-l-il  [ui  lairr  (|ii'uu('  [lauM'r  case  cl  a-l-il  \ccu  au  jour 
le  j»mr.  ileiueiiseuieul  ([u'ou  a  liui  |)ai-  lui  einoyer  ce  ([u'il  lui  fallail 
[lour  relaiie  son  posle  et  le  changer  de  [dace.  eu  rélahlissant  dans  une 
i'orl  jolie  siUialion.  à  che\al  sui-  les  ra[tides.  Il  \a  l)ienlùtle  comuiencer; 
en  alteudanl,  il  a  pris  une  grosse  iullueuce  sur  les  peuples  voisins  qui 
sont  Sangos,  sur  la  rivière,  et  une  trihu  de  Bituhous  dans  Tintérieui'. 
J'aurai  iiccasiou  de  nous  parler  longuement  de  ces  derniers  et  dune 
iaçon  intéressante,  mais  dans  une  prochaine  lettre. 

Le  lendemain,  7  janvier  — j'ouvre  une  parenthèse  pour  souhaiter  la 
lete  à  ma  sœur,  —  nous  prenons  un  jour  de  repos  à  iMobaï,  et  jeu  prolite 
pour  l'aire  ([uidques  courtes  obsei'valions  sur  les  Sangos.  Pour  la  pre- 
mière fois  peut-être  je  remarque  un  signe  distinctif  pour  les  gens  en 
deinl:  preuve  que  les  Sangos  ont  davantage  le  sentiment  de  la  famille 
que  les  Banzyris.  La  manière  de  porter  le  deuil  parmi  eux  est,  du  reste, 
fort  curieuse.  Les  hommes  ou  les  femmes  qui  ont  i)erdu  un  })roche  se 
mettent,  soit  autour  de  la  ceinture,  soit  autour  des  reins,  une  gerbe  de 
paille  dont  l'extrémité  pend  librement.  Quelques-uns  ont  ainsi  l'air 
d'avoir  une  queue  de  cheval.  De  jtlus,  les  femmes  se  noircissent  le  front 
jusques  et  y  compris  l'arcade  sourcilière.  D'autres  ajoutent  des  guèti-es 
de  paille  (jui  ressemblent  à  des  jambières...  La  [lerle  bayoca  a  encore 
cours  ici;  mais  lus  indigènes  préfèrent  la  kinja.  Ce  mol  ne  vous  disant 
probablement  rien,  en  voici  l'exphcation.  C'est  une  [)la({ue  de  fer,  forgée 
à  Yakoma  par  les  noirs  et  avec  laquelle  les  autres  imligènes  riverains 
fabriquent  leurs  lances,  couteaux  et  sagaies. 

Tour  une  kinja,  on  a  une  poule.  Pour  cinq  ou  six,  quehpiefois  [dus,  on 
a  uiu'  chèvre.  Mais  pour  les  Sangos,  les  kinjas  ont  une  plus  grande 
valeur,  puisqu'ils  achèh'nt  avec  elles  des  femmes  ou  des  esclaves.  Lu 
esclave  vaut  environ  cenfkinjas,  mais  un  bel  esclave  !  11  est  assez  diflicile 
de  représenter  cette  somme  en  argent  européen;  néanmoins,  d'après 
mes  calculs  et  en  comptant  les  frais  de  transport  des  perles,  cela  repré- 
sente environ  une  somme  de  vingt-quatre  à  vingt-cin(|  francs. 

Mais  nous  avions  hâte  d'arriver  à  Vakoma-.Abiras,  ri  le  lendemain, 
«janvier,  nous  quillions  à  neuf  heures  le  poste  de  Mobaï,  toujours  dans 


—  22[  — 

les  mêmes  |)ii'Oj:;ues  elavec  les  mêmes  pagayeurs.  Nous  longeons  presqne 
immédialement  une  grande  ile  où  sont  installés  quelques  \illages  san- 
gos.  Je  dois  a\ouer  qu'après  le  déjeuner,  je  me  suis  endormi  dans  la 
[)irogue,  et  je  me  rappelle  m'être  réveillé  sur  l'Oubanghi  qui  a  pas  mal 
changé  d'aspect.  Un  grand  nombre  de  palmiers  en  boideul  les  rives.  A 
quatre  heures  et  demie,  nous  arrivons  à  un  grand  village,  situé  sur  la 
rive  française.  Le  chef  est  mort  il  y  a  quelques  jours,  et  son  lils  a  é|é 
nommé  chef  à  sa  place.  Il  nous  reçoit  à  bras  ouverts.  Les  femmes  el  les 
enfants  du  défunt  sont  tous  en  deuil,  à  la  manière  du  pays,  expliquée 
[)lus  haut.  Les  funérailles  du  chef  sont  célébrées  depuis  plusieurs  jours, 
mais  la  coutume  veut  que  la  famille  du  défunt  paye  à  boire  à  tout  le 
village.  Une  bonne  partie  de  sa  fortune  passe  ainsi  en  vin  de  [udme  ou 
de  bambou,  et  la  nuit  est  consacrée  à  se  pocbai-der  en  riionneur  de 
celui  qui  est  parti  au  paradis  des  bons  noirs.  Le  jeune  clief  noublie 
pas  cependant  les  lois  do  Ihospitalité  et  met  plusieurs  huttes  à  noire 
disposition.  M.  Juchereau,  comme  agent  du  Congo  el  chef  du  poste 
dont  dépend  le  village,  offre  au  jeune  homme  un  cadeau  de  joyeux  avè- 
nement, et  nous  pouvons,  sous  le  toit  hospitaher  des  noirs,  nous  livrer 
aux  douceurs  du  sommeil.  Une  tornade  assez  forte  éJ»riinle  noire  case 
vers  minuit;  mais  elle  est  solidement  construile...  el  la  romance,  un 
instant  interrompue,  reprend  de  plus  belle. 

La  tornade  de  la  nuit  a  refroidi  considérablemenl  la  lenqiéralure.  el 
c'est  par  un  temps  brumeux,  gris  et  humide,  que  nous  reparlons  le  len- 
demain, 9,  vers  sepl  heures  quinze.  Les  rives  sont  encore  bordées  de 
palmiers,  très  nombreux,  et  les  villages  se  succèdent  rapidement  sur  la 
rive  française.  Vers  deux  heures,  nous  sentons  les  approches  des  rai)i(les 
de  Cétéma.  Un  village  est  à  l'entrée,  où  nous  mettons  pied  à  terre.  Les 
hommes  passeront  à  terre,  el  les  Ijagages  franchiront  les  rapides.  Pour 
moi,  je  fais  vivement  j)ar  lerre  le  tour  des  rapides  et  vais  m  inslaller 
sur  les  rochers  qui  bordent  la  passe  du  côté  français,  j[)Our  assister  an 
passage  des  pirogues.  La  passe  n'a  guère  plus  de  vingt  mètres  de  large 
en  ce  moment,  et  l'on  saute  de  toutes  paris  sur  les  rochers.  Un  grand 
nombre  d'indigènes  viennent  prêter  leur  concours,  et,  malgré  la  violence 
du  courant,  les  pirogues  passent  toutes  avec  un  succès  élonnaïU.  Mais 


le  plus  joli  passage  est  celui  de  la  Duchesse  Anne  qui  flotte  légèrement  et 
avec  cinq  hommes  dedans,  et  qu'une  pirogue  remorque  brillamment.  De 
lautre  côté  du  rapide,  il  y  a  deux  ou  trois  villages,  au  milieu  desquels 
nous  campons  et  nous  nous  abreuvons  avec  délices  d'un  excellent  vin  de 
palme.  Je  ne  ré})onds  pas  de  n'avoir  pas  un  peu  dépassé  la  mesure; 
mais  heureusement  on  ne  s'en  est  pas  trop  aperçu  autour  de  moi.  Je 
n'ai  jamais  vu  tant  de  poules  à  vendre  qu'en  ce  pays-là.  Je  suis  sûr 
qu'on  en  aurait  acheté  deux  cents,  si  on  avait  pris  toutes  celles  qui  ont 
été  offertes. 

Une  brume  qui  ressemble  beaucoup  à  du  brouillard  couvre  l'Ou- 
banghi.  lorsque  nous  nous  réveillons  le  10.  Cependant,  dés  six  heures 
cinquante,  nous  fdons.  Les  palmiers  diminuent;  mais  cependant  les 
agglomérations  de  villages  sont  énormes.  Vers  dix  heures  et  demie, 
nous  voyons  les  rives  couvertes  de  bois,  et  nous  nous  en  écartons  pru- 
demment; car  les  Boubous,  population  sauvage  et  féroce  de  l'intérieur, 
ont  souvent  l'indélicatesse  d'envoyer  des  flèches  qui  pourraient  blesser 
nos  épidémies  délicats.  Rien  de  semblable,  par  bonheur,  ne  nous  arrive, 
et,  sauf  une  zagaie  maladroitement  lancée  contre  une  pirogue  trop 
avancée,  nous  continuons  paisiblement  notre  navigation.  Le  ciel  est 
brumeux  et  le  temps  orageux.  A  peine  sommes-nous  installés  sur  un 
banc  de  sable,  pour  y  passer  la  nuit,  que  la  pluie  tombe  à  verse,  heu- 
reusement sans  vent. 

Le  ciel  était  encore  plus  gris  le  lendemain  matin ,  et  la  pluie  nous 
empêche  de  partir  avant  huit  heures.  Vers  huit  heures  et  demie,  le 
soleil  chasse  les  nuages,  et  nous  apercevons  un  grand  nombre  de  villages, 
situés  à  l'embouchure  de  la  rivière  Kotto  ou  Bandou  (?)  :  c'est  là  que 
le  chef  de  poste  français  des  Abiras  a  été  récemment  tué  et  mangé  par 
les  Boubous.  Les  villages  que  nous  rencontrons  maintenant  sur  les  rives 
sont  yal<omas,  et  c'est  notre  dernière  journée  de  navigation  sur  TOu- 
bangbi.  A  quatre  heures  quinze,  nous  mettons  pied  à  terre,  au  commence- 
ment des  villages  qui  s'étendent  jusqu'au  poste  des  Abiras.  A  cinq  heures 
et  demie,  nous  entrons  dans  l(>  [loste.  Les  pirogues  n'arrivent  qu'une 
demi-heur(>  après,  le  couiaid  les  empêchant  d'aller  aussi  vite  que  les 
piétons.  La  réception  la  i)Ius  cordiale  nous  attendait  de  la  part  de 


—  223  — 

M.  Liotard,  à  qui  notre  arrivée  a  causé  la  plus  grande  joie  ;  mais  je  vous 
raconterai  tout  cela  et  dautres  choses  encore  dans  une  prochaine  lettre. 
Un  courrier  hollandais  part,  et,  comme  il  pourra  gagner  bien  des 
jours  sur  le  courrier  officiel,  je  profite  de  Toccasion,  vous  renvoyant 
pour  la  suite  à  la  lettre  qui  sera  probablement  palpitante  d'intérêt.  .Tulicn 
a  eu  la  dysenterie,  mais  il  va  beaucoup  mieux. 

Votre  fils,  africanisé  complètement, 

Jacques. 

P.  S.  —  La  lettre  partira  dans  une  quinzaine  de  jours. 
Finie  aux  Abiras.  le  20  janvier  1893. 

Télégramme  officiel  reçu  aux  Colonies  vers  le  15  mai  1893. 

Nouvelles  missions  Liotard ,  datées  haut  Oubanghi,  22  décembre, 
signale  arrivée  détachement  lieutenant  Julien  (mission  Uzès)  (\m  a  pro- 
duit impression  excellente  sur  indigènes.  Chef  Bangassou  fait  démarches 
pour  obtenir  protectorat  français  (1). 


(d)  Il  j  a  eu  en  effet  des  émissaires  de  Bangassou  qui  sont  venus  entamer  des  pourpar- 
lers avec  le  lieutenant  Julien. 


XXIIl 


AUX   ABIRAS 

M.   LIOTARD.   —  LA   CONQUIÔTE  DE  l'oiJBANGHI.  —  LES  BOUBOUS.   EXPÉDITION.  

LA     COLONNE.     A     COUPS    DE     FUSIL.    AU    BIVOUAC.     —    M.     DE    POUMAYRAC 

EST    VENGÉ.    —    UNE    LETTRE    DE    Ml'    AUGOUARD. 


Les  Al)iras,  Afrique  centrale,  Congo  français. 
\"  février  1893.  Finie  le  13  février  1893. 

J'ai  Irrminr  un  peu  bnisqucmont  ma  lellro  rauli-o  jour,  mais  le.s 
occasions  troxpédicr  des  courriers  sont  assez  rares  ici  et  de  plus  un  peu 
imprévues,  car  les  agents  des  maisons  de  commerce  vont  et  viennent 
souvent  sur  la  rivière,  mais  ne  préviennent  que  deux  ou  trois  jours 
avant,  et  lorsqu'on  est  en  retard,  la  correspondance  est  forcément  plus 
liâlivo.  Quant  au  courrier  que  doit  expédier  régulièrement  le  poste,  il 
nVsl  pas  encore  parti  depuis  notre  arrivée  et  ne  descend  pas  plus  d\me 
fois  par  mois.  A  sa  dernière  descente  à  Banglii,  la  pirogue  a  été  volée, 
et  depuis  il  faut  de  grandes  occasions  pour  que  le  poste  expédie  un 
con\(ii.  .res|Ȏro  (|ue  d'ici  quelques  jours  uiic  flollillc  de  pirogues  des- 
cendra le  cours  de  la  rivière,  et  je  lui  confierai  mon  papier. 

.1  ai  laissé  ma  dernière  lettre  au  moment  où,  après  avoir  longé  p(Mi- 
danl  luic  heure  la  rive  à  jtitMJ,  liish.irr  de  se  dégourdir  l(^s  jamix's.  nous 
faisions  n(tli'('  entrée  au  poste  des  Abiras.  M.  IJolard  nous  reroil.  et 
c'est  lui  (pii  a  le  commandement  du  haut  Oubanglii,  («t.  comme  vous  le 
verre/,  plus  lard,  il  a  su  prendre  une  inOiience  très  considérable  sur  les 
indigènes  de  ces  contrées  si  éloignées  de  la  c(Me.  et  dont  aucun  ne  con- 
naissait les  blancs  il  y  a  dix  ans.  M.  Liotanl  est  pharmacien  de  deuxième 


classe  du  cadre  des  colonies,  et  attend  sa  nomination  au  grade  de  pre- 
mière classe,  ce  qui  équivaut  au  grade  de  capitaine.  Il  a  presque  tou- 
jours vécu  aux  colonies,  depuis  son  entrée  au  service,  ce  qui  lui  a  permis 
do  connaître  les  causes  probables  de  bien  des  maladies,  et  par  suite,  de 
les  soigner  avec  succès.  Il  a  soigné  admirablement  Julien  qui  élait  gra- 
vement atteint  de  la  dysenterie,  et  à  l'heure  actuelle  à  peu  près  remis 
sur  pied.  Deux  agents  du  Congo,  montés  presque  en  même  temps  que 
nous,  et  le  chef  de  poste  des  Abiras,  M.  Juchereau,  constituent  tout  le 
personnel  blanc  du  poste.  Deux  Hollandais  y  vivent  également,  comme 
agents  de  la  A.  H.  V.  (Société  hollandaise),  et  un  Français  doit  aussi  s'y 
établir  comme  représentant  de  la  Société  anonyme  belge.  Les  forces 
armées  du  poste  consistent  en  une  quarantaine  de  miliciens,  presque 
tous  Sénégalais,  plus  une  dizaine  d'autres,  détachés  isolément  dans 
divers  viHages  comme  garde-pavillons,  et  ce  peu  de  monde  doit  faire 
respecter  le  drapeau  français  par  des  miniers  d'indigènes  do  tous  les 
acabits.  Grâce  à  riiabilcté  de  M.  Liotard,  on  y  arrive  à  peu  près. 

Mais  je  dois  vous  faire  ici  un  petit  tableau  de  la  conquête  de  l'Ou- 
banghi.  Les  Belges  les  premiers  remontèrent  la  rivière  avec  un  petit 
vapeur,  commandé  par  le  capitaine  van  Gèle.  Celui-ci,  arrivé  à  hauteur 
des  Yakomas,  se  trouva  trop  faible  et,  devant  l'attitude  des  indigènes, 
fut  obligé  de  rétrograder  (ceci  se  passait  en  1884).  Il  revint  quelque 
temps  après  châtier  les  principaux  chefs  et  établit  un  poste  à  Yakoma, 
rive  droite  de  1  Oubanghi,  et,  poussant  plus  loin,  lui  et,  plus  tard. 
Al.  Le  Marinel  remontèrent  le  Mbomou  jusque  chez  Bangassou,  oii  ils 
établirent  un  poste.  Or,  ces  postes  étaient  sur  la  rive  droite  et,  de 
idus,  au-dessus  du  quatrième  degré  nord,  limite  donnée  à  l'Ltat  indé- 
pendant par  la  conférence  de  Bruxelles  et  de  Berlin.  La  France  protesta 
et  envoya  (1890-91)  une  exploration,  commandée  par  M.  Gaillard, 
athninistrateur  des  colonies,  avec  ordre  de  planter  le  pavillon  tricolore 
sur  toute  la  rive  droite  de  l'Oubanghi,  au  delà  de  Banghi,  et  de  conti- 
nuer en  se  maintenant  au-dessus  du  quatrième  degré  parallèle  nord. 
La  mission  remonta  à  Mobaï,  où  elle  fonda  le  poste  actuel,  presque  en 
face  de  celui  que  les  Belges  avaient  construit  sur  la  rive  gauche  et 
appelé  Banzy ville.  De  là,  les  explorateurs  continuèrent  et  arrivèrent  à 


—  220  — 

cùlr  du  [luslc  belge  de  VaUoiiia.  situe  sur  la  i'i\e  dntJle  de  l'Oubaui^iii, 
au  conllueul  des  ri\ièiTS  Quelle  el  .MI)Ouiou.  Les  Fiaurais  proteslèreul 
ot,  laissaulà  leur  gouvcrnenienlle  soiu  de  taire  régler  laflaire,  fondèrent 
à  trois  kilomètres  eu  aval  du  jiosle  belge  el  sur  la  même  ri\  e  le  poste 
des  Abiras,  du  nom  d'uu  \illage  (jui,  du  reste,  n'a  aucun  raji[iort  avec  le 
poste  et  en  est  nuMne  très  éloigiu''.  M.  Gaillard,  soutirant,  laissa  les 
postes  suus  la  sur\eillance  de  .M.  de  Poumayrac,  chef  de  poste  du  cadre 
congolais,  età  des  sergents  sénégalais.  M.  de  l'oumayrac  restait  prescpu' 
seul,  sans  [terles.  |)ar  conse([nent  }ires(pn'  sans  vivres,  quand  arriva 
M.  Liotard  avec  des  ravitaillenn'nts  et  (juelques  caisses  de  perles, 
malheureusement  en  nombre  insuftisant.  ('/était  en  mars  181)2.  Au  mois 
de  juin,  M.  de  Poumayrac  lit  une  exploration  heureuse  dans  la  rivière 
Bandou,  que  vous  trouverez  sur  les  cartes  sous  le  nom  impro[)re  de 
Kotto,  et  remonta  cette  rivière  juscin'à  une  chute  de  vingt-cinq  mètres 
de  haut  qui  en  coupe  la  navigation  à  une  certaine  distance  (vingt  et  une 
heures  de  pirogue  environ).  Il  avait  re(;u  [)artout  le  meilleur  accueil, 
j)rincipalementde  la  part  des  A'/.akUaras.  qui  ont  ordre  de  leur  chef  d'ac- 
cueilhr  très  bien  les  Français.  Les  Boubous  eux-mêmes  lui  avaient 
apporté  des  cabris. 

Tout  d'un  coup,  il  veut  se  venger  d'un  chef  boubou  —  on  ne  .sait  trop 
le  nn)tif  qui  le  poussait.  Il  débarque  avec  ses  onze  Sénégalais  armés  de 
fusils  el  quelques  auxiliaires  nzakkaras  ouyakomas,  se  figui'ant  probable- 
ment (pie  les  Boubous  s  enfuiraient  connue  les  autres  noirs,  et  que  la  vue 
d'un  fusilles  terroriserait.  Au  commencement,  tout  alla  bien.  Quelques 
cases  flandjèrent,  el  alors  M.  de  Poumayrac,  croyant  la  vengeance  suffi- 
sante, s'apprêtait  à  retourner  à  ses  })irogues,  dont  il  était  éloigné 
d'environ  trois  kilomètres.  La  moitié  du  chemin  se  lit  sans  incidents,  le 
terrain  étant  i)lal  el  découvert;  mais  à  ])eine  est-il  entré  dans  la  brousse, 
qu'il  est  entouré  d'un  millier  de  Boul)ous.  Vn  couteau  de  jet  lancé 
adroitenuMil  tue  son  boy.  Il  court  |iour  le  r(dever.  et  un  autre  couteau 
l'étend  raide  nu)rt,  la  tète  coupée.  Le>  onze  Sénégalais  entourent  son 
corjis  cl  (-(munencenl  ini  leu  ia|)ide.  Mais  les  Boid)ons  ont  a  u  tondter  le 
blanc,  et  ils  veulent  à  tout  prix  en  manger.  Les  Sénégalais  épuisent  vite 
leurs  cartouches  et  tombent  sous  les  zagaies.  Un  d'eux  brise  son  fusil 


.NOS     AI.MKS     LES     NZAKKAl'.A^ 


sur  la  tî'lo  dos  Boiil)ous.  qui  finissent  \n\v  le  tuer,  après  avoir  laissé 
plusieurs  morts  sur  le  thamp  de  bataille.  Quelques  auxiliaires  nzakkaras 
ou  yakomas  se  font  aussi  tuer  aux  pieds  du  Français.  Quelques-uns 
s'éeliappent  cependant  et  préviennent  celui  qui  est  resté  à  la  garde  des 
[drogues,  un  Sénégalais  également,  et  celles-ci  s'éloignent  dès  qu'on  a 
la  certitude  du  massacre.  Les  Boubous  ne  les  inquiètent  pas,  satisfaits 
des  quarante  bommes  environ  qui  sont  par  terre  et  des  douze  fusils  qu'ils 
ont  pris.  Ils  ramassent  armes  et  morts  et  emportent  tout  cbez  eux. 
Naturellement,  tous  les  villages  boubous  avoisinants  se  réunirent  pen- 
dant [ilusieurs  jours  à  de  grands  festins  où  les  corps  des  bommes 
massacrés  fournirent  à  ces  aiillirùpopbages  des  aliments  aussi  abon- 
dants que  succulents. 

Le  cadavre  du  blanc  fut  divisé  en  plus  petits  morceaux  que  les  autres, 
cbaque  indigène  voulant  en  mangrr  une  partie  pour  se  domier  la  force 
et  les  qualités  de  la  race  blanche.  Le  crâne  seul  fut  réservé  et  placé  avec 
ceux  des  onze  Sénégalais  dans  une  case  boubou.  La  tête  du  blanc  était 
an  centre,  et  celles  de  ses  soldats  tout  autour  de  lui. 

Quand  la  nouv(dl('  du  désastre  parvint  au  poste,  M.  Liotard  fut  atterré 
et  jura  natur(dlement  de  venger  la  mort  de  son  malheureux  chef  de 
poste.  .Mais  il  manquait  de  forces  pour  s'exposer  en  pays  ])onl)Ou.  car  il 
aurait  sûrement  subi  une  défaite  qui  eût  complètement  détruit  notre 
l)restige  dans  l'Afrique  centrale,  et  la  saison  des  pluies  arrivant,  il  fut 
contraint  de  demander  des  renfoi'ts  et  d'attendre,  les  bras  liés. 

Flnorgucillis  par  ce  succès,  les  villages  boubous  qui  avaient  précédem- 
ment remporté  quelques  victoires,  et  chez  lesquels  les  blancs  ne 
jiouvaient  pénétrer,  cherchèrent  querelle  à  leurs  voisins  et  leur  firent 
subir  de  sanglantes  défaites.  Ils  déclarèrent  que  les  Français  n'auraient 
les  crânes  de  leur  compatriote  et  de  ses  compagnons  que  s'ils  venaient 
les  chercher  les  armes  à  la  main.  Puis  ils  firent  dire  que  les  Français 
seraient  mangés,  quand  ils  viendraient,  comme  des  petits  poulets,  qu'ils 
aAaient  trouvé  le  blanc  excellent  et  qu'ils  ne  demandaient  qu'à  pouvoir 
se  procurer  de  ses  pareils.  Enfin,  ils  les  a])pelèrent  d'un  nom  (jui.  dans 
la  rivière  Bandon  et  même  un  peu  dans  rOultangbi.  signitic  «  Fi-ancais 
lâches  »  ;  Fara  Doïgoï. 


—  228  — 

M.  Liotard  demanda  par  lellros  des  secours  et  des  renforts:  mais  la 
métropole  est  loin,  et  il  {allait  du  temps  pour  les  envoyer.  Cependant,  au 
reçu  de  ces  premières  lettres,  le  sous-secrétaire  d'État  aux  colonies  télé- 
graphie que  soixante  mille  francs  étaient  mis  à  sa  disposition  en  mar- 
chandises et  en  soldats,  et  —  à  ce  moment  nous  étions  à  Brazzaville  — 
M.  Dolisietit  partir  en  même  temps  que  nous  de  Brazzaville  des  renforts 
et  des  perles,  et  prévint  M.  Liotard  de  notre  arrivée.  Celui-ci  nous  atten- 
dait avec  impatience,  et.  dès  que  nous  fûmes  parvenus  à  destination, 
l'expédition  contre  les  Bouhous  fut  iixée  au  plus  prochain  jour.  Retardé 
quelque  temps  par  la  maladie  de  Julien,  le  départ  fut  fixé  au  2  février. 
Ce  jour-là  eut  lieu  le  départ:  quatre-vingts  hommes  enviion.  loiil 
compris,  montèrent  dans  les  pirogues,  et  vogue  la  galère! 

Les  forces  unies  de  Texpédition  étaient  composées  de  : 

r  Sept  hlancs  :  M.  Liotard.  directeur  du  Haul-Ouhanghi:  M.  Fraisse, 
agent  du  Congo  français:  MM.  Julien.  Pottier.  Riollot  et  moi.  de  l'expé- 
dition d'Uzès: 

T  Trente-cinq  Sénégalais,  miliciens  du  poste: 

3"  Trente-deux  Arahes  et  six  Sénégalais  à  moi  ; 

Plus  deux  ou  trois  boys,  guides,  etc. 

Le  connnaudement  des  o[(éiations  militaires  fut,  de  l'avis  unanime, 
conféré  à  Julien,  qui  divisa  les  troupes  en  sections,  sous  les  ordres 
de  quatre  d'entre  nous.  Les  Boubous  occupent  la  droite  de  la  rivière 
Bandou  ou  Kotto  et  s'étendent  jiis(pie  vers  Mobaï.  Nous  devons  nous 
installer  jiiès  du  \illage  marqué  N'ganda  sur  la  carie.  e1  (b>  là  faire  des 
incursions  dans  j'injérienr.  du  côté  opposé. 

Le  2,  nous  coiicliioiis  au  [u'cinier  village  de  la  rixière.  api-ès  a\oir 
déjeuné  chez  Touramba,  au  confluent  des  deux  rivières,  cl  le  \\.  à  onze 
heures,  nous  nous  installions  dans  le  petit  village  yakoma.  situé  à  peu 
de  dislance  du  [tosle  et  \illage  nzalvkara  de  iV'ganda.  Nous  avions  passé 
en  vue  d'un  \illage  boubou,  sur  la  rive  droite,  d'où  ces  derniers  nous 
avaient  insultés  et  disaient  (pie  nous  arrivions  à  })oint.  car  ils  avaient 
des  réserves  de  mil  m  (pianlité  suffisante  pour  nous  faire  griller  avec. 
Mais  on  no  daigna  nuMue  pas  leur  répondre.  La  ri\ière  Kotto  ou  Bandou 
est  une  fort  jolie  rivière,  large  d'environ  deux  à  trois  cents  nn^dres  et 


bordée  d'arbros:  l'eau  en  est  beaucoup  pkis  claire  et  plus  agi'éaljle  à 
boire  que  celle  de  lOubani^bi.  qui  est  lounb'.  sale  et  [ieu[tlre  de  vers  qui 
donnent  la  dysenterie.  En  certains  endroits,  cette  })elite  rivirre  traverse 
des  coins  de  prairies  et  de  bosquets  qui  rappellent  la  Normandie, 
et  quelque  temps  après  on  se  croirait  dans  une  serre,  tant  les  plantes 
qu'on  est  accoutumé  à  voir  sous  vitre  y  sont  accumulées,  dirait-on,  par 
la  main  des  bommes.  Enfin  un  grand  avantage  est  celui  de  l'absence  de 
moustiques.  Pendant  les  quelques  jours  que  nous  avons  campé  sur  ces 
bords,  ces  terribles  petits  carnassiers  nous  ont  laissés  tranquilles,  et 
nous  avons  pu  nous  délasser  à  Taise  de  nos  fatigues. 

Voici  le  résumé  succinct  de  nos  o|)érations.  Elles  ont  fait  le  sujet  d'ini 
rapport  officiel  qui  sera  certainement  et  forcément  communiqué  en 
France. 

Le  4,  réveil  ù  trois  beures  et  demie  (c'est  tôt  !  ).  Départ  à  cinq  beures. 
Occupation  du  seul  village  boubou  situé  sur  la  rive,  presque  sans  coup 
férir.  Marclie  dans  l'intérieur.  Arrivée,  après  deux  kilomètres  de 
marcbe,  au  pr(.'mier  village  boubou.  Les  Boubous,  tout  en  se  dissimu- 
lant, nous  accueillent  par  des  burlements  de  guerre  qui  se  traduisent 
par  :  «  Ou!  ou!  ou!  ou!  »  Destruction  des  villages.  Marcbe  de  quatre 
kilomètres  au  milieu  de  cases  très  propres  et  d'immenses  plantations  de 
patates,  de  manioc,  de  maïs,  de  mil,  de  bananiers  et  de  palmiers.  Les 
Boubous  semblent  en  fuite.  On  commence  le  retour  vers  les  pirogues. 
Mais  l'ennemi  cboisit  ce  moment  pour  nous  entourer,  nous  menacer  et 
nous  attaquer.  Nous  formons  le  carré  et  nous  faisons  tomber  sur  les 
noirs  une  pluie  de  plomb:  mais,  contrairement  aux  habitudes  de  leurs 
congénères,  ils  ne  se  sauvent  pas.  et.  tandis  que  les  uns  nutrdenl  la  pous- 
sière en  combattant,  les  autres  continuent  à  lancer  sur  nous  flèches  et 
couteaux,  dont  l'un  passe  à  quatre  ou  cinq  mètres  au-dessus  de  nous. 

Ce[)endant  les  Boubous  commencent  à  se  débander  et  à  reculer  sous  la 
grêle  de  bafles  que  nous  leur  envoyons.  Nous  avançons  toujours  vers  la 
rivière,  et,  après  quelques  coups  de  feu  tirés  sur  les  plus  hardis  par  Lar- 
rière-garde,  nous  parvenons,  à  dix  heures  vingt,  à  regager  nos  pirogues 
et  à  opérer  le  rembarquement  sans  encombre.  Les  Boubous  avaient  donc 
subi  une  première  défaite.  De  notre  côté,  un  Sénégalais  avait  reçu  une 


—  23U  — 

égratignure  à  la  cuisso  par  une  flèche  non  empoisonnée,  et  un  pagayeur 
qui  nous  accompagnait,  [torlani  un  fanion,  avait  été  atteint  par  une  autre 
entre  les  deux  épaules;  mais  heureusement  la  hlessure  fut  peu  grave. 

Le  5,  dimanche,  jour  de  repos.  La  marche  rapide  et  fatigante  de  la 
veille  m'avait  hlessé  un  [ued:  aussi  suis-je  ohligé  de  me  faire  transporter 
en  hamac  au  village  de  N'ganda,  à  vingt-cinq  minutes  environ  de  l'en- 
droit où  nous  hivouaquions.  Le  nom  de  N'ganda  est  maintenant 
impropre,  puis([ue  c'est  celui  du  chef  précédent,  décédé  depuis  trois  ou 
quatre  mois,  et  que.  chaque  fois  qu'un  chef  nzakkara  meurt,  son  succes- 
seur doit  construire  un  nouveau  village.  Le  fds  et  successeur  du  défunt 
s'appelle  Bagou.  Le  père  JN'ganda  avait  fort  hien  reçu  les  Français,  lors 
de  Icvu'  arrivée  ici.  11  avait  même  d(>mandé  au  directeur  du  Haut- 
Uubanghi  d'établir  un  [losfe  chez  lui  :  ce  qui  fut  fait,  et  trois  Sénégalais 
hissèrent  le  pavillon  tricolore  au  milieu  de  cases  construites  pour  eux  et 
pour  les  blancs  qui  })Ourraient  y  venir  dans  la  suite.  N'ganda.  à  son  lit 
de  mort,  fît  venir  son  hls  et  successeur  Bagou  et  lui  recommanda  de 
toujours  vivre  en  bon  et  fidèle  sujet  de  la  France,  et.  joignant  les  mains 
de  son  fils  et  du  Sénégalais  dans  les  siennes,  il  ordonna  à  Bagou  d'avoir 
toujours  soin  du  Sénégalais  et  de  bien  Fentretenir.  et.  conservant  cette 
position,  il  mourut.  Bagou  ol^éit  à  son  père.  et.  pour  l)ien  montrer  ses 
bonnes  intentions,  il  envoya  immédiatement  un  cabri,  des  bananes  et 
autres  vivres  au  Sénégalais,  chef  de  poste.  N'est-ce  pas  curieux,  quand 
on  pense  que  nous  sommes  au  ceiilre  même  de  l'Afrique?  Il  es!  vmi  (pie 
les  Nzakkaras  sont  plus  intelligents  que  les  autres  noirs  et  cherchent  à 
nous  copier  d'une  fa(;on  extraordinaire.  Depuis  que  les  blancs  sont  ici. 
ils  ont  pensé  qu'il  n'élail  |ias  couvenabli'  de  se  promener  nn-l(-te.  el 
fabriquent  des  chapeaux  de  paille  d'uni'  forme  originale  qui.  je  suis  sûr, 
feraient  fureur  en  France  et  sont,  du  reste,  assez  jolis.  Ils  saluent  même 
déjà  à  reuro[)éenne  ! 

Je  veux  maintenant  vous  présenter  le  chef  Bagou,  qui.  comme  tous 
les  chefs  nzakkaras.  ol)éil  à  Bangassou.  le  grand  roi  des  Nzakkaras,  et, 
chose  rare,  roi  effectif.  .M.  Bagou  esl  \\u  pdil  nain  à  nez  assez  épaté 
dont  chaque  lobe  est  |H'ice  dim  pdil  h-on.  Il  ;i  la  moustache  épilée  el 
porto  un  coUier  de  barbe  à  la  \^M).  Tout  le  ri'sti."  du  corps  est  splendide- 


—  231  — 

meiil  M'iii.  Il  i»orle  les  che>eu\  en  nattes  très  lines,  enroulées  en 
chignon.  Sui-  cette  chevelure  il  pose  majestueusement  un  fez  rouge 
auquel  pend  un  superhc  gland  d'argent.  Les  jours  de  fête,  il  revêt  un 
pantalon  en  toile  hleue  et  un  veston  qu'il  change  selon  les  jours.  Quand 
nous  sonnnes  allés  le  voir,  il  ii(iii>  a  otl'erl  un  verre  de  viu  de  hananes  et 


-■  .   VNi^"' 


^tT- 


LE     CHEF     BAGOL". 


un  escabeau.  Il  avait  boutonné  son  veston;  mais,  à  un  moment  donné, 
trouvant  qu'il  avait  trop  chaud,  emprisonné  dans  ce  vêtement  étroit,  il 
l'ouvrit  pour  s'éventer  à  son  aise.  Il  nous  déclara  qu'il  avait  beaucoup 
regretté  de  n'avoir  pas  été  prévenu  de  notre  expédition  chez  les  Boubous. 
Si  on  l'eût  averti,  il  serait  venu  avec  ses  hommes  pour  nous  accom- 
pagner. La  vérité  est  qu'il  craignait  beaucoup  que  nous  n'eussions  un 


—  232  - 

échec,  et  qu'il  aA  ail  jugé  prudent  de  ne  pas  s'aventurer  avant  déjuger  un 
peu  des  résultats. 

Le  même  jour,  j'eus  Toccasion  d'assister  à  un  tam-tam  nzakkara,  plus 
élégant  que  les  tam-tams  nègres  ordinaires,  car  les  Nzakkaras  ont  un  pas 
qui  ressemble  à  une  gigue.  Ils  dansent  en  formant  un  rond,  au  milieu 
duquel  sont  les  instruments,  consistant  en  :  l"  l'inévitable  tambourin, 
2"  la  double  cloche,  3°  xylophone  dont  ils  tirent  plusieurs  sons  très 
harmonieux. 

J'ai  vu  d'autres  Nzakkaras  venir  du  poste  des  Abiras  avec  de  vrais 
concerts,  des  flûtes,  des  cornes,  et  tous  accompagnent  un  chef  et 
entament  un  air  chaque  fois  que  celui-ci  allume  sa  pipe,  tousse  ou 
crache,  etc.  Mais  j'aurais  un  volume  à  écrire  sur  les  Nzakkaras,  et  je 
continue  ma  narration  de  l'expédition  boubou. 

Le  6,  départ  à  cinq  heures  pour  d'autres  villages  boubous.  Ces  der- 
niers ne  font  guère  résistance  et  fuient  devant  nous.  Nous  avons  avec 
nous  six  ou  sept  cents  auxiliaires  nzakkaras,  armés  de  fusils  ou  de  lances, 
et  qui  marchent  en  assez  bon  ordre  derrière  leurs  chefs.  Ils  sont  quelque- 
fois curieux  à  contempler.  Un  chef  en  fait  tout  d'un  coup  aligner 
quelques-uns  armés  de  fusils  et  commande  :  «  Feu!  »  avec  un  impertui- 
bable  sang-froid.  Cette  journée,  beaucoup  moins  importante  que  celle 
de  lavant-veille,  se  termine  de  bonne  heure,  à  onze  heures,  et  nous 
regagnons  en  pirogue  notre  campement. 

Le  7,  à  cinq  heures,  nous  reparlons  dans  la  même  direction  que  le 
})reuiier  jour,  nous  enfonçant  dans  l'intérieur.  Après  trois  heures  et 
demie  de  marche,  les  Boubous,  en  nombre  considérable,  mille  à  quinze 
cents,  })cut-èlre  plus,  tentent  une  attaque  et  cherchent  à  nous  enve- 
l()p[)ej\  Mal  leur  en  prend,  car  ils  iluivent  laisser  pas  mal  des  leurs  sur  le 
soi,  suiioul  jtarmi  ceux  qui,  armés  de  boucliers,  dansent  en  criant 
devant  les  hommes  et  levu'  servent  de  cibles.  Ces  boucliers  sont  simple- 
ment m  osier  et  sont  une  l)icn  faible  défense  contre  les  balles!  L'ennemi 
nous  harcèle  cependant  tout  le  lemps  de  notre  retour  aux  pirogues,  et 
SCS  flèches  finissent  par  blesser  très  Irgèrement  deux  Sénégalais.  Mais 
ipic  d'honuucs  ils  duiveiit  laisser  par  terre! 

On  est  de  retour  au  bivouac  pour  déjeuner.  Le  soir,  on  apprend  les 


—  233  — 

résultats  du  comljat.  Les  chefs  boubous  sont  presque  tous  morts,  et  les 
citoyens  de  ce  peuple  turbulent  se  sont  enfin  enfoncés  dans  la  brousse, 
loin.  loin,  humiliés  et  vexés,  épouvantés  surtout  de  la  force  des  fusils 
(ngamml)é).  Ils  disent  que  les  Français  sont  forts,  très  forts  (Fara 
n'gèngou,  n'gèngou  ninigué).  L'expédition  est  terminée. 

On  se  repose  le  lendemain  8  au  bivouac,  et  le  9,  au  matin,  départ  vers 
six  heures.  On  veut  cependant,  en  passant,  châtier  un  petit  village 
coupa])le  d"avoir  voulu  faire  la  guerre  avec  d'autres,  et  on  fait  une  tour- 
née fort  longue  dans  l'intérieur,  à  pied,  sans  apercevoir  âme  qui  vive, 
tout  le  monde  fuyant  à  Fapprocbe  de  ces  terribles  Français! 

Tout  s'était  passé  à  merveille,  sauf  un  })('tit  incident.  Lu  des  Arabes, 
le  dernier  jour,  maniant  maladroitement  son  fusil,  s'était  traversé  Fomo- 
plate  d'une  balle;  mais  il  va  mieux,  grâce  à  Dieu.  Seul,  Julien  s'était 
beaucoup  fatigué,  et  la  dysenterie  l'avait  ressaisi  d'une  façon  très 
violente.  Le  10,  nous  étions  heureusement  de  retour  et  nous  prenions 
un  repos  bien  mérité. 

Je  termine  ces  lignes  le  15  février,  car  demain  matin  un  courrier  extra- 
rapide part  pour  Brazzaville,  ce  qui  fait  que  cette  lettre,  écrite  à  bâtons 
rompus,  arrivera  peut-être  à  Paris  avant  sa  précédente  en  date. 

M.  Augier,  sous-directeur  français  de  la  Société  anonyme  belge,  vient 
d'apprendre  la  mort  à  Kinchassa  du  directeur  de  ladite  société  et  se 
trouve  oldigé  d'aller  le  remplacer  provisoirement.  Aus.si,  grâce  à  un 
système  de  bateaux  tout  pré})arés,  sera-t-il  })rol)ablement  dans  une 
^ingtaine  de  jours  au  Pool.  Julien  est  malade,  même  assez  gravement. 
Les  autres  vont  bien,  mais  les  Arabes  ne  peuvent  résister  au  climat  et 
meurent  successivement  de  la  dysenterie,  dont  malheureusement  tout 
le  monde  ici  ressent  les  effets  plus  ou  moins  violents. 

Ce  ne  sont  pas  de  bonnes  nouvelles  de  l'expédition  que  je  vous  donne 
là,  et  je  crois  qu'il  faut  absolument  renoncer  à  passer  vers  l'est.  Néan- 
moins, si  M.  Liotard  veut  et  si  Dieu  le  permet,  je  compte  faire  quelque 
chose  qui  aura  en  France  un  certain  retentissement.  Je  ne  vous  dis  pas 
encore  quoi:  mais  probablement  le  saurez-vous  dans  trois  ou  quatre 
mois.  Julien  va  redescendre  chercher  les  charges;  mais  s'il  n'a  pas  reçu 
sa  permission,  il  sera  obligé  de  rentrer  en  France  directement. 


Ma  prochaine  lettre,  à  moins  d'iMÙnements  extraordinaires,  vous 
parlera  des  Nzaldcaras.  doiil  jai  tant  à  dire  et  qni  sont  nn  peuple  si  inté- 
ressant! Je  suis  un  peu  fali^iir  par  la  diarrlire  cpii  me  tient  depuis  deux 
j(nn-s.  La  elialenr  redevient  plus  forte  même  la  nuit.  Le  thermomètre, 
que  nous  avions  vu  descendre,  certains  jours,  à  dix-neuf  degrés  seule- 
ment, et  dont  le  nn'nimum  haJ)ituel  variait  entre  douze  et  quinze  degrés, 
ne  descend  plus  au-dessous  de  vingt-deux  degrés,  le  soleil  se  rappro- 
chant du  zénith.  Les  pluies  et  les  orages  sont  rares:  mais  le  soleil  est 
brûlant,  et  les  tornades  vont  recommencer. 

Dieu  merci,  le  jardin  de  M.  Liotard  est  bien  abrité  et  arrosé,  et  nous 
fournit  en  quantité  des  salades,  des  tomates  et  des  choux.  Les  chasseurs 
du  poste  ont  apporté  des  antilopes,  et  nous  pourrons  manger  leurs 
excellents  biftecks.  Malheureusement,  ce  sont  les  réserves  de  pharmacie 
qui  s'épuisent  plus  vite  qiu'  les  autres  provisions  di>  vivres.  Pottier  tra- 
vaille à  rentomologie  et  fait  quelques  photograi)bies.  Riollot  chasse  et 
tire  des  canards.  Moi.  je  fais  un  peu  de  tout  et  de  loul  un  peu. 

.[<•  suis  forcé  de  dii-e  ach'eii  à  ma  ledre  qui  \eul.  à  loute  force,  me 
(luitter.  se  contier  au  l)ois  lidéle  de  la  pirogue  et  i-isqner  les  fatigues  du 
voyage.  »  \a  donc,  petit  paj.ier.  et  porte  à  ma  famille  tous  mes  meilleurs 
vœux  i)Our  .sa  tête  qui  ne  sera  |.as  éloignée,  ipinnd  In  arriveras  en 
Europe.  » 

Alix  Aliiras.  Coiiso  IVanrais.  l.j  IVvricr  189."^. 


Fragiiiciil  iliiiir  Irinr  (ifhrssrr  jiar  Mur  Aii(j„wnd  à  liin  de  srs  amis,  pou  ,k 
li'iiips  (ijiirs  l'aifanc  îles  lionhoiis. 

l/|'\l»édili()n  dlzès.  de  conceil  a\ec  .M.   Li.dard.  a  noblement 

vengé  M.  de  Poinnayrac.  Le  docteur  \ous  aura  sans  donle  doniu-  Ions 
les  détails.  Les  Houbous  se  sont  battus  pendant  cin(|  j(uns  av(>c  danlani 
plus  de  confiance  (pi(>  les  Belges  l.nir  avaient  dil  (pn>  les  fnsils  des  Fran- 
çais ne  laisMienl   pi.s  .je  mal.  Ils  onl  laissr  phi.  dr  (rois  ceni  cinquante 

(|  et  six  p 


des  lenrs  sur  le  ch;unp  de  l.i.linlle.  e|  après  il  m  nionrail  cin.i  e|  six  par 


1^"' 


^ 


^       •^■7'  "  ^  ^#1 

■v'"-"^-  ^   -'^  -.- 

\       C^-?^^-^aâ*--- 

^            --         .^^   ,  ^'^ 

A^       -:3e.:'          -,,-*.--        ^ 

^<^      ■ 

—  23'i  — 

j(»ur  des  suites  de  leurs  blessures,  ce  qui  [)()rle  i\  environ  cinq  ceids  le 
noudjre  des  niorls. 

Les  l^oubous  qui  avuieut  t'ait  de  grandes  proNisions  de  maïs  et  de 
sorgho,  pour  manger  les  Français,  ont  été  terrifiés  et  entin  ont  demandé 
à  palabrer.  Ils  ont  rendu  la  tète  des  ([ualre  laptols  et  de  M.  de  l'oumayrac, 
qui  a  été  desceiulue  à  Brazzaville  et  à  Uujui'Ue  nous  a\()ns  fait  des  fuiu'- 
railles  solennelles. 


([[[{'  1(»  lieutenant  .liilien  a  dû  lui  adresser  niu^  observation. 

D  après  les  récits  du  SéiU'galais  (lliarles  et  de  l'Arabe  Sliniau  qui  ne 
font  pas  quitté,  il  y  aurait  eu  sept  jours  de  combats  avec  les  Boubous, 
et  le  jour  qui  fut  le  plus  dur  et  le  plus  décisif,  le  feu  dura  jusqu'à  trois 
heures  de  l'après-midi. 

Jacques  parle  do  mille  à  quinze  cents  Boubous,  les  attaquant  dans  la 
journée  du  7  février.  Les  récits  officiels  portent  leur  nombre  de  quatre 
à  cinq  mille. 

Pour  reprendre  la  tète  de  M.  de  Poumayrac  et  celles  des  huit  hommes, 
rangées  autour,  Jac([ues,  d'après  le  Sénégalais  Charles,  aurait  }tris  im 
des  Boul)ous  (pii  lui  [u-nposail  de  lui  nnjntrer  où  elles  étaient  et  l'aurait 
fait  marcher  devant  lui  avec  son  fusil  entre  les  deux  épaules  et  prêt  à 
tirer,  s'il  ne  le  menait  pas  à  Fendroit  promis.  C'est  comme  cela  qu'il  a 
vu  ces  tètes  rangées  dans  unt'  case  spéciale.  Ce  Boubou  a  été  é[)ai'gné. 

Une  autre  fois,  la  petite  conq)agnie  que  Jacques  dirigeait  se  reposait 
un  instant  dans  la  brousse,  (juand  tout  à  coup  il  aperçut  à  quatre  ou 
cinq  cents  mètres  un  Boubou  qui  se  glissait  vers  eux  en  rampant  à 
moitié  et  son  couteau  de  jel  à  la  main.  Il  le  tire,  et,  au  lieu  d'un  Boubou, 
deux  sont  tués  à  la  fois.  Ces  deux  hommes  marchaient  tellement  dans 
les  pas  l'un  de  l'autre  et  si  près  qu'on  ne  pouvait  distinguer  qu'un 
individu. 


XXIV 
M  A  C  \  A I S 1  ]  S  N  0  Lî  \'  E  T.  L  E  S 

l)i:i'AUT    DE    JULIEN.     -    UÉ l' É  R I  SSEMExN  T.     —    KAlliLEsSE.    —    REÏOLK    AU    POOL. 


A  boi-cl  (le  ['Archiducltcsse  Sléplianic,  steamer  de  la  S.  A.  B. 
Slanley-Pool.  le  11  avril  1893. 


Ma  ciikui-:  maman, 

Celte  l'ois,  les  nouvelles  sont  mauvaises,  Julien,  pris  par  la  dysenterie 
depuis  le  29  décembre,  et  réduit  à  l'état  de  squelette,  a  elé  obligé  de 
quitter  les  Abiras,  à  la  date  du  13  au  14  février,  pour  rentrer  en  France  ; 
il  riait  Ués  mal.  Deux  jours  avant  son  dé[iarl,  j'attrape  la  même  maladie 
et  perds  toute  espèce  de  force.  M.  Liolard,  voyant  que,  loin  de  me'guérir 
en  haut,  je  dépérissais  à  vue  d'œil,  me  conseilla  daller  me  reposer  à  la 
mission  de  Brazmville  ou  de  Linzolo,  et  le  13  mars  je  remis  le  com- 
mandement à  Pottier  et  partis  pour  le  Pool. 

A  Banghi,  je  retrouve  Julien  très  malade  cl  qui  avait  failli  mourir 
dans  la  descente.  Heureusement  un  sleamer  était  là,  et  nous  avons  pu 
descendre  rapidement,  tous  deux,  jusqu'ici  et  un  peu  mieux.  Julien  est 
trop  faible  i)our  chercher  à  se  rétablir  et  continue  directement  sur 
Matadi:  (pntiquc  un  peu  malade  encore,  je  vais  tenter  de  me  remettre 
cl  de  repartir  xcrs  l'Oubangbi.  J'ai  une  sorb»  de  diarrhée  tropicale  qui, 
j'es[M'r(',  crdcra  aux  bons  soins  des  Pères;  mais  je  suis  devenu  très,  très 
maigre.  Si  je  ni'  puis  me  reconstituer,  je  serai  force  de  revenir,  à  mon 
grand  regret,  l'n  France.  Dans  le  cas  contraire,  en  avant  de  nouveau! 
Mais  sans  Julien!...  que  de  projets  perdus! 


—  237  — 

Quoi  brave  garçon  que  Pottier  d'avoir  accoptù  cotlc  charge,  de  tâcher 
de  m'attendre  là-haul! 

Je  vous  enverrai  une  phis  longue  loUre  de  Brazzaville,  où  je  serai  ce 
soir;  mais  je  profite  d'un  courrier  rapide  de  la  Société  anonyme  belge 
pour  vous  envoyer  ces  nouvelles. 

Je  suis  encore  faible:  mais  je  vais  beaucoup  mieux  et  puis  un  peu 
marcher. 


XX  Y 


MALADE 

DANS  UN  FAUTEUIL.  —  IL  FAUT  ClIANGEli  DAIU.  —  EN  RETHAITE.  —  A  BOliO 
d"uN  vapeur  HOLLANDAIS.  —  RETOUR  A  UHAZZAVILLE.  —  LES  TIRAILLEURS. 
—     TRISTE    EXPERIENCE.     —     LES    BELGES    EN     AFRIQUE. 


Mission  de  Brazzaville,  le  13  avril  1893. 
IMa     U.lIKIil-:    MAMAN, 

Je  Aulis  ai  éci-il  un  mol  par  l'î'^lul  iiulr[)('iuluiil  du  C-uiigu.  (|ui  a  ilù 
\ous  aiTixcr  avant  ecllc-ei.  Mais  le  couirier  t'raiii;ais  [lart  demain,  et, 
comme  j'ai  [An<.  de  cuuliaiiee  [lac  cette  voie,  j'en  écrirai  plus  l(»ng.  Ce 
sera  le  de\el(i[»[M'ment  de  ce  (|ue  je  dis  eu  ([uel([iies  mots  dans  ma  lettre, 
partie  par  l'autre  ri\e. 

Je  re[»reuds  \](\s  axculures  au  io  iVnrier. 

L  expédition  contre  les  Boulxars.  terminée  a\ec  succès,  toul  semblait 
nousiuTsaiicr  de  uou\  elles  jouiMiées  heureuses  :  la  riuile  riait  a[»lanie  par 
Tefifel  moral  (|ue  c(dle  e\[)édition  avait  l'ait  sur  les  |io|mlali(Uis  noires 
avoisinantes;  ce  résultat  était  énorme  et  nous  iaciliiait  beaucou[)  de 
choses.  Un  grave  ennui,  Julien  était  malade,  s'affaibhssait  de  plus  en 
plus  et  divaguait  tontes  les  nuits.  La  dysenterie  le  tenait  sohdement 
et  refusait  énergiquement  de  lâcher  sa  [)roie.  Il  avait  lutté  et  lutta 
encore,  mais  la  maladie  le  ^ainquit.  et  il  résolut,  se  voyant  dans  l'im- 
possibilité absolue  de  faire  quelque  chose  avant  longtemps,  de  rentrer 
en  France  le  plus  rapidement  possible.  Lue  [lirogue  fut  vile  armée,  el 
le  19  février  Julien  s'embarquait  pour  rEuro[)e,  dans  une  pirogue  (jui 
devait  le  mener  à  Banghi,  où  il  devait  probablement  trouver  un  vai)eur. 


—  239  — 

Mais  ce  notait  pas  tout:  deux  jours  avant  son  départ,  je  m'aperçus 
aussi  que  j'avais  des  symptômes  évidents  de  dysenterie.  Mis  immédia- 
tement à  la  diète,  je  commençais  à  m'afTaiblir  considéral)lement.  On 
mordonna  alors  de  ne  prendre  que  du  lait  el  du  bouillon,  et  je  fus 
épouvanlabloment  drogué.  Comme  la  dysenterie  est  généralement  causée 
aux  Abiras  par  les  vers,  on  me  donna  de  la  santonine.  J'en  rendis  un 
beau,  et  ce  fut  tout.  Mais  la  maladie  ne  guérissait  pas,  et  la  faiblesse 
augmentait  toujours,  grâce  surtout  à  cette  maudite  diète,  qui  convient 
si  mal  à  mon  tempérament  et  qui  est  surtout  incommodante  en  Afrique, 
sous  le  climat  anémiant  de  l'équateur. 

Bref,  au  l)out  de  peu  de  jours,  je  dus  me  continer  dans  un  fauteuil  cl 
n'en  point  bouger.  Jolie  situation  pour  quelqu'nii  cpii  élail  venu  en 
Afrique  pour  avancer  rapidement. 

N'ei'S  le  10  mars,  M.  Liotard  devait  })artir  j)our  aller  cbe/  Bangassou, 
et  nous  devions  l'accompagner.  Mais  que  faire  dans  l'éjat  ofi  je  me  li-ou- 
\ais?  Impossible  de  bouger!  M.  Liotard  me  dit  :  <(  11  n'y  a  qu'nne  cbose 
qui  puisse  rapidement  vous  guérir,  cbanger  d'air.  Allez  à  Brazzaville  ou 
à  Linzolo  cbez  les  Pères  de  la  mission,  vous  vous  remettrez:  puis  vous 
[lourrez  revenir,  loi'sque  vous  serez  rétabli  complètement.  » 

M.  Liotard  partit  donc  avec  une  portion  de  mes  bommes  et  des  noirs 
|)Our  fonder  un  poste  cliez  Bangassou,  et  moi-même,  après  avoir  remis  à 
Pottier  le  commandement  des  bommes  (pii  i-estaient.  je  partis,  les 
larmes  aux  yeux,  pour  Brazzaville. 

J'étais  dans  une  [»ii'0gue  avec  Sliman  et  nn  Sénégalais.  Je  ne  vous 
raconterai  pas  Les  péripéties  de  la  i-onte  dans  tons  leurs  <létails.  attendu 
([u'elles  n'ont  rien  de  palpitanl.  Les  eaux  étaient  très  basses  et  les 
rapides  insignifiants:  parloul  on  les  passait  sans  crainte  et  sans  diffi- 
cultés... Arrivé  à  Mobaï  deux  jours  et  demi  après  mon  départ,  je  cius 
que  j'allais  être  quelque  temps  sans  pouvoir  continuer  ma  route,  .l'avais 
été  pris  de  telles  coliques  (jiardonnez  les  détails)  que  je  fns  obligé  de 
m'y  reposer  deux  jours. 

Heureusement,  le  troisième,  j'allais  mien\.  el  vogne  la  galère!  Les 
villages  où  nous  nous  arrêtions  nous  cédaient  des  cases  ponr  loger  et 
toutes  sortes  de  vivres  indigènes,  jtonles  el  oMifs  principalement,  .lavais 


—  240  — 

nécessairement  rompu  la  diète  qui  m'avait  été  imposée  jusque-là,  je 
mangeai  quelques  œufs  et  un  peu  de  poulet.  Je  m'en  sentais  mieux; 
chaque  jour,  nous  pouvions  faire  une  dizaine  d'heures  de  pirogue,  de 
sept  heures  du  matin  à  cinq  heures  du  soir.  On  avait  eu  soin  de  confec- 
tionner une  sorte  de  tente  au-dessus  de  ma  pirogue,  à  l'endroit  oîi 
j'étais  assis  et  j'étais  ainsi  préservé  à  merveille  de  la  trop  grande  cha- 
leur de  la  journée. 

J'arrive  enfin  sans  perdre  une  minute  à  Banglii,  où  je  reh'ouve  Julien 
très  malade  encore.  Il  était  resté  mourant  dans  un  village,  et  avait  été 
rejoint  et  recueilli  par  un  agent  hollandais  qui  l'avait  soigné,  un  peu 
réconforté  et  emmené  tant  hien  que  mal  à  Banghi.  Par  un  heureux 
hasard,  un  hateau,  également  hollaudais,  se  trouvait  à  Banghi.  Je  dis 
inexactement  Banghi,  puisque  ce  vapeur  se  trouvait  exactement  à  deux 
jours  de  pirogue  plus  has.  Pendant  la  saison  des  eaux  hasses,  les  stea- 
mers, en  effet,  ne  peuvent  monter  jusqu'à  Banghi  et  sont  ohligés  de 
s'arrêter  à  un  point  qu'on  nomme  Zinga. 

Sitôt  pris,  sitôt  pendu;  le  lendemain  matin  de  mon  arrivée  à  Banghi, 
j'en  repartais  en  pirogue  pour  Zinga.  Arrivés  à  Zinga,  nous  montions  à 
bord  de  V Antoinette,  et  en  route  pour  Brazzaville!  Les  rivages  qui  nous 
aAaient  semblé  si  longs  à  remonter  filaient  devant  nous  comme  des 
éclairs,  et  le  1"  avril,  à  quatre  heures  du  soir,  nous  mouillions  devant 
le  poste  de  Lirranga,  situé  au  confluent  de  rOubanghi  et  du  Congo.  Je 
dois  aAOuer  que  j'appris  avec  stupeur  que  le  lendemain  était  le  jour  d(î 
Pâques.  Je  l'avais  tout  à  fait  oublié:  mais  le  défaut  de  calendrier  et  la 
rai)idilé  de  ma  course  m'excusaient  plus  que  suffisamment.  M.  Greshoff, 
gérant  eu  chef  des  factoreries  hollandaises  du  haut  Congo,  était  à 
Lirranga,  et  Y  Antoinette  ne  redescendait  pas  plus  loin,  se  rendant  aux 
Falls.  Nous  voilà  donc  obhgés  de  rester  à  Lirranga,  et  pour  combien 
de  temps,  on  l'ignorait,  aucun  steamer,  du  moins  appartenant  à  la  rive 
française,  ne  devant  redescendre. 

Vous  vous  rappelez  ou  vous  m-  vous  rappelez  pas  qu'à  Lirranga  se 
trouve  une  mission  catholique.  Aussi  fus-je  très  heureux  de  pouvoir 
assister  à  la  grand'messe.  célébrée  à  huit  beures  par  le  supérieur  dans 
sa  petite  cbapelle.  Lllo  es|  vi-aiinenl  liien  curieuse.  Le  Père  Allaiic  dont 


—  241  — 

j"ai  dû  vous  })arlor,  est  à  la  fois  mécanicien,  cliarpenticr  et  arlislc,  et  sa 
chapelle  est  ornée  de  statues,  fabriquées  en  terre  de  fourmilière  par  lui- 
même,  bien  qu'il  n'ait  naturellement  reçu  aucune  éducation  artistique, 
ce  qui  ne  l'eniprclie  pas  d"avoir  fait  un  «  Sacré-Cœur  »,  une  sainte 
Vierge,  un  saint  Joseph  et  un  Christ  en  croix.  11  avait  travaillé  jusqu'à 
trois  heures  du  matin  pour  tout  arranger.  Il  faut  être  vraiment  mission- 
naire pour  avoir  une  telle  ardeur,  et  je  crois  que  Dieu  envoie  des  forces 
spéciales  à  ces  vaillants  soldats  du  Christ  [)Our  pouvoir  soutenir  de  telles 
fatigues  sous  un  climat  si  dur! 

Julien,  qui  avait  hâte  de  s'en  retourner  vers  l'Europe,  se  consumant 
chaque  jour  sous  le  soleil  d'Afrique,  n'eut  pas  le  temps  de  s'impatienter 
à  Lirranga.  Le  3  avril  au  soir,  on  apercevait  un  vapeur  à  l'horizon,  et 
qui,  grossissant  à  a  ne  d'oMl,  accosta  Ijientùt  près  de  Lirranga.  C'était 
YAirIiiihtclu%'ii'  Stêphdiiic.  de  la  Société  anonyme  Ixdge,  descendant  des 
Falls. 

UArcltiJticItcsse.  resta  trois  jours  à  Lirranga  pour  réparer  son  gouver- 
nail cassé,  et  le  7  au  matin  nous  filions  pour  Brazzaville.  Le  9,  on  ren- 
contrait un  vapeur  français  dans  l'après-midi.  Mallieureusement,  je 
dormais  et  j'en  fus  navré,  car  ledit  courrier  portait  toutes  nos  corres- 
pondances de  décendîre  et  de  janvier,  date  à  la([iielle  il  était  parti  d'Eu- 
rope. Pourvu  ([u'un  des  chefs  de  poste  échelonnés  sur  la  route  ait 
l'heureuse  inspiration  de  me  les  réexpédier! 

Enfin!  nous  étions  au  Pool,  après  une  heureuse  traversée,  tous  deux 
sensiblement  mieux  portants  (c'est  l'Afrique  seule  qui  est  coupable,  si 
mon  français  est  parfois  défectueux).  Le  soir  même  de  mon  débarque- 
ment à  Kinchassa,  je  passais  le  fleuve  et  venais  accepter  de  nouveau  la 
gracieuse  et  si  oldigeante  hospitalité  do  Mgr  Augouard.  Julien  venait 
aussi  la  partager,  mais  il  espérait  bientôt  partir  et  attendait  avec  impa- 
tience une  caravane  pour  filer  par  la  voie  de  l'État  indépendant,  plus 
courte  et  plus  douce  que  cehe  de  Brazzaville  à  Loango. 

Et  moi!  que  vais-je  faire?  Thaï  is  ihe  question!  comme  dirait  n'importe 
quel  anglomane.  La  question  est  à  la  fois  très  simple  et  très  compliquée. 
Si  je  ne  me  rétabhs  pas,  je  suis  forcé  de  réintégrer  l'Europe,  sous  peine 
d'avoir  une  maladie  chronique  pour  le  restant  de  mes  jours,   ce  qui 

31 


ne  me  sourit  que  très  médiocrement.  Si  je  nn'  rétablis,  ce  que  j  es- 
père, je  remonterai  dans  lOubanghi  explorer  quelques  rivières  qui  en 
éprouvent  un  vif  besoin.  Mais  là  un  point  d'interrogation  se  pose  : 
comment  vais-je  retrouver  mes  hommes?  La  malheureuse  inspiration  qui 
a  fait,  qui  nous  a  fait,  veux-je  dire,  engager  des  Algériens  pour  cette 
expédition  diminue  infiniment  le  plaisir  que  j'aurais  à  remonter  l'Ou- 
banghi.  Ces  hommes,  en  effet,  sont  presque  tous  malades  et  supportent 
encore  beaucoui»  moins  ])ien  que  nous  le  climat  congolais.  En  quel  état 
seront-ils?  Combien  y  en  aura-t-il  de  décédés?  C'est  une  responsabilité 
ennuyeuse  que  de  revenir  avec  des  hommes  tous  à  moitié  morts!  Et  je 
suis  très  perplexe. 

Regardez  ci-dessous  l'état  des  mutations  arrivées  dans  l'escorte,  qui 
se  composait  au  départ  de  quarante-neuf  hommes. 

Voici  maintenant  ce  qui  restera,  procédant  par  une  éhmination  suc- 
cessive et  par  ordre  de  date  : 

1  homme  renvoyé  dans  ses  foyers  par  le  Taygète  (23  mai  1892). 

2  hommes  morts  à  Brazzaville  (septembre  1892). 

4  hommes  malades,  renvoyés  de  BrazzaviUe  (septem])re  1892). 
1  homme  rapatrié  à  sa  demande  de  Lirranga  (octobre  1892).  ■ 
1  homme  mort  sur  le  vapeur  (octobre  1892). 

1  homme  mort  en  pirogue  sur  l'Oubanghi  (janvier  1893j. 

2  hommes  morts  aux  Abiras  (janvier  1893). 
1  homme  très  malade  rapatrié  (mars  1893). 

De49ôtez  13.  Reste  :  36. 

Mais  sur  ces  36  hommes,  il  faut  encore  (b-falquef  :  1"  un  homme  qui 
s'est  blessé  et  dont  le  rétabhssement  sera  fort  long;  2"  un  homme  devenu 
poitrinaire.  Reste  34.  Sur  ces  34,  20  à  peine  étaient  en  état  de  marcher, 
quand  je  suis  parti  des  Abiras!  Que  faire?  Ah!  si  nous  avions  eu  des 
Sénégalais,  c'eût  été  la  moitié  moins  coûteux  et  cent  mille  fois  préfé- 
rable. L'Aralje  algéiieu  n(^  vaut  rien,  transporté  hors  de  son  pays. 

C'est  une  triste  expérience  (pn-  je  fais  là:  mais  elle  n'est  (pie  tro[> 
réelle.  Je  aous  dis  ceiacarrénicnl  pcmr  (jue  vous  ne  vous  liviiezà  aucune 
illusion  sur  la  suite  d(!  l'expétlition.  La  seule  cliance  ([ue  je  [juisse  avoir, 
et  celle-là  est  malheureusement  probable,  c'est  de  rattraper  la  dysen- 


—  243  — 

torie  en  remontant.  Aussi  suis-je  très  per[)lcxc.  Mgr  Augouard  aftirme 
(|ue  j'aurais  tort  de  remonter,  et  je  balance.  Dès  que  je  saurai  à  quoi  m'en 
tenir  sur  ma  sanlr,  je  vous  dirai  ce  qui  aura  été  fixé.  Mais  je  suis  malade, 
et  peut-être  cela  me  fait-il  voir  bien  des  choses  en  noir.  Aussi  vais-je 
passer  à  un  autre  sujet  plus  intéressant  : 

DE    LA    POUTIOCE    ET    DES    AGISSEMENTS    BELGES    EN  AFRIQUE. 

Il  faudrait  écrire  un  volume  entier  pour  raconter  tout  ce  qu'il  y  a  à 
dire  sur  ce  sujet.  11  sufllra  de  vous  rapporter  quelques  petits  détails.  Un 
Belge  me  disait,  l'autre  jour,  en  parlant  des  officiers  de  l'Etat  du  Congo  : 
«  Ce  ne  sont  pas  des  officiers  ;  ce  sont  des  voleurs  d'ivoire  et  des  mar- 
chands d'esclaves  !  »  Cette  affirmation  n'est  que  trop  justifiée,  et  maintes 
fois  j'en  ai  eu  des  preuves;  mais  je  me  retire  la  parole  et  je  recopie  le 
curieux  morceau  que  M.  Greshofî,  gérant  de  la  Société  hollandaise,  a 
adressé  au  délégué  de  l'administrateur  à  Brazzaville.  C  est  un  morceau 
typique  dont  je  respecte  les  tournures  fautives  et  l'orthographe.  Remar- 
quez bien  que  c'est  un  étranger  qui  parle.  Cette  pièce  est  un  peu  lon- 
gue, mais  vaut  la  peine  d'être  citée  en  entier.  M.  Greshoff  revenait 
d'un  voyage  dans  le  haut  Oubanghi. 

.■1  iHOiisienr  le  délégité  iJe  Iddiiniiislralioii  pr'ntcipah' 
(le  Brazzaville  et  dépendances. 

Monsieur  le  délégué. 

Revenu  de  mon  voyage  dant  le  haut  Oubanglii,  je  i)iends  la  li])erté  de 
vous  rapporter  quelqui^s  faits  graves  et  presque  incroyables,  en  vous 
l)riant  de  vouloir  bien  }  porter  votre  attention  toute  spéciale. 

Arrivé  à  Yakoma,  je  me  suis  rendu  compte  que  l'Etat  indépendant  du 
Congo,  malgré  toutes  les  conférences,  continue  à  fournir  aux  indigènes 
des  armes  perfectionnées.  Bangassou  venait  de  rece\(iir  nn  canon  et  un 
superbe  martinyavec  des  cartouches.  11  a  plusicuis  autres  armes  perfec- 
tionnées, et  j'en  avais  aussi  remarqué  dans  d'autres  vihages  et  chez 
d'autres  clu'fs, 


—  244  — 

Lo  chef  du  poste  de  l'État  de  Bangassou  déclarait  en  outre  que  l'État 
avait  fait  le  27  février  1892  un  contract  avec  Bangassou,  déclarant  celui- 
ci  sultan  indépendant,  qui  livrerait  tous  les  produits  de  ses  terres  à 
rÉtat,  à  condition  que  l'Etat  lui  fournirait  des  armes  et  des  munitions. 

Le  pays  est  donc  fermé  au  commerce  régulier  et  l'État  qui  fait  pour  des 
particuliers  des  lois  contre  l'importation  des  armes  et  des  munitions,  sous 
les  prétextes  les  plus  philanthropiques  prouve  donc  n'avoir  iail  ces  lois 
que  dans  le  seul  but  de  constituer  le  monopole  de  la  vente  des  articles 
prohibés.  Je  prends  encore  la  liberté  de  vous  faire  remarquer  que  ce 
contrat  a  été  fait  en  février  1892,  donc  quelques  mois  après  la  déclaration 
de  M.  le  gouverneur  général  Wahis,  où  il  s'engageait  à  donner  des 
ordres  formels  pour  faire  cesser  toute  action  politique  dans  le  territoire 
contesté.  Or,  ces  ordres  formels  ont  eu  pour  résultat  le  contrat  de  Ban- 
gassou, rétablissement  d'un  de  ses  lieutenants  à  RafTaï  et  d'autres  lieute- 
nants dans  d'autres  endroits,  et  actuellement  encore  le  commandant  Balot 
est  entrain  de  s'étendre  vers  le  nord  par  la  rivière  Mbilo;  le  contrat  avec 
Bangassou  a  été  fait  et  signé  par  les  chefs  nzakkaras  (famille  de  Bangassou) 
et  pour  l'État  par  M.  Le  Marinel,  le  juge  de  Jacgor  (?j  et  M.  Mathieu. 

Vous  comprenez,  monsieur  le  délégué,  quel  danger  il  y  aura  pour  le 
commerce  et  même  pour  le  gouvernement  français  de  se  trouver  un 
jour  en  présence  d'indigènes,  armés  de  canons  et  de  fusils  perfec- 
tionnés. 

Le  but  de  l'État  est  de  s'approprier  autant  et  aussitôt  que  possible  de 
l'ivoire;  si,  ensuite  il  est  obligé  de  se  retirer  ou  d'ouvrir  le  pays  au 
commerce,  la  récolte  aura  été  faite,  et  les  indigènes,  gâtés  par  les 
articles  prohibés,  dont  l'État  s'est  attribué  le  monopole,  ne  voudront 
plus  s'assujettir  au  commerce  régulier. 

Mais  il  y  a  des  faits  plus  graves,  monsieur  le  délégué,  des  fiiits  que 
vous  ne  pourriez  croire,  si  j'étais  le  seul  à  les  signaler;  mais  heureuse- 
mont  tous  les  agents  du  gouvernement  dans  le  haut  Oubanghi  viendront 
à  ra[)[)ui  de  ce  que  j'avance. 

Les  puissances  qui,  au  nom  de  Dieu  tout-puissant,  ont  signé  Tactc  de 
la  conférence  de  Bruxelles  (antiesclavagiste),  n'ont  sûrement  pas  pu 
pré\oir  (pie  l'Klat  indépriidaiil  (kl  Congo  est  acIueHement  le  seul  escla- 


—  245  — 

vagiste  dans  ces  parages.  Sous  prétexte  de  libérer  des  esclaves,  l'État 
en  achète  une  masse  qui  doivent  le  servir  pendant  sept  ans. 

J'ai  AU  les  achats  aux  Falls,  monsieur  le  délégué,  et  je  n'ai  pu  pro- 
tester, bien  qu'observant  que  les  Arabes,  trouvant  chez  l'État  un  marché 
pour  la  vente  des  esclaves,  sauront  toujours  l'en  approvisionner;  et  que 
devient  donc  le  Init  de  toutes  les  mesures  prises  par  les  autres  puissances, 
qui  ayant  en  vue  la  destruction  des  marchés  et  des  ventes,  veulent  sup- 
primer la  valeur  de  l'esclave  et,  par  conséquent,  la  cupidité  de  s'en  pro- 
curer chez  les  Arabes.  Dans  l'Oubanghi,  dans  le  territoire  français, 
occupé  par  l'Etat,  c'est  pourtant  une  aflaire  encore  plus  grave.  L'escla- 
vage existe  chez  les  Nzakkaras,  les  Yakomas,  enfin  chez  tous  les  peuples 
du  haut  Oubanghi  aussi  bien  qu'ailleurs. 

C'est  un  esclavage  patriarcal  et  les  gouvernements  n'y  changeront 
rien  ces  premiers  temps,  ils  doivent  se  borner  à  ouvrir  leurs  stations 
aux  esclaves  maltraités  qui  fuient  leurs  maîtres  (ce  (pii  arrive  rarement) 
et  à  empêcher  autant  que  possible  les  sacrilices  humains. 

Puis,  les  gouvernements  doivent  donner  l'exemple  d'employer  des 
hommes  lijjres  au  travail,  de  prêcher  toujours  contre  Tesclavage  comme 
institution  barbare  et  de  défendre  tous  ceux  qui  veulent  s'y  soustraire. 

L'État  indépendant  du  Congo,  loin  de  remplir  ces  devoirs,  achète  des 
hommes  contre  des  fusils  à  piston,  toujours  sous  prétexte  de  les  hbérer 
après  qu'ils  auront  servi  l'Etat  pendant  se\)i  ans.  Comment  voulez-vous 
que  les  indigènes  abandonnent  l'esclavage,  si  un  gouvernement  leur 
donne  l'exemple  de  le  pratiquer! 

Ne  croyez  pas,  monsieur  le  délégué,  (pu;  les  iiommes  achetés  par 
l'État  ont  la  moindre  idée  d'être  libérés,  car  le  plus  souvent  on  les  atta- 
che avec  des  chahies  ou  avec  d'énormes  blocs  aux  pieds,  jusqu'à  ce 
qu'ils  soient  hors  de  leur  pays,  sans  quoi  ils  s'évaderaient.  Et  voyez 
encore  à  quel  abus  ces  achats  d'eslaves  par  l'État  donnent  lieu. 

Un  homme  n'a  besoin  de  rien,  il  est  heureux  dans  son  village,  il  a  son 
arc  et  ses  flèches,  ses  bonnes  zagaies,  il  adore  sa  famille,  son  frère  sur- 
tout. Son  frère?  enfin  ce  n'est  pas  son  frère,  c'est  un  escla\e  de  sa 
famille,  mais  enfants,  ils  ont  joué  ensemble;  hommes,  ils  se  sont  mariés 
et  ont  des  enfants,  qui  eux  aussi  5e  considèrent  comme  frères  et  sœurs. 


—  246  — 

L'esclave  a  oublié  tout  à  fait  (juil  n'est  [uis  l'égal  de  son  maître,  le 
maître  ne  pense  jamais  que  son  frère  est  son  esclave. 

Vient  la  tentation  sous  la  forme  imaginée  de  l'État  indépendant,  un 
fusil  à  }»iston.  L'homme  se  rappelle  qu'il  peut  se  procurer  cette  arme 
avec  un  esclave,  son  frère;  n'est-il  pas  son  esclave?  Il  résiste,  essaye 
d'oublier,  mais  depuis  le  paradis,  c'est  toujours  la  même  histoire,  il 
succombe.  Sous  prétexte  de  vendre  quelque  chose  à  la  station  de  l'État, 
il  emporte  son  frère,  son  ami  d'enfance,  son  esclave,  hélas!  et  bientôt 
l'État  indépendant  compte  un  «  libéré  »  de  plus  qu'on  a  vite  mis  à  la 
chaîne,  car  il  n'apprécie  pas  la  libération,  et,  dans  le  village,  une  femme 
l)leure  son  mari,  des  enfants  crient  en  vain  après  leur  père,  et  un 
homme  regarde  un  fusil  à  piston,  et  maudit  le  moment  oi!i  on  le  lui  a 
montré. 

Cet  exemple-ci,  monsieur  le  délégué,  suffirait  pour  convaincre  le 
plus  optimiste  que  je  suis  dans  mon  droit  d'appeler  la  libération  d'es- 
claves par  l'Etat  indépendant  du  Congo,  «  une  spéculation  infâme  »  ; 
mais  pour  bien  prouver  que  la  philanthropie  (sur  laquelle  se  basent 
tous  les  actes  du  souverain  du  Congo  «  par  écrit  »)  n'est  pour  rien  dans 
cette  libération,  je  vous  prie  de  bien  vérifier  ces  chiffres. 

Moi,  négociant,  je  dois  par  homme  que  j'emploie  une  moyenne  de 
vingt  francs  par  mois. 

Un  Sénégalais 30  francs  par  mois. 

Un  Whybay  (habitant  de  Libéria).    .    .        20              — 
Un  Loango 15  

Mngt  francs  par  mois,  soit  en  sept  années  (84  mois)  seize  cent 
quatre-vingt  francs,  sans  compter  que  Sénégalais,  Whybays  ou  Loangos 
ne  restent  jamais  sept  ans  chez  moi  et  que  je  suis  obligé  de  les  rapa- 
trier à  mes  frais  après  deux  années  de  service.  La  philanthropie  de 
1  Etat  du  Congo,  dans  ce  cas-ci,  consiste  à  se  procurer  pour  un  fusil  à 
piston  (soit  à  |)eu  près  dix  francs)  le  travail  qu'un  négociant  doit  payer 
avec  deux  niilli>  IVancs. 

\oûh,  monsieur  le  délégué,  les  faits  que  j'ai  \ouhi  vous  signaler.  Le 
gouvernement  fran(;ais  fera  sans  doute  tout  ce  (|u'il  j)ourra  pour  mettre 
lin  à  des  actes  (pii  ne  (b''slionoi-ent  pas  seulement  ceux  (pii  les  prali- 


—  247  — 

quent,  mais  aussi  ceux  qui,  en  ayant  le  pouvoir,  ne  s'opposent  pas  à  ce 
qu'ils  soient  pratiqués. 

En  terminant,  monsieur  le  délégué,  laissez-moi  vous  remercier  pour 
le  bon  accueil  que  j'ai  trouvé  dans  tous  vos  postes  et  pi-incipalement  à 
Yakoma. 

J'ai  contracté  envers  .M.  Liotard  une  dette  de  reconnaissance  que  ji' 
ne  saurai  jamais  liquider.  M.  Liotard  est  à  Yakoma  dans  une  position 
des  plus  difficiles  et  il  faut  vraiment  avoir  le  courage  et  toutes  les  qua- 
lités de  M.  Liotard  [»our  avoir  su  tenir  un  poste  comme  il  a  fait. 

Veuillez  agréer,  etc. 

Signé  :  A.  Greshoff. 

Que  pensez-vous,  après  cela,  de  la  politique  l^elge  au  Congo?  Le  roi 
Léopold ,  marchand  d'ivoire  et  de  chair  humaine!  Et  ne  croyez  pas 
qu'avec  le  style  ci-dessus  qui  sent  un  peu  l'étranger,  il  y  ait  de  Texagé- 
ration!  Au  contraire,  son  auteur  est  peut-être  au-dessous  de  la  réahté. 
Dans  un  district,  les  indigènes  sont  réduits  à  cacher  dans  la  brousse 
leur  ivoire  et  leur  caoutchouc,  de  peur  d'être  volés  par  les  officiers  de 
l'État.  Il  y  avait  autrefois  dans  ce  district  grand  nombre  de  villages. 
L'habile  pohtique  qui  est  à  sa  tête  a  réduit  ce  nombre  à  deux.  Dès  qu'il 
savait  qu'un  village  avait  de  l'ivoire,  il  suscitait  des  querelles  parmi  les 
habitants,  et,  sous  prétexte  de  calmer  les  esprits,  il  brûlait  le  vihage  et 
raflait  les  marchandises,  tuait  quelques  hommes  et  menait  le  reste  à  la 
libération.  Il  est  vrai  que  chaque  pointe  d'ivoire  et  chaque  libéré  lui 
rapportaient  un  joli  petit  bénéfice.  Et  pourtant  ce  ne  sont  ni  des  pana- 
mistes,  ni  des  Juifs,  mais  bien  des  officiers  de  l'armée  Ijelge!  Nos  voi- 
sins n'ont  pas  grand'chose  à  nous  envier,  mais  ils  le  cachent  soigneu- 
sement, sous  l'aile  protectrice  du  grand  marchand,  du  grand  négrier, 
Léopold  II,  par  la  grâce  de  Dieu  roi  des  Belges  et  souverain  de  l'Etat 
indépendant  du  Congo! 

Ouff!  Je  suis  éreinté;  le  courrier  part  demain  matin,  et  je  clos  ma 
correspondance. 

Jacques. 


—  248  — 

P.  S.  —  Ci-joini  une  lettre  adressée  h  un  tirailleur  décédé;  prière  de 
la  retourner. 

Note.  —  Il  est  dû  à  Benoît  (lliarrier  trois  francs  cinquante  par  jour, 
depuis  le  21  octobre  1892,  dale  où  sa  solde  a  dû  être  payée.  11  a  droit 
au  rapatriement  à  Roanne  (Loire) . 

C'est  un  brave  garçon  que  j\ii  été  forcé  de  rapatrier  pour  dysenterie 
et  anémie,  et  qui  arrivera  proi)al)lement  à  Paris  vei's  la  fin  juin  ou  la  mi- 
juillet.  Je  n'ai  pas  à  me  plaindre  de  lui,  au  contraire.  Je  vous  prierai 
donc  de  vouloir  bien  régler  ou  faire  régler  son  compte,  qu'il  préfère 
touclier  à  Paris,  de  crainte  des  voleurs. 


XXVI 


IL  FAUT  REVENIR 

SUR   LA   ROUTE   DE   l'eUROPE.  —    IMPOSSIBLE   DE   RESISTER.  —   VÉRIFICATION 
DES    COMPTES.    —    HOSPITALITÉ   A   LA   MISSION   DE   BRAZZAVILLE. 


Brazzaville,  Mission  catliolique,  le  27  avril  1893. 

Ma  chère  maman, 

Quand  A'ous  recevrez  celte  lettre,  je  ne  serai  pas  bien  loin  de  l'Europe, 
du  moins,  je  l'espère  ;  peut-être  même  aurez-vous  reçu  la  dépêche 
annonçant  mon  retour. 

Je  ne  puis  plus  résister  convenablement  au  climat,  étant  toujours 
torturé  parla  diarrhée  qui,  fiiisant  suite  à  la  dysenterie,  me  tient  depuis 
plus  de  deux  mois.  J'ai  consulté  Mgr  Augouard  sur  la  possibihté  de 
remonter  dans  FOubanghi  par  le  bateau  qui  part  demain  ;  c'est  m'ex- 
poser  à  une  rechute  certaine,  et  Monseigneur  m'a  dit  qu'il  valait  mieux 
pour  moi  retourner  à  la  côte.  D'autant  plus  qu  avant  trois  mois,  il  n'y 
aura  plus  de  bateau  pour  Banghi,  et  que  je  serais  obligé  de  les  passer 
ici,  ce  que  je  ne  puis  faire.  L'anémie  et  la  fièvre,  et  surtout  l'ennui  d'être 
ici  tout  seul,  nemeréta]_)liraient  guère.  Vous  ne  me  voyez  pas  rester  ici 
trois  mois  à  me  soigner!  11  me  faut  absolument  l'air  de  la  mer.  J'ai 
immédiatement  écrit  à  Pottier  et  à  Uiollot  de  faire  redescendre  les 
hommes  qui  restent,  dont  plusieurs,  d'ailleurs,  seraient  dans  l'impossi- 
bilité absolue  de  continuer  un  voyage  quelconque.  Je  vais  partir  d'ici 
une  huitaine  de  jours  pour  Loango,  c'est-à-dire  que  j'y  serai  vers  la  fin 
du  mois  de  mai  ou  dans  les  premiers  jours  de  juin.  Je  pourrai,  si  un 


-     2;i0    — 

bateau  se  trouve  Je  passage,  arriver  en  France  vers  le  mois  de  juillet; 
mais  ce  n'est  là  qu'une  date  approximative.  Je  serai  peut-être  obligé  de 
stopper  en  route  pour  me  reposer,  surtout  si  la  diarrhée  me  reprenait 
trop  fort. 

J'allais  beaucoup  mieux  ces  derniers  jours,  puis  le  froid,  tombé  sur 
l'épigastre,  m'a  donné  un  peu  de  fièvre  pendant  deux  jours  avec  reprise 
de  la  diarrhée.  Heureusement,  ce  ne  sera  rien,  je  l'espère,  et  rien  no 
m  empêchera  de  faire  la  route  en  hamac. 

Les  moustiques  me  tourmentent  toujours  beaucoup,  el  jailes  jambes 
et  les  pieds  couverts  d'écorchures  et  de  plaies.  Chaque  fois  que  les 
moustiques  me  piquent  trop  fort  au  même  endroit,  il  y  vient  un  cran- 
cran,  qui  suppure  pendant  un  mois,  quelquefois  plus.  Le  grand  charme 
est  que  ça  vous  laisse  aux  jambes  des  taches  noires  assez  laides ,  qui 
sont,  paraît-il,  presque  inefîaçaldes. 

Vous  recevrez  à  Paris  un  nommé  Charrier  que  j'ai  rapatrié,  pour 
cause  de  dysenterie;  c'est  un  tirailleur,  un  très  brave  garçon  auquel  est 
due  sa  solde.  11  m'a  demandé  d'être  payé  à  Paris,  et  je  lui  ai  remis  un 
papier  pour  vous  ou  M.  Samson.  Je  vous  serais  obligé  de  prévenir  ce 
dernier.  Tous  les  renseignements  sont  conlenus  dans  le  papier  que  je 
lui  ai  remis.  Je  crois  vous  l'avoir  déjà  écrit  dans  ma  dernière  lettre,  et 
ce  que  je  fais  aujourd'hui  n'est  que  pour  vous  rafraîchir  la  mémoire. 

Jnlien  est  parti  d'ici  le  16  par  la  route  belge.  Sa  santé  était  encore 
loin  d  être  brillante,  mais  cependant  l'amélioration  se  maintenait  et 
semblait  devoir  persister;  mais,  comme  lui  a  dit  le  docteur,  il  était 
temi)s  qu'il  })artît. 

Mgr  Augouard  est  toujours  charmant  et  aux  petits  soins  pour  moi; 
mais  je  ne  puis  prendre  sa  demeure  pour  une  auberge,  et  je  craindrais 
d'abuser  de  lui.  Les  remèdes  ne  me  manquent  j»as  :  l'air  seul  est  un 
obstacle  à  ma  guérison.  Le  temps  est  à  la  pluie:  j'espère  toutefois 
quavec  1  arrivée  de  la  saison  sèche  je  i)ourrai  continuer  mon  voyage 
sans  être  h-op  arrosé.  Cinq  cent  cin(inante  kilomètres  à  faire!  C'est  une 
jolie  trotte  à  pied,  ou  même  porté  sur  le  dos  des  noirs.  Par  bonheur,  il 
y  a  une  mission  el  deux  postes  français  sur  la  route;  par  conséquent, 
je  pourrai  m'y  reposer.  Je  prends  la  route  française,  parce  que  j'en  ai 


—  251  — 

beaucoup  entendu  parler.  Elle  est  un  peu  plus  longue,  mais  vaut, 
paraît-il,  la  peine  d'être  vue. 

Le  directeur  de  la  Société  anonyme  belge  ici  est  mort  le  25  décembre 
dernier,  et  son  rempla(:ant  provisoire  est  un  administrateur  venu  d'Eu- 
rope pour  quelques  mois,  à  seule  fin  de  régler  les  différents  services  de 
cette  puissante  société.  Je  vais  vérifier  les  comptes  avec  ledit  adminis- 
trateur, ce  qui  est  pour  moi  d'un  intérêt  i)uissant.  11  faudra  calculer 
que  tout  ce  qui  arrive  ici  est  majoré  de  deux  ou  de  trois,  même  de 
quatre  cents  pour  cent;  et  vous  ignorez  probablement  cela. 

Une  caisse  qui  coûterait  vingt  francs  à  Paris  coûterait  20  +  40  =  60  fr. 

Plus  le  bénéfice,  qui,  à  cause  des  pertes,  doit  être  plus  élevé;  mettons 
vingt  francs  et  le  transport  en  bateau.  De  sorte  qu'une  caisse  de  vingt 
francs  pesant  trente  kilogrammes  représente  à  Brazzaville  ou  Kincbassa 
une  valeur  niarcbande  de  plus  de  quatre-vingts  francs. 

Et  ceci  est  exact.  Ce  n'est  pas  le  calcul  des  maisons  de  commerce, 
qui  majorent  encore  ces  prix,  sous  prétexte  cp^ie,  n'ayant  aucune  con- 
currence, si  on  ne  veut  pas  payer,  on  se  trouvera  dans  Feau. 

M.  Dolisie  a  été  obligé  de  payer  ici  la  barrette  ou  m'tako,  petite  barre 
de  fil  de  laiton  de  quinze  centimètres  environ,  jusqu'à  trente  centimes, 
tandis  que  sa  valeur  réelle  ici  n'est  que  de  dix  centimes  à  peine.  Les 
commerçants  prétendent  qu'ils  en  ont  besoin  pour  eux,  et  que  chaque 
objet  qu'on  leur  prend  peut  leur  enlever  un  kilogramme  d'ivoire!  Et 
quelquefois  avec  un  objet  valant  quelques  centimes  en  France,  ils  peu- 
vent avoir  des  vingt  et  quarante  francs  d'ivoire. 

29  avril.  —  Je  suis  allé  voir  hier  les  comptes  de  la  Société  anonyme 
belge  à  Kincbassa,  mais  je  n'ai  approuvé  que  les  comptes  de  détail  seu- 
lement. Je  ne  pourrai  me  prononcer  que  sur  l'exactitude  du  nondîre 
des  charges  transportées,  faisant  mes  réserves  sur  la  question  du  prix 
de  quarante-cin(|  francs  qui  ne  me  paraît  pas  être  celui  des  conventions. 
Il  faudrait  vous  assurer  du  pri\  des  conventions. 

Pour  les  charges  descendantes,  il  faut  aussi  payer  quarante-cinq 
fi'ancs,  ce  qui  me  semble  un  abus,  puisque  le  facteur,  du  moins  par 
Loango,  touche  en  uni^  seule  fois  le  prix  d'aller  et  du  retour:  mais  je 


—  252  — 

vous  fixerai  mieux  sur  tout  cela,  quand  je  serai  en  Europe.  Toutes  ces 
choses  dépendent,  d'ailleurs,  des  conventions  passées  par  M.  X...,  et 
que  je  n'ai  jamais  eues  sous  les  yeux. 

Je  crois  que  vous  aurez  du  mal  à  me  reconnaître,  puisqu'il  Brazza- 
ville même  on  dit  ([ue  je  suis  très  changé.  Je  porte  une  barbe  splendide, 
mais,  hélas!  les  cheveux  ont  peu  repoussé,  et  le  plus  grand  nombre  est 
tombé  sur  les  rives  de  FOubanghi. 

Jacques. 


LE  CARNET  DE  JACQUES 


INACTION   FORCEE 


A  partir  de  la  dernière  lettre  qu'on  vient  de  lire,  le  duc  d'I'zès  n'écrivit  plus  à 
sa  famille.  Comme  il  était  sur  le  chemin  du  retour,  les  lettres  devenaient  inutiles, 
puisqu'elles  l'auraient  accompagné,  et  qu'il  serait  arrivé  en  même  temps  qu'elles. 
Mais  au  milieu  des  soulîrances  qui  le  torturaient  il  continua  à  tenir  à  jour  son 
carnet  de  notes  quotidiennes.  Voici  ces  notes.  Elles  complètent  ses  lettres.  Jacques 
les  écrivit  fidèlement  jusqu'au  moment  où  il  se  coucha  pour  mourir.  Ce  carnet 
portait  en  exergue  :  Feno,  non  auro. 

12  janvier. 

Commencomont  du  séjour  aux  Abiras.  Grand  poste  bien  établi  com- 
prenant deux  cases  pour  les  blancs,  de  nombreuses  cases  pour  les  Séné- 
galais et  une  factorerie  hollandaise.  Les  villages  yakomas  indigènes 
cessent  tout  auprès. 

La  rivière  a  environ  dix-huit  cents  mètres  de  large,  avec  une  grande  île 
dans  le  milieu.  Derrière,  s'étend  le  pays  des  Nzakkaras,  plat  et  brous- 
sailleux, aux  nombreux  marais,  actuellement  secs  (saison  sèche).  Jardins 
avec  ignames. 

Visite  à  notre  futur  campement  situé  à  environ  deux  cent  cinquante 
mètres  du  poste,  comprenant  (quand  il  sera  terminé)  une  case  pour  Pottier 
et  moi.  avec  salle  à  manger  —  cette  case  est  à  peu  près  terminée.  — 
un  magasin  avec  deux  chambres  (Julien  et  RioUot)  et  des  gourbis  indi- 
gènes (dix)  pour  les  Arabes  et  Sénégalais.  Cuisine  derrière  et  grande 
place  avec  jardin  devant.  Grande  route  menant  du  poste  au  campement. 
Installation  des  Arabes  dans  un  gourbi,  et  activement  des  préparatifs 
pour  nos  Sénégalais  de  poste.  Bonne  tenue;  un  vol  de  fusil  et  la  ques- 
tion des  Banzyris  et  de  leurs  payements. 


—  2S6  — 

Los  vivres;  assez  grandes  difficultés  qu'on  a  pour  en  trouver  ici.  Les 
poules  et  les  cabris,  les  cabris  gardés  précieusement  par  les  Yakomas 
avec  lesquels  ils  aclièlent  des  femmes.  Les  sacrifices  de  bestiaux  pour 
manger  et  Idée  de  Dieu? 

Le  poste  belge  situé  à  doux  ou  trois  kilomètres  sur  la  même  rive.  La 
route  de  la  rivière  moralement  barrée. 

Temps  assez  frais,  un  peu  de  fièvre  et  mal  de  dents.  Les  sauterelles. 

Vendredi  13  janvier. 

Quelques  roA'isions  des  bagages.  Nous  venons  de  cliarger  nos  caisses; 
on  active  un  peu  l'organisation  de  notre  gourbi;  rien  de  bien  nouveau. 
Enrôlement  de  Banzyris  comme  travailleurs,  pour  faire  les  travaux  du 
camp . 

Temps  gris  et  menaces  de  tornade.  Vent  du  sud-est  assez  violent 
pendant  une  partie  de  la  journée. 

Du  poste  on  aperçoit  à  environ  cinq  ou  six  kilomètres  le  confluent  du 
Mbomou  avec  l'Ouellé. 

Baromètre  à  trois  heures,  735.5.  Thermomètre,  27  degrés.  Le  soir, 
éclairs. 

Samedi  14  janvier. 

Travaux  dans  les  réserves  de  pharmacie.  Discussion  sur  la  politique 
belge.  L'ivoire  et  les  cadeaux  offerts  par  les  chefs  nzakkaras  à  M.  Liotard. 

Visite  d'un  dos  frères  de  Bangassou  à  M.  Liotard.  Les  instruments 
qui  l'accompagnent,  flûtes,  sablier  et  corne  d'ivoire  aux  bruits  extraor- 
dinaires. Entrevue  entre  le  chef  et  le  directeur  do  l'Oubanghi. 

Les  histoires  contées  par  les  Belges  aux  indigènes;  leur  manière  de 
raconter  l'arrivée  des  Européens  et  les  discussions  entre  eux.  La  recon- 
naissance de  la  suprématie  de  la  France  sur  la  rive  droite  de  l'Oubanghi. 
Différences  de  cours  et  d'importance  du  Mbomou  et  de  l'Ouellé,  qui  est 
bien  le  véritable  Oubaugbi.  d'a[)rès  nos  idées.  iXonis  difl'érenls  donnés 
par  les  imligènos  à  la  rixièro.  Pour  tous  les  indigènes  riverains  : 
Banzyris,  Yakomas,  c'est  la  «  ri\ière  »,  et  ils  ne  donnent  des  noms 


—  2o7  — 

qu'aux  affluents  secondaires,  voire  à  de  simples  ruisseaux,  grossis  dans 
la  saison  des  pluies.  Le  massacre  de  Fexpédition  de  M.  de  Poumayrac 
et  de  ses  Sénégalais  raconté  par  M.  Liotard.  Imprudence  de  prendre 
fait  et  cause  pour  un  chef  indigène.  L'endroit  oii,  d"aprcs  les  racontars, 
se  trouvent  les  crânes  de  M.  de  Poumayrac  et  de  ses  Sénégalais.  Un 
Yakoma  seul  s'est  sauvé  du  massacre  et  est  actuellement  au  poste 
comme  interprète  nzakkara  (prononcez  nzac-kara). 

15  janvier. 

Repos  du  dimanche.  Visite  au  poste  du  commandant  Hanslé,  chef 
belge  du  llaut-Oubanghi.  Julien  et  les  Belges;  conversation  un  peu 
froide;  ils  affectent  d'être  très  aimables  avec  les  Français,  mais  débi- 
tent aux  indigènes  le  plus  de  mensonges  possible  sur  leur  compte. 
Exemple  :  ceux  qui  oui  été  racontés  hier  à  M.  Liotard  par  le  frère  de 
Bangassou.  Le  poste  provisoire.  Reconnaissance  implicite  des  droits 
de  la  France  sur  le  Nord-Oubanghi  (rive).  Les  premiers  arrivés.  Poli- 
tique avec  les  indigènes.  Le  massacre  du  Heutenant  Liégeois  dans  l'Ou- 
banghi. 

16  janvier. 

Julien  toujours  assez  souffrant;  travaux  au  camp  et  réfection  de 
caisses.  Itinéraire  probable  et  séjom*  que  nous  devons  faire  ici.  Expé- 
dition chez  les  Boubous  remise  à  quelques  jours.  Diarrhée.  Potlier  un 
peu  souffrant.  Conséquences  du  repos  après  une  période  d'activité. 
Assez  beau  temps. 

17  jancicr. 

Temps  gris  et  froid  toute  la  journée.  Le  thermomètre,  quia  eu  un 
minimum  de  21  degrés  dans  la  nuil,  ne  monte  guère  au-dessus  de  22 
degrés. 

N'isile  de  M.  Liotard  au  poste  belge. 

Diarrhée  continue.  Arrivée  vers  cinq  heures  de  MM.  Augier  cl  Trainès, 
agents  français  de  la  Société  anonyme  Jjelge. 


—  2l^H  — 

La  Socirlr  uiiuiiyme  belge  el  rÉlal  iiulépeiidaiil  du  floiigo  dans  rOu- 
baiiglii;  rivalilé  de  commerce;  un  roi  négrier.  Rapport  de  M.  Augier  ; 
les  exploits  des  soldats  de  l'Etat  indépendant  du  Congo.  Ceux-ci  n'ayant 
pas  de  ration  de  perles,  et  les  villages  sur  la  gauche  étant  extrêmement 
peu  nombreux,  grâce  à  riial)ile  politique  suivie  par  l'Etat,  les  soldats  sont 
obligés  pour  a  ivre  d'aller  piller  sur  la  rive  française  et  massacrent  même, 
lorsque  les  indigènes  leur  résistent,  comme  le  cas  se  présentait  cette 
fois-ci.  Terreur  des  indigènes  riverains  à  la  seule  vue  du  n'gomalé,  ou 
fusil,  qui  paralyse  en  eux  tout  moyen  de  défense  et  ne  les  laisse  même 
pas  résister  à  un  seul  esclave  noir,  armé  d'un  fusil.  Fuite  du  soldat 
chez  les  Boubous,  lorsqu'il  a  été  surpris  par  M.  Augier.  Importance  de 
ces  faits,  au  point  de  vue  français,  à  cause  de  Tinlluence  morale  qu'ils 
exercent  en  Europe. 

La  politique  de  M.  Liotard.  Julien  toujours  souffianl.  Froid  assez 
grand  le  soir.  Même  temps  gris  toute  la  journée. 

Mercredi  18  jaiicicr. 

La  tenqiéralLire  est  descendue,  la  nuit,  à  17"  centigrades.  A  sept 
lit'iires,  le  lliermomèlre  ne  niar([ae  encore  (pie  18  degrés.  Brume  dans 
la  matinée,  beau  lenqis  ensuite. 

Visite  du  docteur  belge,  revenant  de  l'Oiiellé.  Commencement  de 
l'influence  arabe  dans  cette  rivière.  Les  travaux  du  camp  conlinuent. 
Diarrhée,  suite  et  tin.  Journée  assez  chaude  (30  degrés;.  Menaces 
d'orage,  le  soir,  mais  de  [)eu  de  durée.  Pas  de  vent. 

Sur  les  étapes  que  l'on  peut  faire  en  une  journée;  étapes  chez  les 
Nzakkaras  et  routes  inondées  à  la  saison  des  pluies.  Marches  pénibles  à 
travers  des  marais  où  l'on  enire  juscpi'à  la  i)oitrine. 

JO  janvier. 

Beau  temps,  légèic  brunie  sur  la  rivière:  revision  et  réfection  des 
caisses.  Tenq»ri-aliire  à  dix  heures.  :>(>  degrés.  .Iniien  loujours  souf- 
fi'aiita\ec  mieux.  Saison  sèche  conliiuie,  inlerrompue  sinqdemeni  par 


—  2o9  — 

quelques  orages  et  lornades  qui  rafiaîcliisseul  ralmosplu'TO  el  rendenl 
lum  oi'(liu;i 

20  janvier . 

Les  travaux  du  camp  avancenl  tout  doucement.  Projets  pour  l'expé- 
dition chez  les  Boubous.  Tous  les  jours,  arrivée  de  chefs  nzakkaras, 
venant  voir  ce  qui  se  passe,  constater  nos  forces  et  tâcher  de  deviner 
nos  projets.  Les  deux  Zanziharites  espions  belges  et  leur  fuite  préci- 
pitée en  se  voyant  reconnus.  Les  Belges  ont  encore  plus  envie  que  les 
Nzakkaras  de  savoir  nos  intentions.  La  dysenterie  et  les  vers;  le  malade 
actuel  est  Mohammed-Ben-Ali,  perruquier,  très  gravement  atteint. 

iMinimum  de  température  de  la  nuit  précédente  :  de  18  [à  20  degrés. 
Diarrhée  guérie. 

21  jani'icr. 

Toujours  à  peu  près  le  même  temps.  Maladie  aggravée  de  Mohammed- 
Ben-Ali.  La  dysenterie.  Julien  assez  fortement  atteint. 

Encore  de  nouvelles  histoires  sur  le  compte  des  Belges.  Leur  système 
do  dénégation. 

Pluie  et  tornade  légère,  le  soir  vers  trois  heures  jusqu'à  cinq  heures. 

22  janvier  (dimanche). 

Température  minima  de  la  nuit,  17  degrés.  Matinée  grise  et  fraîche. 
Latitude  des  Abiras,  4°  7'  30"  nord,  et  longitude  20  degrés.  Observa- 
tions de  27  k'",  i"  lîlV  52"? 

Mort  à  trois  heures  et  demie  du  tiiailleur  Mohammed-Ben-Ali.  enterré 
presque  immédiatement  dans  la  brousse,  à  peu  de  distance  du  cam[»  et 
derrière. 

Temps  assez  beau  dans  l'après-midi,  saison  sèche. 

23  janvier. 
Travaux  du  camp  et  installation  de  Pottier.  Position  des  chambres  et 


—  260  — 

du  campement,  les  décorations,  plafonds  étant  invention  de  bon  goût. 
Les  water-closets  et  leur  porte.  Contemplation  et  admiration  des  indi- 
gènes. Influence  possible  sur  leur  architecture  future. 

Les  constructions  se  font  en  musique.  Instruments  yakomas  : 
double  cloche  en  fer  forgé,  tam-tams;  ils  sont  inférieurs  comme 
musiciens  aux  Nzakkaras,  possédant  des  flûtes  à  deux  et  qualité 
trous,  des  trompes  en  ivoire  dont  ils  tirent  cinq  notes  et  cherchent 
même  à  imiter  le  clairon  (instrument  essoufflant),  ensuite  le  xylophone, 
composé  de  touches  comme  les  instruments  similaires  éthiopiens, 
mais  dont  la  résonance  est  donnée  par  des  courges  suspendues  à  la 
partie  inférieure.  Ils  frappent  sur  ces  touches  au  moyen  de  quatre 
petites  baguettes  munies  de  tampons  de  caoutchouc  qu'ils  tiennent 
deux  à  chaque  main.  Le  chef  d'orchestre  joue  de  la  flûte  à  deux  trous 
et  bat  la  mesure  au  moyen  d'un  hochet  (petite  courge  remplie  de 
sable) . 

Les  Nzakkaras  sont  soumis  au  pouvoii'  d'un  chef,  Bangassou,  lequel 
a  l'autorité  effective  ou  au  moins  nominale  sur  tous  les  autres  chefs  de 
la  région.  Ceux-ci  ont  pouvoir  absolu  sur  leurs  hommes,  et  les  sacrifices 
humains  ne  leur  coûtent  guère.  Les  Yakomas  et  les  peuples  riverains 
sont  beau('oup  plus  indépendants. 

24  janvier. 

Aux  Abiras,  Julien  toujours  très  souffrant  et  retard  de  l'expédition 
des  Boubous.  Préparatifs  et  exercices.  Renseignements  sur  leurs  actes 
et  leurs  essais  de  résistance.  Les  pièges  à  loups  qu'ils  doivent  nous 
tendre.  Jamais  battus.  L'oligarchie  chez  les  Boubous.  Difflcultés  offertes 
pour  le  ravilaiflcunenl  des  hommes.  Etablissement  au  poste  provisoire 
de  N'ganda.  Quelles  seront  nos  forces?  Plans  de  campagne,  multiples  et 
variés. 


Rien  de  bien  nouveau;  suis  un  peu  malade  de  la  bile.  Lenteurs  de 
l'inslallalion  et  de  l'établissement  du  camp.  Conmiencement  de  tra- 


—  261  — 

vaux  d'histoire  naturelle  par  Pottier  et  rétablissement  rapide  de  Bibi. 
Toujours  la  petite  opération  des  Belges. 

26  janvier. 

Installation  dans  ma  chambre  au  camp.  Toujours  assez  beau  temps  et 
saison  sèche  persistante.  Temps  brumeux  dans  la  matinée  et  fraîcheur 
assez  grande;  journée  assez  chaude  et  belle.  Arrivée,  le  soir,  d'un 
blessé,  victime  de  l'État  indépendant,  ou  plutôt  de  ses  esclaves  déguisés 
en  soldats. 

27  janvier. 

Visite  de  M.  Hanslé,  qui  reste  à  déjeuner.  Constatation  de  la  blessure 
faite  par  une  arme  à  feu  (poignet  traversé).  La  blessure  a  eu  lieu  le  19. 
Mort  du  blessé,  fds  d'un  chef.  Ce  chef  réclame  comme  indemnité  un 
fusil,  qui  lui  est  immédiatement  accordé  par  le  commandant  de  l'État. 
M.  Hanslé  a  sur  les  indigènes  des  opinions  peut-être  exactes,  mais  très 
brutalement  exprimées.  Les  idées  de  M.  Liotard  sont  beaucoup  plus 
douces,  pour  ne  pas  dire  trop  douces.  En  somme,  il  est  très  difficile  de 
traiter  les  indigènes  en  hommes  civilisés.  Ce  qui  me  frappe  surtout,  ce 
sont  les  énormes  différences  qui  existent  entre  les  différentes  races 
noires,  sans  parler  encore  de  celles  qui  sont  musulmanes. 

Le  soir,  arrivée  d'un  fils  de  Bangassou  qui  vient  chercher  un  pavillon 
français  pour  nous  accompagner  avec  un  milher  d'hommes  auxihaires 
contre  les  Boubous. 

28  janvier. 

La  faiblesse  et  la  maladie  de  Julien  persistent  et  m'inquiètent.  Cepen- 
dant il  est  impossible  de  reculer  Texpédition  contre  les  Boubous,  et  une 
action  commune  avec  M.  Liotard  est  possible,  nécessaire  même. 

Les  nuits  sont  froides.  Le  thermomètre,  abrité  sous  une  véranda, 
marque  15  degrés.  La  différence  entre  les  températures  minima  et 
maxima  est  de  12  ou  13  degrés,  d'où  pour  les  hommes  de  nombreuses 
bronchites  et  autres  maladies.  Peu  de  vivres;  en  dehors  des  pâtes  de 


farine  do  manioc  el  do  1  huile  de  palme,  presque  rien.  lAIonnaio 
d'échange,  la  perle  ou  la  kinja.  Dishihution  aux  hommes  des  rations 
et  de  la  solde. 

29  janvier. 

Pendant  la  nuit,  le  thermomètre,  ahrité.  descend  à  14  degrés.  Vers 
cinq  heures  du  matin,  à  l'air,  il  marque  9",0o.  Ciel  toujours  très  pur. 
Temps  brumeux  au  lever  du  soleil  et  brouillard  sur  l'Oubanghi.  Véri- 
table temps  de  saison  sèche  comme  à  Brazzaville. 

Nous  faisons  des  plans  pour  la  guerre  aux  Boubous  et  aussi  pour  nos 
explorations  futures.  Il  faut  que  nous  barrions  la  route  aux  Belges, 
autrement  ils  nous  la  barreront.  M.  Liotard  nous  promet  tout  son  appui. 

Lundi  30  janvier. 

Séjour  aux  Abiras.  Exercices  de  tir  pour  habituer  les  hommes  au 
maniement  du  fusil.  Préparatifs  du  départ  qui  doit  avoir  lieu  dans  trois 
ou  quatre  joui's.  Julien  toujours  assez  souffrant. 

31  janvier. 

Mêmes  exercices  de  tir  que  la  veille.  Répartition  des  hommes  en  sec- 
tions et  en  escouades.  Chaque  escouade  comprend  sept  hommes  et  un 
caporal.  Deux  escouades  forment  une  section  commandée  par  un  ser- 
gent. Il  y  a  en  plus  le  fourrier  et  le  clairon.  Nous  irons  nous  établir  à  un 
jielit  \illage  situé  sur  la  rive  près  de  N'ganda. 

1"  février. 

Le  dépai't  est  fixé  à  demain  matin.  Nous  prenons  nos  dernières  dis- 
pnsiiioiis.  Tout  le  monde  est  en  boinu»  santé,  sauf  un  tirailleur  cpii  va 
mal  et  (|iii  restera  avec  (piatre  antres  à  la  gai'de  dn  canq». 


ARMES     CUNdOLAISES.     —     COLLECTION    DU     DUC     D    UZI 


:>t)3  — 


^  fi'ci'icr. 

Le  départ  donne  lieu  à  une  légère  confusion,  (jui  met  Julien  un  [)eu 
en  colère.  Il  a  lieu  à  sept  heures  quarante-cin(|.  Ma  colonne  se  compose 
de  trente-deux  tirailleurs,  six  Sénégalais  et  quatre  blancs.  Le  convoi 
comprend  dix  pirogues. 

Navigation  assez  tranquille.  A  dix  heures  quarante-cinq,  nous  pas- 
sons devant  le  village  belge  de  Mobili.  A  une  heure,  par  un  temps  assez 
chaud,  nous  passons  de\anl  l'embouchure  de  la  rivière  Handou  ou  Kotto, 
et  nous  débarquons  chez  ïouramba  pour  y  déjeuner.  Nous  ne  trouvons 
guère  que  le  chef  et  quelques  hommes  armés,  le  reste  s'étant  sauvé  dans 
la  brousse.  Nous  en  [)arlons  (juelques  minutes  après  deux  heures,  lon- 
geant la  rive  droite  de  la  rivière  Bandou,  passant  de\ant  quelques  petits 
villages,  et  à  trois  heures  quarante-cinq  devant  le  village  de  Béda,  qui, 
ayant  quelques  reproches  à  s'adresser  sur  sa  façon  de  traiter  les  Français, 
s'est  prudemment  éclipsé.  A  cinq  heures,  nous  arrivons  chez  Zinga. 
Bien  que  le  \illage  soit  allié,  notre  déplacement  de  forces  a  épouvanté 
les  habitants,  qui  se  sont  enfuis.  Nous  couchons  dans  leurs  cases.  Le 
soir,  pourtant,  ils  \iennent  nous  vendre  ({uelques  poules,  mais  de  très 
loin. 

3  février. 

Le  matin,  les  noirs  reviennent  un  peu,  et  quelques-uns  nous  deman- 
dent même  le  prix  de  la  location  de  leurs  cases.  Ils  ont  quelques  vivres 
à  vendre.  La  rivière  en  cet  endroit  offre  un  très  joli  aspect,  large  de 
deux  cents  à  deux  cent  cinquante  mètres;  elle  est  bordée  de  petits  bois 
entrecoupés  de  petites  plaines  de  brousse  verte.  On  dirait  presque  un 
coin  de  Normandie. 

L'eau  est  beaucoup  plus  claire  et  meilleure  à  boire  que  celle  de  l'Ou- 
banghi,  qui  est  lourde  et  sale.  Nous  quittons  Zinga  à  six  heures  trente  et 
suivons  la  rive  gauche.  Le  territoire  occupé  par  les  Boubous  commençant 
l)eu  a[)rès,  à  se[tt  heures  quarante-cinq,  nous  passons  devant  le  premier 
marché  boubou.  Derrière  s'élèvent  quelques  colhnes  qui  viennent  mourir 


—  264  — 

perpendiculaircmcnlàla  rivière.  Nous  apercevons  des  Boubous  à  grande 
distance  qui  poussent  leurs  cris  de  guerre  et  font  leurs  sinaagrées.  Nous 
passons  sans  y  faire  attention,  et  à  neuf  heures  nous  atteignons  Tendroit 
oîi  débarqua  M.  de  Poumayrac,  lorsqu'il  fut  massacré.  Vers  dix  heures, 
nous  passons  devant  un  second  marché  boubou  où  s'est  établi  un  petit 
village.  Nous  voyons  là  un  grand  nombre  de  Boubous  qui  gesticulent  et 
nous  injurient.  On  s'arrête  un  instant  dcAant  eux.  Mais  on  les  laisse 
tranquilles,  pour  ne  pas  leur  montrer  la  portée  des  fusils.  Et,  à  dix 
heures  vingt,  on  débarque  sur  la  rive  gauche,  à  quinze  cents  mètres 
du  marché,  à  un  petit  village  yakoma.  A  vingt-cinq  minutes  de  marche 
se  trouve  le  village  de  N'ganda  ou  Bagou.  D'ailleurs,  il  est  très  difficile 
de  mettre  un  nom  de  village  sur  la  carte,  car  les  indigènes  abandonnent 
leur  village  dès  que  leur  chef  est  mort  et  en  contruisent  un  autre  qui 
prend  immédiatement  le  nom  de  son  successeur.  N'ganda  étant  mort  et 
ayant  été  pleuré  environ  trois  mois,  son  fds  Bagou,  proclamé  chef, 
s'occupe  à  reconstituer  son  village.  Près  de  là  est  établi  un  poste  fran- 
çais, confié  à  la  garde  de  trois  Sénégalais.  Nous  bivouaquons  au  village 
yakoma.  Pendant  que  nous  passions  devant  le  village  boubou,  sur 
l'autre  rive  les  Boubous  criaient  à  nos  pagayeurs  que  les  Français  sont 
de  bons  petits  poulets  et  qu'ils  les  voient  venir  avec  joie,  pour  les 
manger  avec  du  sel  dont  ils  ont  fait  expressément  provision  pour  cette 
circonstance. 

Demain  commencera  l'expédition.  Juhen  prendra  le  commandement 
général.  Mes  Arabes  sont  divisés  en  deux  sections,  commandées,  Tune 
par  Riollot,  l'autre  directement  par  moi.  Chaque  homme  porte  deux 
cents  cartouches.  Les  Sénégalais  sont  aussi  divisés  eu  deux  sections, 
commandées,  l'une  par  MM.  Liolard  et  Fraisse,  l'autre  par  M.  Juche- 
reau.  Les  hommes  portent  chacun  cent  cinquante  cartouches.  Décapi- 
tation d'un  voleur  de  fusil,  yakoma. 


EXPÉDITION   CONTRE   LES   BOUBOUS 


4  février. 

Réveil  ù  trois  heures  et  demie.  Départ  vers  cinq  heures  et  quart. 
Débarquement  à  cinq  heures  et  demie  au  deuxième  marché  et  prise  du 
village  enlevé  par  deux  feux  de  salve  de  Juchereau.  Une  légère  brume 
gène  les  opérations.  On  établit  dans  le  village  un  poste  d'une  douzaine 
d'hommes  commandés  par  un  Sénégalais.  Le  brouillard  se  lève,  et  nous 
marchons  en  bataille  sur  le  village  de  Palza,  que  nous  devons  rencontrer 
dabord.  Le  guide  qui  nous  conduit  est  un  des  rares  hommes  échappés 
au  massacre  de  M.  de  Poumayrac.  Il  est  resté  depuis  aux  Abiras,  dans 
l'espoir  de  retourner  le  venger.  C'est  un  Yakoma,  allié  des  Nzakkaras. 
Nous  traversons  une  légère  brousse,  puis  quelques  buissons  dans  une 
ligne  de  thalweg;  nous  arrivons  bientôt  au  village  de  Palza,  qui  se 
trouve  sur  un  plateau.  On  s'empare  immédiatement  de  la  droite  du  village 
(droite,  étant  donnée  notre  marche),  et  nous  avons  alors  aperçu  d'assez 
loin  quelques  Boubous  qu'on  disperse  par  quelques  feux  de  salve.  Le  vil- 
lage de  Palza  s'étend  à  notre  gauche  ;  nous  l'enfilons  également,  en  met- 
tant le  feu  aux  cases  successivement.  Nous  pouvons  remarquer  en  même 
temps  la  propreté  du  village,  balayé  le  matin  même.  Des  champs  de 
patates,  des  plantations  de  manioc,  beaucoup  de  palmiers  et  de  bana 
niers.  Le  village  de  Palza  est  brûlé,  sans  que  nous  apercevions  de  Bou- 
bous; mais  nous  les  entendons  dans  la  brousse  i)Ousser  leurs  aou-aou. 

Arrivés  au  village  de  Banga,  nous  mettons  le  feu  aux  premières 
cases.  Le  village  s'étend  dans  l'intérieur.  La  chaleur  commençant,  nous 
entamons  le  mouvement  de  retraite  vers  les  pirogues.  Les  Boubous 
saisissent  l'occasion  pour  nous  entourer  ou  plutôt  l'essayer.  Ils  s'ap- 
prochent jusqu'à  une  cinquantaine  de  mètres  de  nous  ;  mais  les  dégâts 
que  nos  feux  de  salve  ou  à  volonté  font  sur  eux  les  effrayent  un  peu,  et 

34 


—  2()()  — 

ils  s'écartent,  se  contentant  de  harceler  les  flancs  de  l'arrière -garde. 
Cette  dernière  est  la  plus  inquiétée  et  reçoit  des  flèches  et  deux  cou- 
teaux. Curieuse  manière  de  lancer  les  couteaux  par  les  Boubous.  Un 
Sénégalais  de  l'arrière-garde  est  légèrement  blessé  par  une  flèche,  et  un 
Banzyri  plus  grièvement  dans  le  dos. 

Nous  arrivons  à  la  rivière  à  environ  trois  kilomètres  en  aval  du 
marché  brûlé,  et  remontons  le  long  de  l'eau  sans  attendre  les  Boubous; 
tout  à  coup  on  entend  le  poste  resté  au  village  brûlé  tirer  des  coups 
de  feu.  Le  guide  yakoma  manque  de  tomber  dans  un  trou.  Retour  au 
poste  à  dix  heures  et  demie:  celui-ci  n'axait  repoussé  qu'une  légère 
attaque.  En  face  de  nous  sur  l'autre  rive  se  trouve  un  millier  de 
Nzakkaras,  hommes,  femmes  et  enfants,  venus  pourvoir  si  nous  sortons 
réellement  du  pays  boubou.  Quelques  braves  ont  cependant  traversé  le 
fleuve.  Nous  nous  rembarquons  et  allons  bivouaquer  chez  eux. 

Nous  avons  fait  dans  la  journée  nos  quatorze  kilomètres.  Nous  avons 
eu  affaire  à  sept  ou  huit  cents  Boubous.  Nous  en  avons  tué  une  tren- 
taine, blessé  au  moins  autant.  Aussi  ce  soir-là  les  Boubous  se  taisent-ils. 
La  rive  droite  reste  silencieuse.  Soirée  tranquille. 

Dimanche  5  février. 

Repos  au  village  yakoma.  Journée  chaude.  Charrier  a  la  dysenterie. 
Nous  concertons  notre  plan  de  campagne  pour  le  lendemain.  Les  indi- 
gènes racontent  des  choses  extraordinaires  sur  les  projets  de  résistance 
de  nos  ennemis.  Les  Boubous  sont  toujours  silencieux. 

Dans  l'après-midi,  je  vais  visiter  le  village  de  Bagou.  D'abord,  arrêt 
au  poste  français.  ])Our  prendre  une  consommation  qui  consiste  en  un 
exceiiriit  verre  (keau  de  source.  Puis  je  vais  voir  M.  Bagou,  homme 
très  poilu,  avec  uih>  moustache  effilée  et  une  biirl»e  on  collier.  11  porte 
un  chapeau  orné  d'nne  dragonne  d'ofliciei'.  un  v(>slon  bleu  qu'il 
(iéixmlonnr  de  Icmps  à  antre  pour  se  rah'aîchir.  un  pantalon.  C'est  un 
gentleman.  A  côté  de  sa  case,  il  a  son  sérail  composé  d(>  trois  cases 
entourées  d'nne  palissade  de  feuillage  avec  un(>  petite  [)orte. 

Nous  le  laissons  bientôt  en  grantle  con\ersation  a\ec  .M.  Liotard  et 


—  2G7  — 

Jioiis  allcuis  \oii-  le  laiii-laiii.  adiiiicci-  les  danses  de  iXzakkaïas  (|ai 
icssoinblL'nt  jj.euucoup  à  une  gigue  uiigluise  et  se  rajipru^lienl  des 
danses  eiii'0[téennes.  Ce  (iiii  ii'eiiipèclie  pas  quelques  danseurs  de  se 
lixrer  à  ties  easaliers  seuls  plus  on  uioius  exeeulri(|ues.  au  milieu  du 
cercle  loiiné  par  les  autres.  Dans  ce  cercle  se  lieunenl  aussi  les  musi- 
ciens. Leurs  instrumenls  sont  le  iaui-lani,  la  duuhie  cloche  à  deux 
stuis,  le  piano  nzakkara  c'esl-à-elire  le  x^lopliom".  (Juel(|uefois  on  y 
joint  des  llùles,  des  castagneltes  et  des  sabliers. 

Les  marchandises  que  préfèrent  les  jXzakLaras  souL  les  fusils,  les 
ca[)sules.  la  poudi'c,  et  pour  les  chefs  les  >ieu\  hahils.  [tantalons,  vestons 
de  couleur  bleue.  Vers  quatre  heures  et  demie,  relour  au  Aillage 
yalvoma  par  la  route,  vrais  sentiers  de  noirs,  eu  tire-houchon.  traversant 
des  bois  d("  haute  futaie.  encond)rés  de  lianes  et  cou[»és  par  d  aulres 
sentiers.  A  la  saison  des  pluies,  tout  cela  doit  être  inondé. 

6  jecrier. 

Réveil  à  quatre  heures,  endjarquemenl  à  cin([  heures  et  demie,  pour 
descendre  la  rivière  et  débar({uer  au  premier  marché  ])oubou.  Pendant 
le  trajet,  on  entend  les  sentinelles  ennemies  pousser  leurs  cris  d'alarme 
le  long  de  la  rivière.  Les  Boubous  croient  que  nous  descendrons  jus- 
qu'au point  où  M.  de  Poumayrac  a  été  tué.  Us  y  ont  fait,  dit-on,  des 
travaux  de  défense. 

Arrivés  au  })reniier  marché,  nous  débarcpions  sans  encoudjre.  Les 
dispositions  de  combat  sont  les  mêmes  (pie  la  veille.  On  laisse  nn  poste 
sous  les  ordres  d'un  Sénégalais  pour  surveiller  les  }»irogues.  On  monte 
sur  le  plateau  et  on  arrive  au  village  banzi  qu'on  conmience  aussitôt  à 
incendier.  A  la  première  salve  exécutée  par  les  hommes  de  Riollot, 
un  Houhou  1ond)e.  Ou  le  décapite  immédiatement.  Arrivée  de  sept  ou 
huit  cents  auxiliaires  nzakliaras  qui  se  suivent  en  longue  lile,  la  lance  à 
la  main  et  en  assez  bon  ordre.  Ceux  qui  ont  des  fusils  cherchent  à  imiter 
nos  soldats.  Quelques-uns  esquissent  un  semblant  d'alignement,  el  lim 
d'entre  eux  commande  :  «  Feu!  »  Pas  mal  de  cabris  et  de  poules  suc- 
combent sous  leur  fer.  Nous  continuons  notre  promenade  militaire  en 


-  268  — 

hrùlaiit  le  village,  sans  apercevoir  les  Boubous.  Au  moment  du  retour, 
on  les  voit  de  fort  loin  et  on  leur  envoie  quelques  feux  de  salve  à  sept  ou 
huit  cents  mètres.  Les  auxiliaires  nzakkaras  massacrent  quelques  femmes 
et  quelques  enfants,  et  font  trois  prisonniers,  qu'ils  amènent  à  i\l.  Lio- 
tard. 

Nous  revenons  à  la  rivière.  Notre  petit  poste  a  été  attaqué.  ^lais  il 
a  repoussé  l'ennemi  et  lui  a  tué  cinq  hommes. 

Rembarquement  à  dix  heures  et  demie  par  une  grosse  chaleur. 
Spectacle  très  pittoresque  offert  par  les  traversées  successives  des 
Nzaldcaras,  qui,  après  avoir  déchargé  une  dernière  fois  leurs  fusils, 
sautent  légèrement  dans  les  pirogues  et  retournent  rapidement  vers 
la  rive  opposée,  sans  ouhher  toutefois  les  corps  des  hommes  et  des 
femmes  qu'ils  ont  tués.  Rentrée  au  hivouac  à  une  heure  et  demie.  Dans 
la  soirée,  les  Nzakkaras  se  livrent  à  un  grand  festin  anthropophagique 
que  nous  n'avons  pas  les  moyens  d'empêcher.  Ils  font  griller  les  corps 
de  leurs  ennemis,  enlèvent  la  peau,  envoient  leurs  enfants  laver  les 
tripes  à  la  rivière,  mettent  ensuite  les  morceaux  de  viande  dans  leur 
marmite,  en  y  ajoutant  des  épices,  et  s'en  régalent. 

Arrivée  hizarre  de  Bagou,  qui  amène  aux  populations  émues  les  femmes 
de  son  père. 

Trois  coups  de  feu  pendant  la  nuit. 

7  février. 

Réveil  à  quatre  heures,  on  traverse  la  rivière  et  on  débarque  en  face, 
un  peu  avant  le  jour.  On  prend  immédiatement  le  sentier  qui  meneau 
village  de  Palza.  On  détaclie  un  poste  qui  doit  aller  nous  attendre  au 
deuxième  marché  houbou.  Une  demi-heure  de  marche  rapide  nous 
amène  aux  cases  de  Palza,  dont  quelques-unes  n'avaient  pas  flambé. 
Nous  complétons  la  razzia.  Mais  les  cabris  et  les  poules  ont  été  enlevés 
par  les  Boubous,  devenus  plus  prudents.  Nous  prenons  ensuite  par  le 
nord  et  nous  passons  en  debors  du  village  de  Baiiga,  dont  la  plus  grande 
partie  llambe.  Là,  nous  commençons  à  apercevoir  les  Boubous  et  à  leur 
envoyer  quelques  feux  de  salve.  Suivant  leur  lactique,  dès  que  nous 


—  2G9  — 

commençons  à  battre  en  retraite,  ils  cherchent  à  nous  harceler  et  à 
empêcher  notre  mouvement.  Quand  nous  retraversons  Fextrémité  du 
village,  ils  s'approchent  même  assez  près  de  nous.  Mais  nous  sommes 
en  plaine,  on  forme  le  carré,  et  les  Boubous  tombent  en  grand  nombre 
sous  nos  salves,  qui  se  succèdent  rapidement.  Dans  un  fond  plein  de 
palmiers  et  situé  dans  un  village  que  les  Sénégalais  couvrent  de  feu  et 
où  Ton  entend  beaucoup  de  cris  de  guerre,  un  Nzakkara,  voulant,  avec 
quelques-uns  de  ses  camarades,  enlever  un  cadavre  boubou,  reçoit  un 
coup  de  zagaie  et  bat  en  retraite. 

Le  retour  aux  pirogues  s'efPectue  en  assez  bon  ordre  ;  mais  les  Bou- 
bous, poussant  leurs  cris  de  guerre,  s'approchent  encore  assez  près, 
quoique  moins  audacieux  que  les  premiers  jours.  Après  la  traversée 
assez  dangereuse  d'un  petit  bois,  où  deux  hommes  de  Tarrière-garde 
sont  légèrement  blessés  par  les  flèches,  on  atteint  les  pirogues  vers  dix 
heures  et  demie  et  on  se  rembarque.  On  peut  estimer  ce  jour-là  les 
pertes  des  Boubous  à  cent  hommes  tués  ou  morts  de  leurs  blessures, 
plus  une  cinquantaine  de  blessés.  Un  Nzakkara  a  été  assez  grièvement 
blessé  par  une  flèche.  Le  chef  du  village  boubou  de  Banga  a  été  tué. 
Les  ennemis  se  sont  enfuis  au  loin  dans  la  brousse. 

Nous  avons  fait  environ  quinze  kilomètres.  Effet  moral  considérable 
sur  les  populations  avoisinantes  pour  lesquelles  les  Boubous  étaient 
invincibles.  Les  fils  de  Bangassou  nous  ont  accompagnés  tout  le  temps. 
Journée  moins  chaude,  temps  couvert,  orage  pendant  la  nuit. 

8  février. 

Journée  de  repos  au  village  )akonia.  Dans  l'après-midi,  Julien  et 
M.  Liotard  vont  au  village  de  Bagou  et  font  un  cours  dhisloire  à  Bagou 
et  au  jeune  Barouka.  Ce  dernier  est  un  des  flls  de  Bangassou,  âgé  d'en- 
viron quinze  à  seize  ans,  paraissant  assez  intefligent  et  envoyé  par  son 
l)ère  pour  demeurer  avec  nous  et  nous  demander  de  venir  faire  un  poste 
eliez  lui.  Il  serait  possible  d'amener  en  Europe  Bangassou  et  peut-être 
plus  facflement  un  ou  deux  de  ses  fils. 

Le  départ  définitif  est  fixé  à  demain.  Julien  est  très  soufl'rant. 


I7U 


'Jfc 


Dépaii  \('rs  six  Iumii'cs.  Sl(i|i[ir  ù  S('[)l  liciiics  cl  deiiiic  aii-dcssoLis  du 
premier  iiiarclir  l)(iid)()ii.  On  doil  allci'  au  ^illai^■('  yalvOina  de  l>aiiz}ri.  à 
quelcjUL'S  kiltmirlius  dans  les  (('nés  (»ù  les  lioulxjiis  uid,  [tarail-il, 
envoyé  Iciiis  l'ciunies  cl  leurs  calnis.  Ou  Iruvcrse  successi^euleul  des 
])ois  et  des  marigots.  On  aperçoit  des  endroits  où  ont  dû  coucher  les 
indigèni's;  mais,  comme  noire  marche  est  éventée,  nous  n'apercevons 
(pi'un  iiuligéne,  [uohahlement  une  senlinelle.  qui  reçoit  une  vingtaine 
de  halles  à  ([uel([ues  mètres.  Marche  [)énihle.  Arrivée  au  \illage  de 
Bair/Aii.  Les  indigènes  se  sont  sauvés,  sans  songer  à  se  défendre,  hien 
([ue  leur  village  soit  fortilié  et  enlouie  de  marigots.  On  le  l)rùle,  ainsi 
(pie  plusieurs  autres  cases  qu'un  renconli-e. 

11  est  onze  heures  et  demie.  On  marche  encore  quelque  temps  sans 
rien  voir.  Julien  a  un  peu  de  hèvre  céréhrale  Le  tirailleur  Ben-Aïssa 
laisse  maladroitement  partir  son  fusil  et  se  hlesse  grièvement  à  l'aisselle. 
Nos  auxiliaires  confectionnent  un  lu'ancard  et  le  portent. 

Julien  a  pris  les  devants  et  marche  sur  Touramha.  En  route,  les 
Vakomas  massacrent  une  vieille  femme,  prétendant  qu'elle  les  insultait. 
Voilà  ]>ien  la  hravoure  des  noirs  du  Congo,  à  l'exception  des  Boubous, 
qui  se  sont  bravement  comportés.  Nous  trouvons  un  petit  village  yakoma 
dont  les  habitants  se  sont  sauvés.  Nous  le  respectons. 

A  une  heure  et  demie,  on  envoie  chercher  des  pirogues  chez  Tou- 
randja,  et,  à  trois  heures,  nous  débarquons  à  son  village  situé  entre  les 
rivières  Bandou  et  Oubanglii.  11  est  désert.  Nous  campons  dans  les  cases 
et  nous  l'eposous.  a[irès  une  journée  très  faliganle  el  moins  fécondi^  (mi 
résultais  (pie  les  aulres. 

Les  Sénégalais  ont  monlré  [dus  de  lenueetde  résislance  à  la  fatigin^ 
(jne  les  Ai-al)es.  el  surloul  beaucoup  plus  d'eulrain.  Julien  a\oue  ([u'il 
s  est  Iroiupé  siu'  la  Videur  res[)ective  des  deux  trou[)es. 

Nuil  IraïKpiille.  troublée  seulement  parles  réclamations  des  Vakomas, 
au\([uels  leurs  camarades,  les  pagayeurs,  ont  dérobé  bien  drs  choses. 


RETOUR  AUX  ABIRAS 


10  fcrncr. 

Nous  quiltons  Tourainba  à  sept  lioures  ciiiquanle.  Notre  pirogue, 
très  lourde,  reste  en  arrière  du  convoi.  A  dix;  lieures,  nous  passons 
devant  IMobili  et  nous  constatons  que,  pendant  notre  expédition,  les 
Belges  l'ont  brûlé. 

Un  indigène  se  détacbe  de  la  rive  et  nous  apprend  que  les  Yakoraas  des 
Abiras  veulent  nous  apporter  des  vivres.  En  effet,  deux  heures  et  demie 
plus  tard,  nous  rencontrons  des  pirogues  avec  des  drapeaux  qui  vien- 
nent jeter  du  manioc  dans  notre  pirogue;  leurs  équipages  nous  saluent, 
poussent  des  cris  et  des  chants  en  Tbonneur  du  retour  de  M.  Liotard. 

A  deux  heures  quarante-cinq,  nous  accostons  au  premier  village 
yakoma,  et,  après  une  marche  interrompue  par  une  bolée  de  vin  de 
bananes,  nous  arrivons  à  quatre  heures  et  demie  au  poste  des  Abiras. 

Tout  le  monde  est  fatigué.  Julien  est  malade.  Pottier  a  une  fièvre 
légère,  ainsi  que  Riollot.  Un  de  nos  tirailleurs  est  mort  pendant  notre 
absence:  un  fusil  a  été  volé.  Repos  de  bonne  heure. 

Température  lourde  toute  la  journée. 

11  frrrier. 

Repos  et  contre-coup  des  fatigues.  Tout  le  monde  a  mal  quelque  part. 
Julien  :  diarrbée  et  fièvre,  suite  de  dysenterie.  Pottier  :  embarras  gas- 
trique et  fièvre.  Riollot  :  fièvre.  M.  Fraisse  :  hèvre  et  mal  au  foie. 
M.  Jncbereau  :  fièvre  et  rendennuitde  l)ile.  M.  Liotard  :  b'gèrr  indispo- 
sition. M.  de  Kerraoul  :  fort(^  gastralgie.  Moi  :  fièvre  et  diarrhée.  Joli 
tableau  ! 

Le  soir,  orage  et  tornade  assez  violents  vers  sept  heures  et  demie. 


12  février. 

Légère  fièvre.  Tout  le  monde  est  énervé.  Dans  la  soirée,  Julien  a  un 
accès  de  folie  furieuse  qui  se  calme  vers  dix  heures. 

13  février. 

Tout  le  monde  souffrant.  On  nous  apporte  la  tête  de  l'infortuné 
M.  de  Poumayrac.  (Envoyé  détails  par  lettres.) 

14  février.  (Mardi  gras!) 

Comme  la  veille.  On  nous  annonce  le  décès  de  M.  Delcommun,  direc- 
teur de  la  Société  anonyme  belge,  et  le  départ  de  M.  Dolisie  pour  la 
France. 

15  février. 

J'ai  la  dysenterie.  Clôture  du  courrier  pour  la  France.  La  tempéra- 
ture se  relève,  et  le  thermomètre  marque  des  minima  de  23  degrés.  Le 
temps  est  toujours  beau  et  sec. 

Notre  victoire  sur  les  Boubous  a  produit  une  bonne  im^tression  sur 
les  Nzakkaras. 

Julien  est  toujours  très  malade  et  sombre.  Un  nuage  considérable 
de  criquets  passe  au-dessus  de  la  rivière  et  ne  s'arrête  heureusement 
pas  ici. 

16  février. 

Dysenterie.  Diète  forcée.  Maladie  bien  ennuyeuse.  Julien  malade  de 
corps  et  d'esprit.  Départ  de  MM.  Angier  et  de  Kerraoul  })ar  courrit>r 
extradirect  et  rapide. 

17  février. 

Encore  la  dysenterie.  Julien  demande  à  retourner  en  Europe.  J'ai  un 


AltMKS     CONGOLAISES. 


:oi.le(;tio\   di:   duc   d  lzès 


—  273  — 

léger  moiivomeiit  de  déeouragement.  Adieu  les  grands  projets!  11  est 
certain  pourtant  que  dans  les  conditions  où  il  était  et  où  il  nous  met- 
tait, son  départ  était  nécessaire.  Comme  le  climat  africain  avarie  les 
hommes  et  les  caractères! 

/(V  [rrricr. 

Je  vais  mieux.  Julien  et  Riollot  [)réparrnt  leur  départ.  Les  BouIjous 
font  demander  la  paix  à  jM.  Liotard.  Ils  nous  ont  rendu  le  crâne  de 
Al.  de  Poumayrac,  (jui  a  été  emporté  par  M.  de  Kerraoul.  Us  rendent 
peu  à  peu  ceux  des  Sénégalais  massacrés.  Grande  influence  de  iM.  Lio- 
tard sur  les  ?szakkaras. 

19  fêcrlcr  (dimanche). 

Vers  huit  heures,  Julien  part  pour  l'Europe  dans  une  pirogue,  avec 
trois  tirailleurs  pour  escorte.  Tristes  réflexions  que  me  suggère  ce 
départ.  La  faute  que  nous  avons  commise  en  engageant  des  Arahes. 

A  dix  heures,  Rioflot  part  avec  six  hommes  pour  Banghi,  afin  de 
ramener  le  restant  des  charges.  Il  ne  sera  de  retour  que  dans  un  mois 
et  demi,  car  les  transports  ne  sont  pas  rapides  dans  ce  pays-ci. 

20  fée  fier. 

Aggravation  de  la  dysenterie.  Maladie  très  grave  de  M.  Alhrechts, 
sous-gérant  de  la  factorerie  liollaudaisc  des  Ahiras.  Commencements  de 
travaux  au  camp.  Organisation  du  jardin.  Pottier  travaille  ferme. 

21  [écrier. 

La  maladie  suit  désagréablement  son  cours.  Diète  obligatoire,  sauf 
le  lait  et  les  œufs.  M.  Alhrechts  est  mort  ce  matin  à  quatre  heures 
vingt-cinq  d'une  hématurie  bilieuse,  à  l'âge  de  vingt-huit  ans. 

22  févriei-. 

A  huit  heures  et  demie,  enterrement  de  AI.  Alhrechts,  au([uel  viennent 

35 


—  274  — 

assislor  deux  Belges  :  un  liciilciiant  et  un  doclcur.  C.c  dernier  nie  donne 
un  traitement  à  suivre  :  naphtol  cl  santonine.  Kèves  d'avenir! 

23  février. 

Toujours  faible  et  dysentérique.  Les  journées  s'écoulent,  ternes.  Je 
n'ai  aucun  goût  pour  rien  faire.  Quand  le  corps  est  fatigué,  l'àme  et  le 
cœur  son  ressentent.  Il  ne  faudrait  i»as  que  ça  continuai  trop  long- 
temps, car  tout  se  détraquerait. 

Ciel  couvert  toute  la  matinée.  Le  soir,  léger  halo  lunaire  assez  com- 
mun dans  ce  pays  où  l'atmosphère  est  saturée  de  vapeurs  d'eau.  Basse 
pression  fatigante. 

24  février  (vendredi). 


dont  l'accent  porte  principalement  sur  l'ullième  et  plus  rarement  sur  la 
pénultième.  Cela  fait  une  sorlc  de  chant  parlé  qui  s'exagère  sous  le 
coup  d'une  émotion  quelconque. 


25  février. 

Nos  travaux  continuent  au  jardin,  à  la  roule,  au  débroussement. 
Obligé  de  rester  couché. 

26  février. 

Dysenterie,  suite  et  malheureusement  pas  fin.  Déjeuner  au  poste  et 
dîner  dans  notre  petite  installation  définitive  au  camp. 

27  février. 

Visite  (in  ilocteiir  Ixdge  et  de  (|uel(pies  .\/.akkaras.  dont  l'un,  émissaire 
de  Bangassou,  dit-on,  est  habillé  en  général  anglais,  avec  des  souliers 
jaunes,   un  pantalon,  des  chaussettes  et  une  veste  rouge  galonnée. 


273 


^-'tS'  février. 

Nous  avons  des  nom  elles  de  Julien  et  de  Riollot.  Ils  sont  en  bonne 
santé.  Visite  de  Labassou,  frère  de  Bangassou,  chef  assez  important  qui 
itpporle  à  M.  Liotard  de  l)elles  pointes  d'ivoire.  Discussion  }>olitique 
avec  ce  personnage  qui  est  impotent,  ne  peut  marcher  et  va  à  cali- 
fourchon sur  les  épaules  d"un  de  ses  esclaves.  Il  a  Téléphantiasis  ou  la 
lèpre. 

Mercredi  1"  mars  1893. 

Départ  de  M.  Liolard  pour  la  rivière.  Descente.  Une  petite  réquisition 
aux  Abiras. 

Mieux  sensible  pour  moi.  Le  mât  du  pavillon  est  hissé.  Orage 
menaçant. 


Temps  orageux  presque  toute  la  journée,  couvert  et  assez  maussade. 
Menaces  de  tornade  à  l'horizon. 

Amélioration  sensible  dans  mon  état  de  dysentérique.  Tempête  et 
vent  faible,  le  soir. 


Le  matin,  vers  six  heures,  léger  orage,  et  pluie  jusque  vers  huit 
bcures.  Grosses  averses  et  ^ent  du  nord-nord-est.  Température  de 
17  degrés. 

Toujours  dans  riin[)ossibilité  de  rien  faire,  même  à  peine  la  force 
d"aller  au  poste. 


Vie  renfermée  et  légèrement  découragée,  la  guérison  se  faisant 
attendre  trop  longtemps  et  toute  espèce  d'exercice  interdite.  Régime 
aux  œufs  et  au  lait  peu  fortifiant. 


276 


Inauguration  du  pavillon  de  notre  camp  et  petite  revue  passée  le 
matin.  Déjeuner  au  camp  offert  à  MiM.  Juchereau,  de  Brégeot,  Fraisse 
et  T rainés. 

Toujours  tourmenté  par  la  dysenterie.  Décidément,  ce  n'est  pas  foli- 
chon d'être  à  poste  lixe  sur  l'Oubanghi.  Malgré  le  grand  nombre  de 
vivres  qu'on  a  dans  le  haut,  on  est  ici  sur  un  lorriloire  malsain.  Hélas! 
pourquoi  ne  {)eut-on  avancer? 


6  nian 


Déjeuner  du  docteur  Roussen  au  camp.  Etat  toujours  stationnaire, 
c'est-à-dire  peu  agréable.  Visite  du  nouvel  agent  de  la  maison  hollan- 
daise remplaçant  M.  Albrechts.  Visites  de  quelques  Nzakkaras  assez  fré- 
quentes ces  jours-ci,  se  disant  presque  tous  envoyés  par  Bangassou 
pour  attirer  M.  Liotard  et  lui  faire  former  un  poste  dans  ce  dernier 
endroit. 

Le  soir,  projets  bizarres  et  un  peu  désespérés.  Découragement. 


Toujours  la  même  vie.  Dysenterie  et  peu  d'espoir  de  guérison  immé- 
diate.  Ht'Iour.  dans  la  soirée,  de  M.  Liotard  qui  a  trouvé  la  rivière 
extrêmenicnl  tranquille  cl  (pii.  d'après  les  demandes  des  hommes  de 
loiil  le  [uiNs  n/.iiUvara.  doil  piiilir  (liez  Bangassou  dans  trois  ou  (piati-f 
jours. 

9  mars. 

Préparatifs  de  départ  de  .M.  Liotard.  Visite  du  docteur  belge  qui  veut 
me  remettre  au  régime  du  lait.  Opposition  violente. 

Conversation  avec  M.  Liotard,  à  la  suite  de  laquelle  il  est  convenu 
qu  il  vaut  mieux  pour  moi  retourner  à  Linzolo  ou  l^razzaville  me  soigner 


—  277 


que  de  traîner  indéfiniment  sans  pouvoir  rien  faire.  Je  laisse  le  com- 
mandement à  Potticr  et  confie  dix  hommes  et  un  sergent  à  M.  Liotard 
pour  faire  plus  d'impression  en  allant  chez  Bangassou. 
M.  Liotard  arrête  son  départ  au  H  . 


10 


Toujours  le  même  état;  incapable  de  faire  un  mouvement  sans  avoir 
envie  de  rendre  du  sang.  Vie  intenable,  fièvre  presque  continuelle. 
Fatigue  augmentant  beaucoup.  Traitement  à  la  morphine.  Il  est  évident 
que  le  changement  complet  d  air  est  absolument  urgent  si  je  ne  veux 
pas  jouer  le  squelette  dans  peu  de  jours,  perspective  qui,  d'ailleurs,  ne 
me  sourirait  guère. 

11  mars. 

Départ  de  M.  Liotard,  à  sept  heures  du  matin,  avec  vingt  Sénégalais 
et  dix  Arabes.  Préparatifs  de  mon  propre  départ.  Maladie  maudite! 

12  mars  (dimanche). 

Pottier  est  souffrant.  11  se  donne  un  mal  extraordinaire  pour  mes 
préparatifs.  J'ai  beaucoup  souffert.  Je  mets  en  Dieu  tout  mon  espoir, 
car  lui  seul  peut  me  permettre  d'atteindre  la  Mission.  Je  partirai 
demain  de  bonne  heure. 

Temps  orageux.  Je  dis  adieu  à  mon  petit  camp.  Tous  mes  beaux 
ju'ojets  sont  écroulés.  A  l'imitossiblc  nid  n'est  tenu! 


R  1^  T  0  U  R 


13  )nan 


Adieux  à  Potlier  et  au  poste  des  Abiras.  Le  départ  s'effectue  à  sept 
heures  cinquante.  11  me  cause  une  émotion  profonde. 

Temps  gris  et  pluie,  avec  menaces  de  tornade.  Je  suis  dans  une 
pirogue  avec  M.  de  Brégeot.  et  M.  Van  der  Handel  est  seul  dans  une 
autre.  Les  eaux  sont  tout  à  fait  basses.  Pas  de  courant. 

Nous  passons  à  trois  heures  devant  rembouchure  du  Bandou  et  le 
village  de  Touramba.  Couché  à  cinq  heures  chez  Dambani.  vieux  chef 
yakoma. 

Le  soir,  joli  tableau  :  les  pécheurs  à  la  ligne,  dans  l'eau  jusqu'à  la 
ceinture,  font  des  taches  noires  mouvantes  sur  l'eau  dorée  par  le 
crépuscule. 

14  mars. 

Départ  à  sept  heures.  M.  Van  der  Handel,  qui  fait  le  commerce  de 
FiA'oire,  reste  en  arrière.  Arrivons  à  dix  heures  et  demie  au  village  de 
Dondouta,  dont  le  chef  est  mort  et  où  M.  Liotard  fait  établir  un  sanato- 
rium. Vin  de  palme  en  grande  quantité.  Nous  partons  à  onze  heures 
(piaraiilc-cinqpar  une  cbaleur  désagréable.  Franchissons  sans  encombre 
les  rai)ides  de  Cétéma,  d'ailleurs  peu  danger-enx  dans  cette  saison,  et 
arrivons  à  sept  heures  et  demie  chez  Kamboua.  où  nous  couchons  dans 
la  nirinc  case  (|u'en  moulant. 


Dé[iarl  à  sept  bcurcs  (|nin/.('.  Les  [tagaycurs  ne  marclienl  i)as.  Arri- 
vons à  une  heure  à  Alobaï.  Suis  un  peu  mieux  ([u  liici'.  Kepos. 


279 


Ki  iiKirs. 

Pas  d'aniéiioialioii.  Les  '-ipides  de  Muljaï  uni  iiue  légende  qui  rap- 
pelle celle  des  sirènes  antiques,  ils  sont  liantes,  dit-on,  par  des  poissons 
à  tète  humaine  qui  entraînent  les  hommes  au  fond  et  ne  les  laissent 
jamais  remonter. 

1?  tiuus. 

Fatigué  de  la  journée  d'hier,  je  me  repose.  J'ai  une  pirogue  avec  des 
pagayeurs  sangos.  Mieux  sensible. 


18 


Déparia  sept  heures  (piaraule-ciiup  Temps  agréable.  Ue  Tair  el  ciel 
couvert.  IM.  de  Brégeot  nous  accompagne  et  ramène  le  chef  mangari  qu'il 


a  gardé  quinze  jours  aux  fers.  Les  pagayeurs  sont  mous,  et  nous  n'arri- 
vons qu'à  six  heures  et  demie  chez  Mangari.  On  nous  reçoit  bien.  Il  était 
temps  de  débarquer,  car  une  tornade  violente  nous  prend  à  sept  heures 
avec  pluie,  vent,  éclairs  et  tonnerre.  Bien  abrité  dans  une  case  banzyri, 
je  n'en  souffre  pas. 

19  mars. 

Départ  à  sept  heures.  Adieux  à  M.  de  Brégeol  (pii  remonle  à  Mobaï. 
Couché  dans  un  petil  village  banzyri. 


20 


Départ  à  six  heures  quarante-cinq.  Bon  temps  et  mieux  sensible. 
Rencontré  à  huit  heures  M.  Hanslé  qui  remonte  à  Yalcoma  avec  trois 
pirogues.  A  trois  heures,  le  convoi  de  Kiollol  qui  remonte  aux  Abiras. 
Nouvelles  :  Julien  est  malade  aux  Ouaddas  ;  probabilités  de  trouver  un 
vapeur  à  Banghi-Zongo  ;  les  charges  sont  restées  à  Lirranga.  Il  faut  abso- 
lument que  je  descende  pour  les  faire  remonter  le  plus  vite  possible. 


—  280  — 

^'olls  arrivons  à  quatre  licuros  et  demie  au  Kwango,  et  nous  passons 
la  nuit  dans  le  poste  de  plus  en  plus  délabré.  Moustiques  et  menaces 
de  tornade. 

21  iiKirs. 

Départ  à  sept  heures  quarante -cinq.  Tenq)s  agréable.  iia\ii;alion 
lente  et  fatigante  mais  sans  danger.  Stoppons  vers  cinq  heures  et 
campons  avec  JM.  ^'an  der  Ilandel  sous  la  lente  à  cloison.  OEufs. 


99 


Parti  à  sept  heures  et  demie  ;  aux  Ouaddas  vers  trois  heures.  Julien 
est  parti  depuis  deux  jours.  Le  vapeur  Antoinelte  est  à  Zongo.  Je  le  rat- 
traperai facilement.  Mieux  sensible.  La  dysenterie  semble  se  transfor- 
mer en  diarrhée. 

23  mars. 

Départ  à  neuf  heures.  Passé  heureusement  la  moitié  des  rapides  les 
plus  dangereux.   Stoppé   vers  cinq   heures  au  petit  village  du   chef 


24  mars. 

Départ  à  sept  heures  et  demie.  Passage  du  dernier  rapide.  Arrivée  à 
trois  heures  au  poste  de  Banghi,  bien  changé  à  cause  de  la  baisse  des 
eaux  et  commandé  par  AI.  Juhia,  chef  du  poste  et  de  la  zone.  Je  trouve 
Julien  très  malade.  Je  trouve  aussi  le  courrier  apporté  par  \' Antoinette. 
Vais  beaucoup  mieux.  Couché  à  la  résidence. 


Nous  partons  avec  Julien  en  pirogue  pour  Zongo,  oi!ise  trouve  V Antoi- 
nette. Temps  très  chaud.  Stoppé  à  six  heures  et  demie  et  passé  la  nuit 
sur  un  banc  de  .sable. 


281 


26  mars. 


Départ  à  six  heures  et  demie.  Température  fatigante  et  chaude.  Arri- 
vée au  steamer  à  quatre  heures.  Capitaine  blanc,  mécanicien  noir. 
Juhen  s'installe  dans  la  seule  cabine  libre.  Je  m'installe  sur  le  pont. 


2? 


Embarquement  de  quinze  cents  kilos  d'ivoire  provenant  du  Haut- 
Oubanghi  et  départ  de  Zongo  à  midi  et  quart  par  une  très  forte  chaleur. 
Adieu  au  gros  Allemand  Hulst  qui  a  admirablement  soigné  Juhen. 
Stoppé  vers  deux  heures  et  demie,  à  cause  d"une  tornade,  et  définitive- 
ment à  quatre  heures  et  demie,  à  cause  d"une  autre. 

Nuit  froide.  Mauvaise  journée.  Je  suis  repris  de  la  dysenterie.  Il 
pleut,  des  tornades  nous  arrêtent  à  chaque  instant.  On  stoppe  à  quatre 
heures  et  demie  en  plein  fleuve  pour  faire  du  bois.  Tout  se  passe, 
d'ailleurs,  à  bord,  avec  ordre  et  silence. 


29 


Meilleure  journée.  Marché  depuis  six  heures  et  demie  jusqu'à  quatre 
heures. 

30  mars. 

Descente  tranquille  de  six  heures  à  quatre  heures.  Vivons  de  con- 
serves. 

31  mars. 

Départ  à  six  heures  et  demie.  On  arrête  à  midi  pour  faire  du  bois  en 
face  d'un  village  sur  la  rive  belge  où  l'on  peut  acheter  deux  poules  et  un 
canard.  Temps  très  chaud.  Soleil  très  fort.  Un  caïman  vient  effleurer  le 
bateau. 

3(5 


—  282  — 


1"  avril. 


Parti  à  six  heures  et  demie.  Une  descente  rapide  nous  amène  à 
Lirranga  à  midi.  Nous  y  retrouvons  nos  deux  cent  quarante  charges 
qui  seraient  bien  mieux  aux  Abiras.  Nous  couchons  au  poste  français. 
Juhon  ost  toujours  li'ès  soiiffcaiii. 

2  avril. 

Dimanche  de  Pâques.  Messe  solennelle  à  la  Mission.  Grande  amélio- 
ration dans  mon  clat. 

3  avril. 

Séjour;  légère  fièvre.  Vers  cinq  heures  du  soir  arrive  le  steamer  de 
la  Société  anonyme  belge,  YArchidiichesse  Stéphanie,  qui  a  des  avaries  à 
son  gouvernail  et  nous  apporte  des  nouvelles  des  Faits.  La  situation  de 
l'État  belge  est  précaire.  C'est  une  cigarette  enflammée  sur  un  baril  de 
poudre.  M.  Demeure,  un  Belge,  traite  ses  compatriotes,  les  officiers,  de 
marchands  d'esclaves  et  d'ivoire.  Il  nous  raconte  les  exactions  du  lieu- 
tenant Lothaire  à  la  station  de  Bangala,  les  indigèns  obligés  de  cacher 
dans  la  brousse  leur  ivoire  et  leur  caoulchouc  pour  les  soustraire  anx 
déprédations  de  l'h^lal.  «  Et  parloiil.  dit-il.  c'est  la  même  chose.  In 
boiuirlp  bommc  ne  i-cvicnl  pas  à  Tl^tat  belge  dn  C-ongo.  » 


•/  avril. 


On  répare  le  goiiNeriniil  de  [' A rdii duchesse,  et  \' Anloirielle  repari  poui 
les  Falls.  Toujours  les  loiiiades  et  les  pluies. 


avril. 


On  répare  loiijoiirs  le  gouvenniil.   héjeunei'  ù  bord,  dîner  au  poste, 
coucher  à  bord. 


283 


6  (tnil. 

Resté  à  bord,  dans  l'espoir  de  voir  tiiiii'  les  réparations. 

7  avril. 

Départ  à  six  heures.  Au  bout  de  vingt-cinq  niiniiles.  le  gouvernail 
casse.  Tout  est  à  refaire.  Cependant  on  marche  à  petite  vapeur.  Stoppé 
vers  cinq  heures  et  demie  dans  une  île  pour  faire  du  bois. 

8  acril. 

Départ  à  six  heures.  Navigation  bonne.  On  couche  dans  les  îles,  en 
face  de  Bolobo,  vers  quatre  heures  quarante-cinq.  Chasse  à  l'hippo- 
potame. J  en  blesse  un  au  front  sans  pouvoir  le  retrouver.  M.  Demeure 
en  tue  deux.  Une  de  ces  intéressantes  bêtes  manque  de  faire  cha- 
virer la  pirogue  en  passant  dessous. 

9  avril. 

Temps  très  chaud.  Navigué  de  six  heures  et  demie  à  quatre  heures. 
Rencontré  le  vapeur  Oubanghi. 

10  avril. 

Départ  à  sept  heures.  Passé  devant  N'Gantchou.  Rencontré  le  steamer 
Frederick  de  la  N.  A.  II.  V.  qui  redescend  avec  nous.  Sur  la  navigation 
des  agents  hollandais  voyageant  à  notre  bord. 

Arrivé  dans  le  Pool  à  quatre  heures  et  demie.  Aperçu  le  vapeur  le 
Léon  XIII  stationné  au  banc  du  docteur  Ballay.  Stoppé  à  quatre  heures 
et  demie  aux  environs,  à  quel([ue  distance  de  Kimpol<o. 


—  28i 


11  avril. 


On  déinarre  à  six  heures,  pour  apercevoir  au  bout  de  quelques 
minutes  Kinchassa  et  Brazzaville  dont  je  revois  l'église  avec  une  vive 
émotion.  Arrêté  à  la  douane  vers  neuf  heures.  Revenu  à  Kinchassa  pour 
déjeuner.  Je  ne  suis  pas  un  buveur  d'absinthe,  cependant  un  verre  de 
la  liqueur  aux  reflets  d'émeraude  fait  plaisir  quand  on  en  a  été  privé 
pendant  plusieurs  mois.  11  y  a  maintenant  soixante-quinze  blancs  à 
Léopoldville.  A  six  heures  nous  arrivons,  au  milieu  d'un  orage  mena- 
çant, à  la  Mission.  Coucher  et  mieux  sensible. 

12  avril. 

Visite  au  docteur  Cuneau,  délégué  administratif  pour  Brazzaville  et 
dépendances.  Mes  lettres  de  France  sont  parties  dans  le  Haut-Oubanghi. 
Chaleur.  A  huit  heures,  23  degrés.  Fin  de  la  saison  des  pluies. 

13  avril. 

Je  suis  parti  des  Abiras  depuis  un  mois.  Rentrerai-je  ou  remon- 
terai-je?  J'ai  toujours  la  diarrhée.  Je  suis  certain  si  je  remonte  d'attra- 
per encore  la  dysenterie.  Julien  est  impatient  de  partir.  Pourquoi  res- 
tcrais-je  ?  Oui,  mais  Pottier ?. . . 

1-J  avril. 

Pluie  légère  dans  la  nuit.  Journée  lourde  et  orageuse.  21°, 8  à  six 
heures  et  demie.  Toujours  cette  atroce  maladie.  Lutte  entre  \c  pour  el 
le  contre. 

15  avril. 

Que  je  serais  heureux  à  la  Mission,  sans  cette  obsession  continuelle,  et 
si  j'avais  une  occupation  qui  m'atlaclud!  Je  crois  que  mon  plus  secret 


—  285  — 

désir  est  de  rentrer.  La  maladie  me  le  conseille.  .Mgr  Augouard  et  le 
docteur  Cuneau  me  le  conseillent  aussi.  Que  faire? 

Il  a  plu  légèrement  toute  la  nuit.  La  journée  est  belle,  mais  chaude. 
A  huit  heures,  28  degrés. 

Ifi  arrIL 

Départ  déhnilif  de  Julien  pour  la  côte.  Mieux  sensible.  Je  fais  mes 
pâques.  J'essaye  avec  succès  de  marcher  un  peu. 

1?  avril. 

Pluie  et  orage  pendant  la  nuit.  Je  vais  à  Kinchassa  pour  régler  le 
départ  des  charges  et  accomplir  les  formahtés  de  la  douane.  Je  me  pèse  : 
67  kilogr.  et  demi. 

18  avril. 

Déjeuner  au  poste  avec  le  docteur.  Légumes  et  viande.  Mgr  Augouard 
nous  rappelle  une  curieuse  réplique  du  boy  de  M.  Dolisie  à  qui  il  avait 
dit  de  moi  :  «  C'est  un  Français  riche  qui  vient  ici  pour  se  promener  », 
et  qui  répondit  :  «  Oh!  pas  possible  ;  s'il  était  riche,  il  ne  viendrait  pas 
ici  pour  voler  de  lïvoire  avec  des  soldats.  » 

Temps  lourd  et  chaud.  Première  marche  un  peu  longue. 

19  avril. 

Pluie  dans  la  matinée.  Journée  couverte  et  orageuse.  Toujours  beau- 
coup de  moustiques.  Diarrhée  continuelle  et  inquiétante,  et  malgré  cela 
appétit  excellent. 

20  avril. 

Il  a  plu  toute  la  nuit,  avec  tornade  hier  soir.  Ciel  couvert.  Visite  au 
poste  et  longue  conférence  avec  le  docteur  :  De  utilitate  de  remonter  ou 
de  redescendre. 


286  — 


21  ami. 


Grande  lutte  entre  le  pour  et  le  mii-iir.  Le  jxjdr  dit  île  remonter  : 
I"  [)Our  ne  pas  laisser  Pottier  tout  seul  et  ne  [uis  paraître  tout  abandon- 
ner; 2"  [)0ur  essayer  de  faire  une  nouvelle  tentative  d'initiative  person- 
nelle: '.V  pour  ne  pas  avoir  lair  de  trembler  devant  la  maladie.  Le  contre 
dit  :  r  remonter  là-baut  pour  retrouver  des  bommes  malades  et  inca- 
pables de  marcber  :  2"  risquer  un  écbec  qui  juiira  peut-être  au  prestige 
de  la  France  ;  3°  attraper  définitivement  la  dysenterie  pour  rien  : 
4"  n'avoir  pas  de  second  :  ">"  être  au  pouvoir  d'une  bande  qui  ne  m'in- 
spire plus  aucune  confiance.  Rien  que  des  ennuis. 

La  fatigue  pbysicjue  n'est  rien,  comparée  aux  tracas  moraux  qui 
m'amollissent.  Et  puis,  })our  remonter  dans  l'Oubangbi,  il  faudrait 
partir  dans  deux  jours,  ce  qui  n'est  pas  possible,  ou  attendre  trois  mois, 
et  je  ne  puis  pousser  l'indiscrétion  jusqu'à  rester  tout  ce  temps  ici.  Enfin 
la  solitude  me  pèse  horriblement.  C'est  décidé,  je  redescends. 

Je  fais  part  de  ma  résolution  à  Mgr  Augouard  et  au  docteur  (ameau, 
qui  l'approuvent. 

Tous  les  soirs,  des  éclairs  autour  de  la  Mission,  mais  pas  d'orages 
sur  la  Mission  elle-même. 

22  avril. 

Pluie  légère  dans  la  nuit  et  très  beau  temps  dans  la  matinée.  Déjeuner 
au  poste  et  explications  sur  le  retour  en  France.  Lettre  à  Potticr. 

23  avril. 

Un  peu  mieux.  Excursion  à  Kincbassa  sur  le  DjoiU'.  C-onversaticm 
avec  le  major  Parminster,  (pii  iw.  parait  pas  anini.'  de  ])ons  sentiments 
envers  son  souverain,  le  roi  Léopold. 


287 


24  avril. 


Décidément  nous  sommes  encore  dans  la  saison  des  pluies.  Il  a  plu 
toute  la  nuit  et  toute  la  matinée.  Néanmoins,  à  six  heures  et  demie,  la 
température  est  à  28°, 5.  Je  ne  puis  pas  me  rétaldir.  .l'ai  un  jieu  de 
fièvre  pendant  presque  toute  la  journée. 

25  aonl  1893. 

Un  an  depuis  le  départ  de  Marseille.  Que  do  choses  depuis  ce  départ 
émouvant!  JMais  que  de  déceptions  aussi,  que  d'ennuis!  Et  souvent 
aussi  quelle  malechance  !  Décidément,  l'Afrique  est  loin  d'être  un 
paradis  rêvé,  mais  elle  devient  un  enfer,  quand  on  y  va  dans  les  circon- 
stances oi^i  je  me  suis  trouvé.  Depuis  Matadi,  que  de  désaj^réments! 
Pour  ne  citer  que  les  principaux  :  la  conduite  de  X...  à  Matadi,  la  dis- 
pute entre  Julien  et  X...  sur  la  route  des  caravanes,  la  suite  de  la  route 
avec  deux  messieurs  qui  ne  se  parlent  pas,  l'arrivée  à  Brazzaville,  la 

radiation  de  X...  et  de   V les   emportements   et  les  maladies   de 

Julien,  la  dysenterie  pour  moi,  les  hommes  qui  ne  voulaient  rien  faire, 
et  toutes  les  illusions  tomhant  une  par  une  et  n'étant  remplacées  par 
aucune  espérance.  Enfin  le  départ  de  Julien  et,  par  suite,  le  mien  ;  puis 
encore,  souffrances  de  la  fièvre,  de  la  veille. 

l^epos  à  la  Mission.  Tem]>s  ,i;ris  et  nuai^eux.  Beau  temps  la  nuil. 

26  arril. 

Toujours  la  diarrhée;  heau  lemps  toute  la  matinée:  soleil  et  ciel  aux 
trois  quarts  couvert.  Légère  fièvre  dans  l'après-midi.  Le  soir,  des  orages 
menaçants  sont  aulour  dn  Pool,  principalement  du  côlé  de  Linzolo. 
côté  ouest-sud-ouest.  A'ers  neuf  heures,  commencement  de   la  pluie 


288 


27  avril. 


Toute  la  nuit,  Forage  et  la  pluie  continuent  presque  sans  interruption 
et  ne  s'arrêtent  même  que  vers  sept  heures  du  matin.  La  traversée 
est  remise;  état  un  peu  meilleur,  temps  assez  chaud,  reposa  la  Mission, 
j'ai  le  pied  à  moitié  en  compote  et  ne  puis  guère  marcher.  Les  cran- 
crans  ont  l'air  de  vouloir  reparaître. 

28  acril. 

Un  peu  mieux.  Temps  couvert  et  brumeux  dans  la  matinée. 

Traversée  à  Kinchassa.  Déjeuner  avec  le  major  Parminster  et  règle- 
ment de  comptes  ;  retour  en  boat  ;  dîner  à  la  Mission  française.  Le 
chef  de  station  légèrement  excité. 

Beau  temps  dans  la  soirée.  Après-midi  de  saison  sèche.  Légère  fièvre 
vers  onze  heures  du  soir. 

29  cwril. 

Brouillard  sur  le  Pool  dans  la  matinée,  assez  beau  temps  dans  la 
journée.  Tornade  ou  orage  vers  deux  ou  trois  heures,  avec  pluie  et  ton- 
nerre très  fort.  Clôture  du  courrier  pour  France. 

Eté  le  soir  au  poste  dîner  avec  le  ducteur.  Départ  probable  dans  le 
courant  de  la  semaine  prochaine. 

30  acril  (dimanche). 

Légère  pluie  par  giboulées  dans  la  matinée.  Le  matin,  pluie  assez 
forte  vers  dix  heures  el  demie.  Uniformité  assez  désespérante  de  la  vie 
à  Brazzaville  el  isolement.  Amélioration  cadencée  de  mon  état,  i-éta- 
blissement  sérieux  seulement  en  France. 

Messe  el  s;dnt  coninir  (riiahiltidc  \  ic  lraii(|uilli'.  mais  un  pcn  niono- 
lone. 


I,  2,  3.  —  Insti'uments  .' 


4.  —  Bois  pour  laire 


5.  —  Inslrunient  agniire. 


0.  —  Poignard  dans  son  four 
reau. 


12,  13.  —  Lances  de  cliefs 


14.  —  fer  de  pelle 


K).  —  Collier  de  de 


16,   17.  —  .\rnies  de  jet. 


18.  Hl.    —   Couteau.^ 


20.  —  Arme  de  jcl. 

21.  —  Inslrumcnl  de  nnisiqup 

22.  —  Arme  de  jet. 


289 


1"  mai. 


Date  qui  a  pout-r-tre  fait  quoique  bruit  eu  France,  mais  journée  essen- 
tiellement tranquille  à  Brazzaville.  Encore  la  saison  des  pluies.  Prenons 
arrangements  de  départ.  Le  docteur  Simon  déjeune  avec  nous. 


Amélioration  très  sensible.  Durera-t-elle?  Les  fatigues  de  la  route  ne 
me  rendronl-elles  pas  un  peu  malade?  Arrivée  d\m courrier  peu  impor- 
tant de  France.  Heureusement  tout  le  monde  est  en  bonne  santé.  Le 
docteur  est  venu  liier.  Bonnes  relations  entre  les  protestants  et  les 
catboliques  du  Congo.  lAlaladie  du  gérant  de  la  Mission  hollandaise. 
Série  à  la  noire  que  semble  traverser  en  ce  moment  la  N.  A.  H.  V. 
Lisez  :  Niewe  Afrikannschc  Handels  Vengutschap .  Temps  gris  et  couvert 
se  rapprochant  un  peu  du  temps  de  la  saison  sèche. 


Brouillard  épais  vers  sept  heures.  Arrivée  de  l'administrateur  Vittu 
de  Kerraoul.  Préparatifs  de  départ  pour  le  lendemain.  Dîner  au  poste. 
Temps  de  saison  sèche.  Le  gérant  de  la  factorerie  hollandaise  de 
Brazzaville  mort  dans  la  nuit  et  enterré  en  ce  jour.  Adieux  à  la  Mission 
française. 

4  mai. 

Fièvre  assez  forte.  Préparatifs  de  départ  et  chargement  de  la  caravane 
de  cinquante-quatre  hommes.  Déjeuner  au  poste,  après  avoir  fait  les 
adieux  à  la  Mission  et  à  Mgr  yVugouard,  qui  nous  a  bien  hébergés.  Pris 
congé  du  docteur  et  mise  en  route  des  hommes  vers  midi  trente.  Beau 
temps,  mais  assez  forte  fièvre. 

La  route  se  passe  sans  incident.  Passage  du  Djoué  en  pirogue,  ainsi 
que  de  la  Sona.  Les  herbes  sont  bien  hautes  et  donnent  un  aspect  assez 

37 


290 


difÎLTont  de  celui  do  lu  saison  sècho,  quand  les  herbes  sont  bridées. 
Arrivée  vers  quatre  heures  au  village  de  Molakala  chez  les  Balhlis  et 
campé.  Fièvre  très  forte. 

j  mai. 

Un  orage  assez  fort  dans  la  nuit,  mais  pas  de  pluie.  Parti  à  six  heures 
et  demie.  Léger  retour  offensif  de  dysenterie.  Temps  gris  et  assez 
agréable.  Stoppé  vers  onze  heures  pour  déjeuner!  (Euphémisme.) 
Arrivé  au  village  de  Monment  (?)  pour  y  camper,  vers  quatre  heures  ; 
plusieurs  villages  le  long  de  la  route  qui  est  peu  accidentée.  Orage  dans 
la  nuit,  mais  assez  loin.  Pluie  dans  la  nuit. 


G  mai. 


Parti  à  six  heures  quarante-cinq.  Stoppé  vers  neuf  heures  et  demie 
pour  déjeuner.  Appareillé  de  nouveau  à  dix  heures  et  demie;  descente 
assez  raide  et  arrêté  à  un  autre  petit  village  vers  une  heure  et  demie. 
Orage  qui  ne  nous  atteint  pas. 

Arrêté  à  quatre  heures  et  demie  dans  un  village  (village  de  marais) 
très  propre  et  avec  des  palmiers  en  grand  nombre.  Cases  bien  con- 
struites ;  loeé  dans  une  case. 


Parti  à  sept  heures  et  demie.  Traversé  le  marais,  assez  profond.  Tra- 
versée, vers  onze  heures,  d'une  rivière  où  Ton  a  de  l'eau  jusqu  aux 
aisselles.  Déjeuné  à  ladite  rivière,  reparti  à  midi.  Arrivé  à  quatre  heures 
et  demie  dans  un  village  assez  joliment  perché  en  haut  d'une  colline. 
Temps  gris  presque  toute  la  journée,  menace  d'orage  le  soir. 

Chef  de  village  aveugle.  Achat  de  quelques  vivres  moyennant  étoffes. 
Le  m'talvo  de  Brazzaville"  n'a  presque  jdus  cours.  La  route,  traversée  de 
nomln-eux  ruisseaux  et  mérigots,  assez  détrompée. 


—  201 


Retenu  au  campement  par  la  pluie  qui  commence  à  tomber,  depuis 
cinq  heures  jusqu'à  neuf  heures  et  demie,  avec  tonnerre  et  éclairs.  Mise 
en  route  à  neuf  heures  et  demie,  marché  jusque  vers  midi  et  demi. 
Arrêté  pour  déjeuner  au  bord  dime  rivière  peu  profonde.  Resté  environ 
une  heure,  passé  de  nombreux  cours  d'eau.  Rencontré  vers  trois  heures 
M.  Decaux  se  rendant  à  Brazzaville. 

Assez  bon  temps.  Stoppé  vers  six  heures  au  village  do  N'oufîo.  Les 
indigènes  y  mangent  de  la  terre.  Logé  dans  une  case;  prix  do  la  location 
de  la  chambre  pour  la  nuit  :  quatre  m'takos.  Pluie  orageuse  le  soir. 


9 


Départ  à  huit  heures  environ;  relardé  un  peu  par  une  légère  pluie, 
qui  est  tombée  une  grande  partie  de  la  nuit;  route  accidentée.  Arrivé 
vers  midi  au  poste  de  Komba,  appelé  par  les  indigènes  Kinyoyo,  sur  les 
bords  de  la  rivière  Komba.  Poste  construit  en  brique  et  chaux.  M.  Drio- 
mont,  chef  de  poste.  Repos  au  poste,  le  restant  de  la  journée.  Visite  du 
poste,  assez  gentil,  mais  petit.  Nombreux  villages  indigènes  tout  autour; 
derniers  échos  du  massacre  de  M.  Laval  :  destruction  de  Bassoundi  et  du 
chef  qui  a  ordonné  le  massacre.  Les  communications  entre  Komba  et 
Manyanga  :  deux  jours  do  marche  entre  les  deux  postes. 

10  mai. 

Séjour  au  poste  de  Komba;  visite  du  poste.  Son  but  :  vérification  des 
caravanes;  entouré  par  la  rivière  Kondja  (jui  en  fait  [)resque  le  tour. 
Nécessité  d'un  port.  Temps  brumeux,  léger  orage  le  soir  vers  sept 
heures. 

11  mai. 

A  une  heure  de  Taprès-midi,  départ  du  poste  de  Komba,  par  une 


292  

gorge  ù  travers  les  collines  qui  barrent  la  route  à  l'ouest.  La  route  est 
ensuite  assez  plate.  Stoppé  à  quatre  heures.  Assez  beau  temps,  chaud. 

12  mai. 

Parti  à  six  heures  quarante-cinq,  traversé  le  pays  bassoundi  où  tous 
les  villages  situés  sur  la  route  et  autour  ont  été  brûlés.  Arrêté  pour 
déjeuner  dans  un  grand  village,  vers  dix  heures  et  demie.  La  route 
est  dans  une  plaine  avec  de  hautes  herbes;  passé  à  onze  heures  et  demie 
à  un  village  assez  ombragé. 

Arrêté  vers  cinq  heures  au  village  de  Mobili.  Sliman  s'est  trompé 
de  route  en  suivant  par  derrière  et  n'arrive  pas  le  soir  à  l'étape.  Assez 
bonne  case  mise  à  la  disposition  de  ustcd. 


12  mai. 


Orage  une  partie  de  la  nuit;  très  forte  pluie;  je  ne  pars  qu'à  sept 
heures  et  quart.  A  onze  heures,  la  caravane  est  arrêtée  par  une  rivière 
transformée  par  l'orage  de  la  nuit  en  un  véritable  torrent  (affluent  du 
Niari).  Obligé  d'aller  passer  la  jourjiée  dans  un  village  situé  à  près  de 
deux  kilomètres  de  la  route.  Les  indigènes,  qui  ne  paraissent  pas  avoir 
vu  souvent  des  blancs  au  milieu  d'eux,  font  cercle  autour  de  moi,  une 
partie  de  la  journée,  comme  de  vulgaires  Parisiens  autour  d'un  Fuégien 
ou  d'un  représentant  quelconque  de  la  race  simiesque.  Sliman  arrive 
dans  l'après-midi. 

14  mai  (dimanche). 

Ce  qu'on  peut  penser  des  cadeaux  d'un  noir,  et  stupidc  manière  de 
vendre  acceptée  par  les  blancs. 

Traversée  de  la  rivière,  à  sept  heures,  en  ayant  de  l'eau  jusqu'aux 
épaules.  Le  courant  n'est  pas  très  violent;  route  assez  facile.  A  onze 
heures,  arrêlé  encore  par  une  autre  rivière  à  courant  très  violent.  On 
attend  une  pirogue  quelque  temps.  Impossible  de  lui  faire  remonter  le 


—  293  — 

courant:  coucIil'  au  village  près  de  la  rivière  en  attendant  la  baisse  des 
eaux.  Éclairs  à  l'horizon.  Invocations  et  féticliisnies  pour  écarter  Torage. 

15  mai. 

Les  eaux  se  trouvent  avoir  suffisamment  baissé,  et  grâce  à  un  contre- 
maître on  peut  passer  facilement.  Courant  très  rapide;  le  départ  du 
village  a  eu  lieu  vers  sept  heures.  Arrêté  au  village  de  Msomdo  Nigou- 
dou  vers  dix  heures  et  demie  pour  y  déjeuner.  Case  pour  blancs  et 
nombreux  vivres  à  vendre;  marché  ensuite  sur  terrain  plat  et  suivant  un 
plateau  assez  élevé,  et  arrivé  à  trois  heures  à  la  nouvelle  et  provisoire 
installation  des  Pères  de  Bouanza,  installation  située  dans  une  assez 
jolie  situation  dominant  le  Niari.  Très  beau  temps. 

16  mai. 

Repos  à  la  Mission,  avec  légère  reprise  de  diarrhée.  Les  mésaven- 
tures des  Pères  de  Bouanza  dans  l'ancien  poste  ;  presque  une  année  de 
travail  perdue  ;  nouvelle  installation  dans  une  position  plus  saine,  presque 
au  centre  des  populations  balembés,  beaucoup  plus  sauvages  et  fières 
que  les  autres.  La  vallée  du  Niari,  grandes  collines  de  l'autre  côté,  ouvre 
une  route  menant  à  Manyanga,  mais  coupant  la  frontière  belge.  Le  Père 
Sang,  Luxembourgeois  naturalisé  Français. 

17  mai. 

Quitté  la  Mission  vers  huit  heures,  arrêté  vers  onze  heures  pour 
déjeuner,  après  avoir  rencontré  plusieurs  petits  villages.  Beau  temps. 
Route  plate,  mais  avec  de  grandes  herbes  bien  ennuyeuses;  passé  vers 
trois  heures  une  rivière  où  Ton  a  de  Feau  jusqu'aux  aisselles;  terrain 
marécageux,  ensuite  route  en  tippoï. 

Arrêté  vers  trois  heures  et  demie  à  un  petit  village  très  peu  impor- 
tant; couché;  encore  des  éclairs. 

La  nouvelle  lune  et  les  Loangos. 


18 


Départ  vers  six  heures  quarante-cinq;  beau  temps.  Nombreux  villages 
tout  le  long  de  la  route  plate,  et  grandes  herbes.  Rencontré  à  huit  heures 
et  demie,  dans  un  très  grand  village,  Tinspecteur  général  des  colonies, 
M.  Verrier,  montant  à  Brazzaville;  pris  un  verre  d'eau-de-vie  d'ananas. 

Continué  et  déjeuné  à  onze  heures  et  quart  dans  un  petit  village. 

Temps  chaud  ;  reparti  à  une  heure  et  quart  et  marché  jusqu'à  quatre 
heures  et  quart  pour  s'arrêter  dans  un  assez  petit  village.  Rencontré 
plusieurs  autres  villages  sur  la  route,  dans  de  véritables  petits  îlots  de 
vôrdure.  Palmiers  et  bananiers,  manioc  et  autres  divers  :  route  très 
ennuyeuse  dans  les  grandes  herbes;  les  graines  nous  piquent  de  partout 
et  me  donnent  presque  la  lièvre  du  foin;  les  indigènes  sont  maintenant 
des  Bakambas. 

19  mai. 

Assez  fort  orage  avec  pluie  toute  une  partie  de  la  nuit  ;  temps  gris  et 
couvert  le  matin,  et  pluie  jusque  vers  dix  heures  et  demie.  Parti  seule- 
ment à  cette  heure  et  marché  à  pied  jusqu'à  midi  dans  les  herbes  mouil- 
lées, chose  éminemment  suave.  Remis  en  marche  vers  une  heure; 
traversé  plusieurs  brousses  et  villages.  Les  villages,  situés  au  milieu  de 
la  plaine  herbeuse,  font  de-ci  de-là  des  tâches  énormes  dont  on  aperçoit 
plusieurs  d'un  seul  coui)  à  Iborizon,  le  terrain  étant  extrêmement  plat; 
beaucoup  de  bananiers. 

Arrêté  vers  cinq  heures  au  village  de  Kaï,  dont  le  chef  est  une  femme 
d'une  amabilité  douteuse  et  dont  le  village  est  fort  mal  entretenu. 

A  sept  heures,  pluie  torrentielle  avec  orage;  la  pluie  continue  dans  la 
soirée. 

20  mai. 

Toute  la  matinée,  le  tenq)s  est  gris  et  couvert.  Route  à  mi-côte  et  à 
travers  le  plateau,  toujours  longeant  le  Niari.  Nombreux  villages  sur  la 
route  ou  à  peu  de  distance.  Arrêté  dans  un  village  situé  dans  un  fond 


2K 


pour  y  déjeuner,  de  midi  ù  midi  quarante-cinq.  Jolis  points  de  vue  le 
long  de  la  route  sur  la  vallée  du  Niari. 

Arrivé  au  poste  de  Loudima.  En  arrivant  au  poste,  j'apprends  que  la 
pirogue  qui  fait  le  service  sur  la  Loudima  a  été  enlevée,  et  que  la  route 
est  coupée  du  côté  de  Loango.  Depuis  quelques  jours,  de  nond^reuses 
caravanes  attendent  des  deux  côtés  de  la  rivière. 

21  mai. 

M.  Arrivet,  chef  de  poste,  Parisien,  assez  fiitigué.  Le  poste  de  Lou- 
dima, ses  bœufs,  ses  ânes  et  sa  jument  vivant  tous  là  dans  une  parfaite 
béatitude,  mais  dans  une  inutilité  parfaite.  Le  poste,  qui  a  été  assez  bien, 
a  besoin  d'une  réfection  complète.  Le  chef  de  poste  a  envoyé  un  caporal 
chercher  une  pirogue.  Faux  espoir  de  départ  demain. 


Visite  du  poste  situé  au  confluent  de  la  Loudima  et  du  Niari.  Les 
eaux  baissent  un  peu,  mais  impossibilité  de  passer.  Les  caravanes 
s'accumulent;  peut-être  pourrait-on  essayer  le  passage  par  le  Niari,  dont 
le  courant  est  beaucoup  moins  violent  que  celui  de  la  Loudima. 


23 


Retour  du  caporal  vers  midi  et  achat  d'une  [)irogue.  A  cinq  heures,  la 
circulation  est  rétablie.  Beau  temps. 


Quitté  le  poste  à  huit  heures  du  matin.  11  manque,  au  départ,  un 
contremaître  et  quelques  hommes  qui  avaient  été  chercher  des  vivres. 

Route  assez  plate,  avec  grandes  herbes.  Beau  temps  chaud.  Mangé  près 
d'un  petit  ruisseau  entre  onze  heures  et  demie  et  midi  et  demi.  Arrêté  à 
deux  heures  définitivement  dans  un  village  bakongais,  pour  y  coucher. 


—  296  — 

Retour  du  contremaître  et  des  liommes  vers  la  nuit.  Orage  dans  le  loin- 
tain qui  ne  vient  heureusement  pas. 


Départ  à  six  heures  quarante-cinq.  Beau  temps;  la  saison  sèche  paraît 
définitivement  établie.  Rencontré  aucun  village.  Arrêté  à  dix  heures 
quarante-cinq  pour  déjeuner;  reparti  à  onze  heures  et  demie;  traversé 
plusieurs  petits  cours  d'eau.  Arrivé  vers  quatre  heures  et  demie  dans  un 
grand  A'illage  de  Bakongais  où  je  couche.  La  route,  dans  la  seconde  moi- 
tié de  la  journée,  commence  à  devenir  plus  accidentée,  et  la  vue  s'étend 
jusqu'au  Bayoumbé  ou  Mayoum])é.  Le  village  est  dans  une  plaine  très 
nue.  Beau  temps. 

26  mai. 

En  route  vers  sept  heures.  Le  chemin  commence  à  devenir  un  peu 
plus  accidenté.  On  voit  maintenant  très  bien  le  Bayoumbé.  Les  hommes 
poussent  difTérentes  exclamations  à  sa  vue.  Il  est  plus  agréable  d'aper- 
cevoir un  peu  de  montagnes  que  des  plaines  interminables  et  couvertes 
d"herbes. 

Déjeuner  à  neuf  heures  et  demie  dans  une  espèce  de  halte  de  cara- 
vanes où  les  indigènes  viennent  vendre  du  manioc,  ainsi  que  cela  se 
fait  en  plusieurs  endroits.  Repos  à  une  heure  et  demie.  Premiers 
commencements  de  grimpettes  et  de  brousses. 

Campé  sur  une  petite  butte  située  à  Lentrée  du  Bayoumbé,  qu"on 
aperçoit  nous  dominant  avec  les  sections  nettement  tranchées  de  ses 
limites  et  de  celles  de  la  brousse  herbeuse.  Vent  sud-ouest  assez  violent. 


Déi)art  à  s(q)l  lieures  ([uinze:  entrée  dans  la  forêt  de  Bayoumbé  et 
ascension  du  Bamba.  Auparavant,  traversé  quelquefois  la  même  rivière. 
La  descente  du  Bamba  avec  ses  nombreux  échelons  est.  je  dois  l'avouer, 
plus  pénible  que  la  montée.  Déjeuner  près  d'un  clair  ruisseau;  une 


—  297  — 


heure  après,  encore  quelques  montées  et  quelques  descentes.  Ensuite, 
retraversé  quelquefois  la  même  rivière,  puis  ai  rivé  au  village  do  Vanti 
à  trois  heures.  Chef,  Yantila,  absent.  Le  village  est  en  pleine  brousse. 
Population  de  Bayoumbés. 


28  mai. 


Parti  à  sept  heures  quarante-cinq.  Beau  temps,  route  assez  dure  et 
très  glissante  au  début,  où  elle  suit  un  cours  d'eau  à  liane  de  coteau  au 
milieu  des  racines,  vrai  chemin  de  chèvre.  Passé  de  nombreuses  fois 
le  même  cours  d'eau  et  ensuite  d'autres  moins  importants.  Un  peu  de 
tippoï.  Passé  devant  l'agglomération  des  villages  de  Poungo,  perdus  au 
milieu  du  Bayoumbé.  Après  déjeuner,  de  onze  heures  à  midi,  ascension 
du  Kaba,  une  seule  grande  montée,  mais  dure,  moins  cependant  que  le 
Bamba.  Encore  quelques  cours  d"eau  à  traverser  et  des  petits  raidillons. 
Mes  pauvres  pieds  ! 

Arrivé  vers  six  heures  à  un  village  abandonné  dont  le  nom  est  Bonda- 
minzi.  Journée  trop  fatigante  et  très  dure. 

29  mai. 

Départ  à  sept  heures  ;  route  moins  accidentée  que  les  jours  précé- 
dents. Rencontré  à  huit  heures  lAIgr  Carrié,  évêque  de  Loango,  se 
rendant  en  tournée  pastorale  à  Bouanza  et  Linzolo.  Court  entretien 
dans  une  montée;  reparti  et  arrêté  à  midi  pour  déjeuner  près  d'une 
petite  rivière.  Très  beau  temps,  mais  un  peu  chaud.  Nombreux  arbres 
tombés  en  travers  de  la  route  et  qu'avec  peu  de  frais  on  pourrait  enle- 
ver, tous  les  ans,  en  envoyant  une  équipe  de  Loangos  avec  des  haches. 
Reparti  vers  une  heure,  route  relativement  meilleure.  Arrivé  à  quatre 
heures  au  village  de  Kaï  Laemba,  et  y  couché  ;  hèvre  et  diarrhée,  reprise. 


30  mai. 
Encore  la  fièvre.  Départ  à  six  heures  quarante-cinq  en  tippoï;  puis, 

38 


—  2i)8  — 

vers  huit  licares  et  demie,  ascension  du  Foungou,  la  dernière  des 
grandes  montées  et  la  plus  petite  de  celles  que  l'on  rencontre  dans  le 
Bayoumbé.  Déjeuner  à  onze  heures  au  village  do  Titinlunga  (?)  ;  suis 
assez  fatigué  :  reparti  vers  une  heure  et  arrivé  vers  quatre  heures  à  la 
sortie  de  la  forêt  de  Bayoundjé.  Joyeuses  exclamations  et  cris  de  joie 
des  porteurs  à  la  vue  de  la  plaine.  Contentement  universel. 

Campé  sur  une  halte  de  caravanes,  juste  à  la  lisière  de  la  forêt.  Beau 
temps  et  vent  d'ouest. 

31  mai. 

Départ  à  six  heures  vingt-cinq;  route  d'abord  en  plaine,  puis  traver- 
sée de  nombreux  petits  bois  rappelant  vaguement  le  Bayoumbé  avec, 
encore,  quelques  petits  cours  d'eau,  montées  et  descentes.  Stoppé  à  la 
lisière  d'un  de  ces  petits  bois  pour  y  déjeuner,  de  dix  heures  trente-cinq 
à  onze  heures  et  demie.  Très  longue  route  (en  hamac)  heureusement 
assez  plate.  Arrivé  à  quatre  heures  quarante-cinq  au  village  de  .^l'houkou 
Sibomali;  place  assez  pro[)re  et  case  pour  les  blancs  relativement  très 
supérieure,  avec  lit  et  fermant  à  clef. 

Jeudi  1"  juin.  1803. 

Quitté  le  village  do  M'boukou  Sibomali  à  cinq  heures  cinquante-cinq. 
Les  tippoïeurs  marchent  grand  train.  A  sept  heures  et  demie,  aperçu 
la  mer...  Enlin! 

Arrêté  à  huit  heures  et  demie  pendant  demi-heure  pour  charger. 
Arrivé  à  la  résidence  de  Loango  à  neuf  heures  et  demie.  M.  Fouden, 
administrateur  par  intérim.  Logé  chez  Destephen,  commerçant  à  la 
côte.  Déjeuné  et  pris  })ension  (?)  là  avec  M.  Chauveau,  nouvel  admi- 
nistrateur principal  de  Brazzaville  et  dépendances,  et  le  docteur  Audi- 
berl,  médecin  de  la  marine. 

Tenqjs  de  saison  sècbe;  pas  de  bateau  à  espérer  d'ici  (piehpie  temps 
par  la  voie  portugaise. 


299 


Loango,  trie  do  ligne  des  transports  dn  Ilaut-Congo,  aspect  d'une 
petite  ville  de  la  côte  d'Afri({ue,  la  factorerie  du  S.  A.  B.  A.  II.  V.,  mai- 
sons Ancel,  Seitz,  Parke  et  portugaises,  les  deux  missions,  la  résidence 
et  les  magasins;  la  lagune  et  la  barre.  Visite  au  gérant  de  la  Société 
anonyme  belge. 

3  juin. 

Déjeuner  avec  toutes  les  JiuHes  à  la  factorerie  de  la  Société  anonyme 
belge.  Gérant  un  peu  excentrique. 

Visite  dans  la  matinée  aux  Pères  de  la  Mission  :  Fimprimerie,  la  cha- 
pelle, et,  le  soir,  visite  à  la  lAlission  des  Sonirs  :  Mme  Fouendeau,  la 
Mère  supérieure  qui  a  trente  années  de  colonie. 

I  juin  (dimanche). 

Messe  solennelle  à  la  Mission  des  Pères  :  la  cluajielle  presque  complè- 
tement remplie  et  poui'tant  assez  grande.  Suis  toujours  assez  fatigué. 
Décidément  partirai  par  Landana  et  Kabinda,  d'ici  en  tippoï  et  après  en 
vapeur  jus([u7i  Lisbonne. 

La  corlade  comme  monnaie  de  payement.  Procession  solennelle,  le 
soir. 

5  juin. 

Repos  à  Loango  en  attendant  le  départ.  Rien  de  bien  nouveau.  Temps 
de  saison  sèche;  les  femmes  à  la  pèche  dans  le  bassin  et  la  lagune. 
Curieux  effet  vu  den  haut. 


1}  juin. 


Grand  déjeuner  à  la  Mission  des  Pères.  L(^.  R.  P.  GaiUan  et  sa  gra- 
cieuse manière  d'accueillir  le  docteur  Audiberl  et  ÎM.  Carrières.  Une 


—  300  — 

heure  de  pliilosophie  on  latin,  chants  et  musique  après  le  repas.  Visite 
le  soir  à  Mme  Carrières.  Retenu  son  mari  à  dîner. 

Reprise  de  dysenterie,  assez  fortement  pendant  la  nuit. 

7  juin. 

Suis  souffrant  une  assez  grande  partie  de  l'après-midi  et  obligé  de 
rester  à  peu  près  impotent  dans  ma  chambre.  C'est  toujours  la  dysen- 
terie. 

8  jîiin. 

Visite  à  M.  Fourneau,  administrateur  de  première  classe,  dans  l'après- 
midi,  de  retour  pour  quelques  jours  de  travaux  de  délimitation.  On 
attend  avec  im[)atience  l'arrivée  d'un  steamer  français.  Visite  du  Père 
Gaétan. 

9  juin. 

Déjeuner  dans  la  matinée  chez  M.  Fourneau;  rien  de  bien  extraordi- 
naire. Départ  probable  pour  dimanche  matin,  en  tippoï,  jusqu'à  Massabi 
et  de  là  à  Landana. 

10  juin. 

Vers  neuf  heures  du  malin,  les  indigènes  crient  :  «  Sailo!  »  Un  navire 
est  en  vue,  c'est  la  Ville  de  Maccio  do  la  compagnie  dos  Chargeurs  réu- 
nis. Embarquement  rapide  avec  le  boat  de  la  santé,  déjeuner  à  bord 
avec  le  capitaine  Dccœur  (commandant),  qui  vient  à  Loango  chercher 
des  hommes   pour   une  expédition  qui   doit  partir  de   Grand- Popo. 

Qucbpies  nouvelles  de  France.  Je  ichango  mon  projet  et  irai  à 
Landana  a\ec  la  Ville  de  Maceio  et  de  là,  conmie  je  pourrai,  à  Kal)inda. 

Adieux  à  Loango. 

il  juin. 

Messe  le  matin,  chez  les  Pères.  Adieux  au  brave  Père  Gaétan,  dernier 
déjeuner  chez  Destephcn.  Pris  congé  de  tout  le  monde,  dans  toutes 


—  301  — 

les  règles,  et  embarqué  sur  la  Ville  de  Maccio  pour  Landana,  à  quatre 
heures  du  soir. 

Le  commandant  Tanquorez,  l'agent  des  postes  Roland,  le  docteur  et 
le  commissaire.  Dernier  coup  d'œil  sur  Loango.  Débarquement  des 
dernières  marchandises,  mais,  suivant  Ihabitudo  de  la  côte,  il  en  reste 
encore  quelques-unes  à  bord,  lorsque  le  bateau  lève  l'ancre.  Mouillé  au 
bout  d'une  demi-heure  de  marche  un  peu  plus  loin  en  vue  de  Loango, 
Beau  temps. 

1.2  juin. 

On  repart  dans  la  nuit  et  on  arrive  vers  sept  heures  en  vue  de  Lan- 
dana. Brume  assez  épaisse.  Mouillé  assez  loin  de  terre.  Le  Cameroun 
mouillé  à  côté  de  nous.  Sur  ce  paquebot  sont  le  prince  de  Croy  et 
Demesse,  le  premier  allant  à  Loango,  le  second  en  Europe  directe- 
ment. 

Débarquement  à  Landana.  Landana  et  Tchiloango.  Les  nombreux 
papiers  demandés  par  les  Portugais.   Le  Susô  et  le  Père  Campana. 

Départ  précipité.  Passage  de  la  barre,  descendus  à  terre  sans  être 
mouillés.  Allé  coucher  avec  ]\L  Roland  à  la  Mission  des  Pères.  Ravis- 
sante allée  couverte  qui  y  mène.  Mission  très  grande  et  très  belle,  mais 
obligé  de  partir  en  tippoï  dici  à  Kabinda,  le  S'^wo  ayant  filé.  Moustiques 
nombreux. 

13  juin. 

Séjour  à  la  Mission  de  Landana.  Diarrhée  très  forte.  Jolie  Mission, 
rangée  d'arbres  le  long  des  allées,  fruits  de  toutes  sortes,  palmiers, 
cocotiers,  orangers,  citronniers,  mandariniers,  papayers,  etc.,  etc.  Une 
des  plus  anciennes  Missions  de  la  côte  ;  l'installation  est  très  belle,  et  ils 
ont,  avec  la  maison  des  Sœurs,  environ  trois  cents  enfants,  nombre 
assez  considérable  de  mulâtres,  un  prêtre  mulâtre. 

Passé  la  journée  à  me  reposer  à  la  Mission.  Le  soir,  taquiné  par  les 
moustiques. 


302  — 


14  juin. 

Les  porteurs  n'étant  pas  arrivés,  je  ne  puis  partir  que  vers  dix  heures. 
Route  un  peu  accidentée  à  Tintérieur  pendant  les  deux  premières  heures 
et  demie.  Puis  on  suit  le  long  de  la  plage,  ce  qui  ne  manque  pas  de 
charme,  surtout  en  tippoï.  Passé  devant  quelques  factoreries  portu- 
gaises. 

Arrivé  à  Kabinda  vers  huit  heures  du  soir.  Les  porteurs  sont  tous 
à  moitié  pochards  et  ne  peuvent  avant  la  nuit  arriver  à  la  Mission  des 
Pères.  Je  couche  à  la  maison  hollandaise. 

Le  paquebot  n'arrivera  que  dans  deux  ou  trois  jours  ;  la  route  est 
assez  difficile,  vers  le  soir,  avant  l'entrée  à  Kabinda. 


LA  MORT 


AGONIE 


Jacques  arrivait  à  Kabinda  dévoré  en  quelque  sorte  par  quatorze  mois  d'Afrique 
et  ne  ramenant  de  tous  ses  compagnons  de  départ  qu'un  noir  et  un  Arabe  du 
Sénégal  qui  ont  été  d'ailleurs  des  modèles  de  fidélité  et  de  dévouement.  Pour  lui 
l'embaïquement,  l'air  salin  de  la  mer,  les  soins  donnés  à  bord  étaient  le  salut.  Il 
allait,  hélas!  être  pour  ainsi  dire  frappé  en  vue  de  la  terre  promise,  car  il  fut  ter- 
rassé par  un  accès  de  fièvre  cérébrale  au  moment  où  il  mettait  le  pied  sur  le  canot 
qui  devait  le  conduire  au  paquebot.  Le  navire  sauveur  partit  sans  lui.  La  parole 
est  ici  laissée  aux  témoins  de  ses  derniers  moments,  à  qui  grâces  soient  rendues 
ici-bas  et  dans  Taulre  monde  pour  les  soins  dont  ils  ont  entouré  l'explorateur 
expirant  et  pour  les  larmes  qu'ils  ont  versées  sur  son  cercueil. 


LE  DERNIER  TEMOIN 

Mission  de  Kabinda.  2G  juin  1893. 
Madame, 

Permottcz-moi  de  venir  m"entn'(enii-  un  moment  au  sujet  de  votre 
clier  fds,  1(^  duc  d'Uzès.  Si  les  fils  sont  chers  au  coMir  d'une  mère, 
quand  ils  ont  le  bonheur  de  vivre  ensemble,  cet  amour  réci[»roque  se 
multiplie  en  raison  de  la  distance  (jui  les  sépare.  Votre  cœur  de  mère,  à 
en  juger  par  celui  de  votre  fds,  ne  rejettin-a  pas  les  quebpu's  mots  de 
consolation  que  j'essaye  de  vous  faire  parvenir.  Je  ne  puis  guère  vous 
offrir.  Madame,  que  des  consolations,  mais  il  me  semble  que  votre  couir 
maternel,  en  apprenant  la  mort  de  celui  que  nous  pbnirons,  sera  un  [)eu 
fortifié,  sachant  que  votn^  lils  a  vécu  et  est  mort  en  vrai  chrétien. 

Votre  regretté  lils,  en  descendant  le  Ilaul-Congo,  a  été  successive- 
ment abandonné  par  les  Européens,  et  c'est  surtout  en  ce  monu'nt-là 

39 


—  300  — 

qu'il  iuii'ait  eu  ].)osoin  de  (|U('1([U('  ami.  Ils  roui  abaiulonnî'.  In  maho- 
mélaii  cl  un  bouddhiste  oui  éié  S(>s  soûls  compagnons  de  retour.  A})rès 
avoir  successivemenl  fiappr  à  la  porte  des  Missions  de  rOui)anglii  et  do 
Landana,  votre  fds  vint  enfin  à  Kabinda  })0ur  s'ondjarqucr  pour 
l'Europe. 

C'est  dans  la  soirée  du  10  juin  que  M.  le  duc  voulut  se  })résenter  dans 
ma  Mission  de  Kabinda.  Comme  il  était  environ  neuf  heures  du  soir, 
JM.  le  duc,  dans  sa  délicatesse,  ne  voulut  })as  nous  déranger  et  se  dii'igea 
sur  la  maison  ou  factorerie  hollandaise  pi-otestante.  Le  17,  il  fit  un 
effort  pour  venir  nous  visiter  à  la  Mission.  Le  U.  P.  Campana,  préfet 
aposloli(iu('  du  Bas-Congo,  se  trouvait  alors  ici  et  fut  charmé  de  le 
revoir.  La  dysenterie  l'avait  bien  réduit.  Comuni'  j'étais  absent  en  cette 
circonstance,  je  me  fis  un  devoir  d'aller  le  voir  à  la  nuiison  hollandaise 
le  lendemain.  18  du  mois,  veille  de  son  départ  projeté.  J'ai  eu  le  bonheur 
de  causer  a\('c  lui  [tendant  une  demi-heure  envii'on.  ,1e  l'ai  trouvé  bien 
fatigué.  Je  lui  dis  (pu*  mon  conh-ère  s'en  allait  également  en  Europe. 
«  Merci,  me  dit-il.  Je  pars  content  maintenant  que  j'ai  un  Français 
comme  conqiagnon  de  route.  »  Le  19,  je  fus  à  ])ord  d'un  vapeur  qui 
devait  vous  ramener  votre  fils,  (pii  s'était  montré  si  fort  dans  les 
épreuves  et  toujours  digne  de  son  nom  et  de  son  i>ays.  Je  pensais  encore 
lui  serrer  la  main,  et  je  fus  étonné  de  ne  })as  le  voir  à  bord. 

Le  20,  vers  huit  heiu-es  et  df'uiie  du  matin,  le  mahométan  à  son  ser- 
vice me  remit  uiU3  lettre  dans  laquelle  je  pus  lire  avec  surprise  la  raison 
du  retard  de  votre  digne  fils  :  «  M.  le  duc  se  meurt  et  serait  heureux  de 
vous  voir:  hâtez-vous.  »  Je  vole,  et  au  bout  d'une  demi-heure  je  me 
trouvais  à  son  chevet.  Pauvre  duc  !  Il  restait  là,  faisant  des  efforts  pour 
me  comprendre,  mais  déjà  j(^  sentis  sa  main  à  moitié  glacée,  la  sueur 
ruisselait  de  tout  son  corps,  et  il  n'y  avait  plus  d'espoir.  Je  pus  encore 
lui  donner  les  derniers  sacrements,  et,  en  achevant,  je  vis  avec  plaisir 
un  scapulaire  du  Mont-Carmel  à  son  cou.  Une  chanietfe  soutenait  trois 
médailles  :  l'une  du  Sacré-Cœur  de  Montmartre*,  l'autre  de  Noire-Dame 
de  Lourdes  et  luu'  troisième  de  saint  Christophe. 

Je  restai  là  inquiissant  auprès  d(*  votre  cher  tils  et  je  pensai  à  vous, 
Madame,  dont  il  prononça  si  souvent  le  nom.  Je  pensai  aux  douleurs 


—  307  — 

que  devait  vous  causer  une  pei'le  si  cruelle.  .Aies  occupations  ne  me  per- 
mettant pas  de  rester  plus  longtemps  auprès  de  lui,  et  pensant  y  retour- 
ner dans  l'après-midi,  je  dus  m'éloigner  de  son  lit  de  douleurs.  A  [leine 
élais-je  revenu  à  la  Mission  que  le  maliométan,  serviteur  ^raimt'^t 
iidèle  et  attaché  à  31.  le  duc,  vint  en  courant  m'ajtporter  une  lettre  de 
la  part  du  gérant  de  la  maison  hollandaise.  Je  pâlis  et  je  vis  hientôt  que 
le  sacrifice  était  consommé.  A'otre  regretté  lils  est  décédé  dans  la  paix 
du  Seigneur  le  20  juin,  à  neuf  heures  vingt  du  malin.  Paix  à  son  âme, 
et  courage  au  cœur  d'une  mère  éjjlorée  ! 

Comme  M.  le  duc  était  estimé  de  tous  ceux  qui  avaient  eu  le  temps  de 
l'apprécier,  nous  essayâmes  de  lui  faire  un  enterrement  digne  de  son 
nom.  Le  R.  P.  Campana  voulut  lui-même  lui  rendre  ce  dernier  devoir, 
et  tous  les  dignitaires  et  fonctionnaires  de  Kabindase  firent  un  devoir  de 
l'accompagner  et  di»  rendre  un  témoignage  de  regret  et  d'amitié  au 
regretté  défunt. 

Le  prince  de  Croy,  ami  intime  de  votre  fds,  après  lui  avoir  serré  la 
main  pendant  leur  commun  séjour  à  la  Mission  de  Landana,  se  hâta 
de  rejoindre  votre  fds  à  Kabinda,  pour  lui  souhaiter  encore  un  bon 
voyage,  avant  son  dé[iart  pour  l'Europe.  Quelle  ne  fut  pas  sa  douleur 
d'ap[)rendre  un  si  triste  dénouement!  A'otre  digne  tils,  au  moment  de 
mettre  le  pied  dans  l'embarcation  qui  devait  le  conduire  au  vapeur  le 
Portugal,  fut  frappé  subitement  d'une  iièvre  cérébrale  qui  h  conduisit 
au  tombeau. 

De  concert  avec  M.  le  prince  de  Croy  et  .Mme  Souza  de  Continha, 
nous  ornâmes  la  toudje  de  votre  cher  iils,  et  le  26  de  ce  mois  je  pus 
célébrer  un  petit  service  funèbre  à  la  Mission.  M.  le  prince  de  Croy  s'est 
fait  un  devoir  d'y  assister.  Plusieurs  bouquets  de  tleurs  ornent  la  dernière 
demeure  de  votre  hls,  et  le  maliométan  Iidèle  se  fait  un  devoir  d'aller  les 
arroser  tous  les  jours  et  de  rester  quelques  mois  près  de  la  tombe  de 
votre  fils,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  soit  permis  de  venir  auprès  de  vous  et  de 
vous  donner  des  nouvelles  de  vive  voix.  Ce  noir  est  vraiment  extraordi- 
naire et  a  eu  un  attachement  à  toute  épreuve  pour  votre  fils,  qui  se  pro- 
posait de  vous  l'amener  en  Europe.  C'était  le  seul  ami  et  soutien  de 
M.  le  duc  pendant  sa  maladie.  C'est  ce  noir  qui  m'a  dit  que  le  cher 


—  308  — 

défunt  avait  riiahitude  d"(Hi'e  revrtii  du  saint  scapulairo  et  do  quelques 
médailles.  «  Dans  une  malle,  me  disait-il,  il  y  en  a  plusieurs  autres  de 
rechange,  mais  il  tenait  davanlage  à  celles-ci  comme  menant  do  sa  bonne 
mère.  » 

^'otre  lils  élait  un  Aiai  héros  et  un  martyr  de  souffrances  et  do  priva- 
tions. Le  hon  Dieu  l'aura  réconq)ensé  pour  sa  foi  vive  et  sa  piété  vrai- 
ment sincère.  Sur  sa  tombe,  j'ai  fait  placer,  de  concert  avec  de  pieuses 
personnes  amies  de  la  Franco,  une  croix  haute  de  deux  mètres  et 
portant  ces  mots  :  «  Jo  sais  cpio  mon  Rédompteur  est  vivant  et  que  je 
ressusciterai  au  dernier  jour,  elc.  —  M.  le  duc  d'Uzès,  décédé  à 
Kabinda,  le  20  juin  1893,  à  l'âge  do  24  ans.  R.  I.  P.   » 

Dans  les  archives  du  gouvernement,  la  tombe  est  désignée  par  le 
numéro  325. 

Vous  me  pardonnerez,  Madame,  de  rouvrir  dans  votre  cœur  les 
plaies  causées  par  la  dépêche  qu'on  a  dû  vous  envoyer,  pour  vous 
annoncer  la  mort  de  votre  fds.  Si  nos  moyens  nous  l'avaient  permis, 
nous  aurions  orné  sa  tombe  et  honoré  sa  mémoire  par  un  monument 
plus  digne  de  son  nom  et  de  ses  souffrances.  Nous  nous  contenterons 
de  prier,  pour  que  le  bon  Dieu  lui  donne  le  repos  éternel  et  à  vous, 
Madame,  la  résigjialion  digne  d'une  mère  et  d'une  chrétienne. 

J'ai  l'honneur  d'être,  Madame,  votre  tout  dévoué 

P.  WlEDER. 


UNE  FEMME  A  UNE  MÈRE 

Mission  de  Kahiiida,  Congo  porlugais  (voie  Lisbonne), 
Afrique  occidentale. 

Kabinda,  Congo  porlugais,  le  28  juin  1892. 
jMadame, 

Permettez-moi  de  vous  dire  la  part  bien  sincère  que  je  prends  à  la 
porto  irréparalde  (pu'  vous  venez  de  faire.  Le  bon  Dieu  vient  de  vous 
éprouver  bien   crucdlenu'iil.  C'est  presque  plus  que  le  cœur  humain 


—  80!)  — 

puisse  souffrir.  Votre  pensée  m'accompagne  sans  cesse,  et  je  voudrais 
trouver  dans  mon  cœur  un  mot  qui  vous  dise  bien  tout  mon  cliagrin  et 
la  profonde  sympathie  (pu'  vous  m'inspirez.  Que  vous  dirai-jc  sur  les 
derniers  moments  de  votre  cher  tils?  Vous  aurez,  certainement,  des 
détails,  mais  malheureusement  sa  fin  a  été  si  prématurée  qu'on  ne  sait 
même  pas  ce  qui  l'a  détei-minée.  A  mon  avis,  ce  fut  le  résidtal  du  fatigant 
A  oyage  de  Landana  à  Kahinda,  qu'il  a  été  forcé  de  faire  moitié  à  pied, 
moitié  en  hamac.  Le  duc  soulfrait,  paraît-il,  depuis  quatre  mois,  d'une 
dysenterie,  ce  qui,  iu''cessairement,  l'affaiblissait.  Je  regrette  bien  de 
n'avoir  pas  eu  le  plaisir  de  faire  la  connaissance  de  votre  fils.  Il  était  à 
Kahinda  seulement  depuis  deux  jours,  pour  s'embarquer  pour  l'Europe. 
Mais  mon  mari,  qui  a  eu  l'honneur  de  le  voir,  me  parlait  de  lui  avec  le 
plus  vif  intérêt  et  le  cliagrin  que  lui  causait  la  vue  de  ces  souffrances.  Si 
notre  logement  eût  été  un  peu  moins  exigu,  je  me  serais  fait  un  devoir 
de  prier  le  duc  de  venir  faire  halte  chez  nous.  Aujourd'hui,  je  le  regrette  . 
du  fond  de  mon  âme,  car  il  aurait  eu  au  moins  la  main  d'une  femme 
pour  lui  fermer  les  yeux  et  un  cœur  pour  lui  faire  sentir  qu'on  compa- 
tissait à  son  isolement.  Je  me  serais  rendue  tout  de  même  près  de  lui  si, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  le  dénouement  n'eût  pas  été  si  rapide.  Le  19,  à 
trois  heures  de  l'après-midi,  le  duc  s'est  embarqué  pour  se  rendre  au 
steamer  qui  devait  le  ramener  dans  sa  patrie  ;  mais  une  syncope  l'a  pris, 
dont  malheureusement  il  n'est  plus  sorti.  Naturellement,  on  l'a  de  nou- 
veau descendu  à  terre,  et  le  lendemain,  à  dix  heures  du  matin,  il  a 
rendu  l'âme  à  son  Créateur.  Il  est  mort  en  vrai  chrétien;  un  bon  Père 
du  Saint-Esprit,  de  la  Mission  portugaise  de  Kahinda,  l'a  assisté  jusqu'à 
ses  derniers  moments,  et,  en  recevant  l'Extrême-Onction,  le  Père  assure 
que,  sans  })Ouvoir  [)arler,  il  comprenait  ce  qui  se  passait  autour  de  lui, 
car,  à  deux  différentes  reprises,  il  a  senti  un  léger  pressement  de  main. 
Son  agonie  n'a  été  ni  longue  ni  douloureuse.  J'espère  que  le  bon  Dieu 
lui  aura  épargné  l'amertume  de  se  sentir  loin  de  sa  nn'-re  adorée,  et  qu'il 
aura  adouci  ses  derniers  moments. 

Je  ne  saurais  vous  dire,  .Aladame,  le  sentiment  de  douleur  que  toute 
la  })opulation  de  Kahinda  a  é[»rouvé  en  apprenant  la  triste  nouvelle. 
Tout  le  monde  l'a  acconi[iagné  jusqu'à  sa  dernière  demeure,  et  tous  les 


—  310  — 

voux  se  sont  remplis  de  larmes  en  (piillaiil  ce  charmant  jeune  homme  à 
qui  tout  souriait  dans  la  vie  ! 

Les  deux  domestiques  que  M.  le  duc  avait  à  son  service  se  sont  mon- 
trés d'un  dévouenuMit  dont  personne  n'a  jamais  cru  un  noir  susceptihle. 
11  paraît  (juc  l'un  d'eux  (le  Sénégalien),  au  moment  de  la  descente  du  cer- 
cueil, a  été  }»ris  d'un  afFolement  qui  faisait  mal  à  voir.  J'ai  désiré  faire 
la  connaissance  de  ce  pauvre  garron,  d'autant  plus  que  je  tenais  à 
recueillir  quelques  détails  sur  la  maladie  du  duc.  Il  m'assure  qu'il  ne 
souffrait  pas,  seulement  il  se  plaignait  souvent  d'avoir  des  crampes  aux 
jamhes.  Je  ne  saurais  vous  dire  avec  quel  accent  du  cœur  ce  pauvre 
noir  me  disait  :  «  .M.  le  duc  était  trop  hon.  Je  n'ai  pas  perdu  un  maître, 
mais  un  excellent  père.  Oh!  non,  jamais  je  ne  retrouverai  ce  que  j'ai 
perdu.  »  Ces  deux  domestiques  devaient  partir  en  Europe  avec  votre  fils. 

J'espère  que  vous  recevrez  un  peu  des  cheveux  du  duc.  J"ai  fait 
del^nander  à  ces  messieurs  chez  qui  votre  fils  était  descendu  de  lui  en 
faire  couper.  Ces  petits  riens  sont  heaucoup  pour  nous  autres.  Que 
j'aurais  désiré,  Madame,  entourer  la  tomhe  du  pauvre  cher  mort  de 
quelques  fleurs!  J'en  ai  fait  placer  dans  son  cercueil.  C'est  une  hahitude 
portugaise.  Je  me  ferai  un  devoir  de  soigner  sa  tomhe  tout  le  temps 
que  je  serai  à  Kahinda.  Je  compte  sous  peu  de  jours  y  placer  une 
modeste  croix  avec  le  nom  de  votre  fils,  le  jour  de  son  décès  et  i)uis 
quelques  paroles  tirées  de  l'Ecriture  sainte.  Ce  travail  se  fera  à  la  Mission, 
où  votre  fils  était  apprécié  autant  qu'il  le  méritait.  Le  Révérend  Père 
Campana,  préfet  apostolique  du  Bas-Congo  et  supérieur  de  toutes  les 
Missions  portugaises,  compte  vous  écrire.  11  vous  i)arlera  de  votre  fils 
qui  a  passé  quelques  jours  à  la  jMission  de  Landana.  C'est  cet  excellent 
Père  qui  a  procédé  à  la  cérémonie  des  funérailles.  Son  émotion  ne  peut 
se  décrire. 

Hier,  à  la  chapelle  delà  Mission,  à  Kahinda,  a  eu  lieu  un  petit  service 
funèhre,  commandé  iiar  .M.  le  prince  Henri  de  Croy.  venu  exprès  à 
Kahinda  [lour  serrer  la  main  de  votre  fils  avant  son  départ.  11  ne  se  dou- 
tait guère  du  malheur  survenu,  et  son  désespoir  est  vraiment  navrant. 
La  cérémonie  religieuse,  dans  sa  simplicité,  dans  une  pauvre  chapelle 
de  Mission,  était  hicu  touchante.  Les  Sœurs  de  la  Mission,  moi  et  ma 


—  311  — 

famille,  nous  navons  pas  manqué  d'y  assis|(>r.  Voici,  Madame,  une 
pauvre  pelite  l'cuille  cueilli(>  sui' la  tundje  de  voire  enfant:  (ju'elle  vous 
dise  qu'au  loin,  dans  un  pelit  coin  })erdu  de  l'Afrique,  il  existe  un  cœur 
de  femme  qui  compatit  à  votre  douleur!  Que  Dieu  vous  donne  la  rési- 
gnation qui  ne  })eut  venir  que  de  lui  !  Je  ne  veux  pas  vous  laisser 
ignorer  que  le  cimetière  de  Kabinda  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  jikis  déplo- 
rable. Il  n'est  guère  fait  pour  consoler  m  le  C(x'ur  d'une  mère  ni  la  foi 
d'une  chrétienne. 

Mon  mari  vous  présente  ses  plus  respectueux  hommages  et,  baisant 
votre  main,  vous  assure  combien  votre  douleur  le  touche,  (^omme 
secrétaire  général  du  Congo  portugais,  il  se  met  à  votre  disposition  en 
tout  et  pour  tout. 

lAIa  lettre  devient  trop  longue;  aous  excusez,  n'est-ce  pas?  la  liberté 
que  j'ai  prise  de  m'adresser  à  vous  ;  mais  je  crois  que  l'on  sait  toujours 
gré  à  ceux  qui  nous  montrent  de  l'intérêt  quand  le  malheur  nous  frappe. 

Permettez,  bonne  Madame,  que  je  vous  presse  la  main  très  respec- 
tueusement, mais  aussi  très  affectueusement,  en  vous  présentant  mes 
compliments  très  empressés. 

Mme  DK  SouzA-CmcuGHo,  née  de  Souza-Cominua. 


DEUX  LETTRES  DE  M'"  AUGOUARD 


VICARIAT  APOSTOLIQUE  DE  l'oudangiii  Di'azzaville,  le  l""  aoiU  1893. 

(HAUT-CONGO  français). 


]Madame  la  duchesse. 

Le  courrier  de  la  côte  m'apporte  à  l'instant  une  douloureuse  nouvelle, 
et  je  m'empresse  de  venir  vous  offrir  l'expression  de  mes  plus  respec- 
tueuses condoléances.  A'otre  cher  Jacques  est  mort  à  Kabinda,  par  suite 
d'un  accès  pernicieux,  juste  au  moment  où  il  allait  prendre  le  pa(|uebot 
portugais  pour  rentrer  en  Europe. 


—  312  — 

Cette  nouvelle  a  vivement  affecté  tous  les  Européens  de  Brazzaville 
qui  avaient  pu  apprécier  rapidement  les  hautes  qualités  de  cœur  et 
d'esprit  de  M.  le  duc  d'Uzès. 

Ayant  une  mission  de  notre  société  à  Kabinda,  je  me  suis  empressé  de 
demander  au  Supérieur  des  renseignements  sur  la  lin  prématurée  de 
celui  que  je  pleure  avec  vous.  J'ai  pensé,  Madame  la  duchesse,  qu'il 
vous  serait  agréable  d'avoir  quelques  renseignements  sur  le  dernier 
séjour  de  votre  cher  Jacques  à  Brazzaville,  et  je  m'empresse  de  satisfaire 
ce  légitime  désir  de  votre  cœur  maternel. 

jM.  le  lieutenant  Julien  a  dû  vous  raconter  les  détails  du  retour  du 
Ilaut-Oubanghi  à  Brazzaville,  où  tous  deux  étaient  arrivés  l)ien  exténués 
par  la  dysenterie.  Aj)rès  quelques  jours  de  repos  et  de  soins  assidus, 
M.  le  lieutenant  Julien  put  repartir  pour  la  côte,  où  il  arriva  en  bonne 
santé,  m'a-t-on  dit. 

En  ce  moment,  M.  le  duc  d'Uzès  voulait,  après  quelques  semaines  de 
repos,  aller  reprendre  le  commandement  de  son  expédition  dans  le 
Haut-Oubanghi.  Extérieurement,  le  lieutenant  Julien  paraissait  plus 
exténué  que  M.  le  duc.  Mais,  au  bout  de  quelques  jours,  je  ne  tardai 
pas  à  constater  que  notre  cher  hôte  était  encore  plus  fatigué  que  le 
lieutenant,  et  je  crus  do  mon  devoir  de  coml)attre  l'idée  de  son  retour 
dans  le  Haut-Oubanghi. 

Son  courage  le  fît  encore  hésiter  pendant  quelques  semaines,  car, 
grâce  à  une  médication  énergi(pn>  que  nous  lui  finies  subir,  sa  dysen- 
terie avait  à  peu  près  disparu.  Toutefois  les  forces  ne  revenaient  que 
lentement,  et,  au  bout  d'un  mois,  je  le  décidai  à  partir  pour  la  côte, 
voyant  ])i(Mi  que  l'air  seul  de  la  [)alrie  pourrait  lui  rendre  ses  forces 
épuisées.  M.  le  duc  voulut  prendre  la  route  de  Brazzaville  à  Loango 
pour  se  reudr(>  à  la  côte.  Elle  était  un  peu  plus  longue  que  celle  du 
Congo  belge,  parallèle  au  grand  (liMive:  mais  votre  cher  Jaccpies  ne 
voulait  man([uer  aucune  occasion  d(>  s'instruire,  et  il  sui\it  C(>t(e  route 
qu'il  ne  connaissait  pas  encore. 

Nous  lui  inurnimcs  une  teiile  et  les  conserves  qui  lui  man(]uaient, 
car  son  matériid  et  ses  provisions  se  trouvaient  dans  l'Oubanghi.  En 
outre,  je  lui  donnai  un  hamac,  de  sorte  qu'il  put  accomplir  assez 


—  313  — 

facilement  le  trajet  de  ooO  kilomètres  qui  sépare  Brazzaville  de  la 
côte. 

M.  le  duc  arriva  en  assez  hoime  santé  à  Loango,  d'où  il  m'écrivit  une 
charmanle  lettre,  pour  me  dire  qu'il  n'oublierait  pas  en  France  notre 
alTectueusc  hospitalité  de  Brazzaville  et  les  soins  que  nous  lui  avions 
prodigués. 

Un  malheureux  retard  de  quatre  jours  sur  la  route  des  caravanes, 
encore  mal  assurée,  lui  fit  manquer  le  paquebot  français  de  Loango,  de 
sorte  qu'il  fut  obligé  de  franchir  par  terre  une  nouvelle  route  de  plus  de 
200  kilomètres  pour  aller  rejoindre  le  paquebot  portugais  à  Kabinda,  un 
peu  au  nord  de  Banane.  C'est  là  que  la  terrible  fièvre  l'a  frappé,  et 
j'attends  avec  impatience  les  détails  que  je  ne  manquerai  pas  de  vous 
communiquer. 

En  effet,  pendant  les  deux  séjours  que  votre  cher  Jacques  fit  à  la 
Mission  de  Brazzaville,  nous  pûmes  apprécier  ses  nobles  qualités,  et  tous 
nous  lui  étions  sincèrement  attachés.  Pour  moi  en  particulier,  qui  avais 
causé  plus  intimement  avec  lui,  j'avais  pu  l'apprécier  encore  davantage  et 
j'avais  pu  constater  chez  lui  une  étonnante  maturité,  lors  de  son  retour 
du  Ilaut-Oubanghi.  Nous  nous  aimions  comme  deux  frères  et  nous  nous 
étions  bien  promis  d'être  fidèles  à  nous  écrire  quand  la  distance  nous 
séparerait  de  nouveau.  Dieu  en  a  jugé  autrement.  Nous  devons  nous 
incliner  sous  la  main  qui  nous  frappe  et  ne  pas  oublier  qu'après  tout 
c'est  nous  qui  restons  encore  sur  cette  terre  d'exil  et  de  douleurs. 

Oh!  que  j'aurais  voulu  l'assister  à  ses  derniers  moments,  pour  lui 
parler  de  sa  chère  famille  dont  il  me  [>arlait  si  souvent  et  que  je  me  serais 
efforcé  de  remplacer  dans  cette  terrible  Afrique  où  b^  jjauvre  voyageur  se 
trouve  si  isolé!  Il  ne  vous  aura  certes  pas  oubliés,  car  il  vous  portait,  à 
tous,  une  si  vive  affection!  Je  l'entends  encore  me  parler  de  sa  tendre 
mère,  à  laquelle  il  portait  une  si  affectueuse  vénération  ;  de  Mlle  lAhithilde, 
de  la([uelle  il  s'entretenait  avec  une  tendre  complaisance  :  de  Mme  la 
duchesse  de  Luynes  et  de  son  frère  Louis,  dont  il  ne  parlait  pas 
sans  émotion. 

Enfin,  en  ma  qualité  d'ancien  volontaire  de  l'Ouest,  il  me  parlait  volon- 
tiers de  M.  le  duc  de  Luynes  et  des  souvenirs  de  son  glorieux  père.  Je 

40 


—  314  — 

garderai  longtoiiips  le  souvenii"  de  ces  deux  entretiens,  et  surtout  je  gar- 
derai la  douce  consolation  de  hii  avoir  vu  mettre  ordre  aux  afîaires  de 
sa  conscience  et  accom^dir  son  devoir  pascal  avant  son  départ  pour  la 
cùto.  Ce  sera  aussi  une  consolante  satisfaction  pour  M.  l'abbé  son  pré- 
cepteur, et  dont  il  aimait  à  mr  lire  les  lettres  si  cbaudes  et  si  inté- 
ressantes. 

Dès  la  première  réunion  à  la  cliapelle,  tous  mes  missionnaires  se  sont 
joints  à  moi.  alin  de  prier  jiour  le  cber  déi'unt,  et,  demain,  tous  mes 
petits  noirs  [)rieront  [tendant  la  messe  (jue  je  célébrerai  à  son  intention. 
Daigne  le  Seigneur  exaucer  les  prières  que  nous  lui  adressons  pour  le 
repos  de  l'âme  du  cber  Jacques  et  pour  la  consolation  de  sa  mère 
désolée  dont  nous  ressentons  vivement  la  douleur!  Vous  pouvez  être 
assurée,  Madame  la  ducbesse,  que  votre  nom  ne  sera  pas  oublié  à  Braz- 
zaville, et  (pion  y  priera  longtemps  pour  vous  et  pour  le  cher  défunt, 
dont  le  souNenir  nous  sera  sans  cesse  rappelé  par  vos  armoiries  qui 
ligurent  dans  les  vitraux  de  notre  nouvelle  chapelle. 

^I.  le  duc  d'I'zès  n'a  pas  été  la  seule  victime  de  son  expédition,  car  je 
viens  dap[)rendre  la  nujrt  de  M.  Riollot,  emporté,  lui  aussi,  par  un 
accès  pernicieux  à  Yakoma  (ou  Abiras).  En  outre,  au  mépris  du  droit 
des  gens,  un  Algérien  de  l'expédition  vient  d'être  tué  en  face  de  Banghi 
par  un  officier  belge  qui  lui  a  traversé  la  tête  d'une  balle,  pendant  que 
le  pauvre  malbeureux  se  sauvait  à  la  nage. 

M.  Potlier,  aux  dernières  iu)u\  elles,  était  encore  au  poste  français  des 
Abiras,  mais  il  ne  vantas  tarder  à  descendre  avec  le  reste  de  l'expédition, 
car  il  doit  être  en  possession  de  l'ordre  de  retour  donné  par  M.  le  duc 
au  commencement  de  mai,  de  Brazzaville. 

Daignez  agré(u%  Madanu'  la  duchesse,  l'expression  des  [dus  sincères 
condoléances  et  l'assurance  du  lu-ofond  respect  de  votre  très  humble 
servileur  en  Xotre-Seigneur. 

-f  Prosper  AuGocAnD, 

Kv("i|uc  do  Sinila,  vicaire  apos'.oliijuc  du  llaut-Cungo  français, 


31Î 


vicAniAT  APosTOLioiE  DE  i.'ouuAN'GHi  Crazzavillc,  le  13  septembre  1893. 

(hAUT-CONGO    FlUNÇAIS). 


Madame  la  duchesse, 

Les  journaux  qui  vionueut  d'ari'ivei"  à  Brazzaville  nous  ont  appris  la 
vive  émotion  ressentie  en  France  et  les  nombreuses  marques  de  sympa- 
thie qui  vous  ont  été  témoignées,  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  votre 
regretté  fils. 

Si  vous  aviez  été  ici,  ce  matin,  vous  auriez  pu  vous  convaincre  que  le 
Haut-Congo  n'est  point  resté  en  arrière  sur  l'Europe,  et  l'unanimité  des 
regrets  aurait,  jeu  suis  convaincu,  apporté  un  adoucissement  à  votre 
grande  doideur. 

M.  Potlier  est  arrivé  il  y  a  trois  jours  à  Brazzaville,  remenant  du 
Ilaut-Oubanghi  le  reste  de  l'expédilion.  Aussitôt  je  lui  ai  dit  cpu' j'alten- 
dais  son  retour  pour  célébrer  ici  un  service  solennel  auquel  M.  de 
Brazza  avait  déjà  donné  son  afTectucux  assentiment.  M.  Pottier,  qui  a 
conservé  pour  votre  cher  Jacques  une  bien  vive  affection,  uie  répondit 
que  j'allais  au-devant  de  ses  désirs,  et  immédiatement  nous  fîmes  les 
préparatifs,  afin  de  donner  un  grand  éclat  à  la  cérémonie. 

Tous  les  Européens  de  Brazzaville,  sans  exce[)tion,  répondirent  à 
notre  invitation  et  furent  heureux  de  montrer  combien  cette  mort  inat- 
tendue avait  excité  chez  eux  de  sincères  regrets.  Notre  chapelle  })rovi- 
soire  ne  pouvait  luèmc  contenir  tous  les  blancs,  et  les  noirs  (pii  se 
pressaient  en  foule  à  la  porte  admiraient  les  décorations  funèbres  qui 
n'avaient  encore  jamais  eu  un  pareil  éclat.  Tout  le  personnel  de  la  Mis- 
sion, ainsi  que  celui  des  Sœurs,  assistait,  au  grand  complet,  à  la  céré- 
monie, que  je  tins  à  accomplir  moi-même  intégralement. 

M.  de  Brazza,  en  grande  tenue,  ainsi  que  tous  les  officiers  de  lAdmi- 
nistration,  tenait  la  première  place  avec  M.  Pottier  qui  représentait 
votre  famille  en  cette  douloureuse  circonstance.  A  l'issue  de  la  céré- 
monie, M.  do  Brazza  voulut  bien  se  joindre  à  moi  pour  déplorer  la  perte 
de  celui  que  nous  pleurons  avec  vous,  et  tous  les  assistants  chargèrent 


—  31G  — 

M.  PoUier  do  vous  portoi-  personuellomcnt  l'exprossion  do  la  plus  res- 
poctuouso  sympalliio  do  toute  la  colouie  oui'Opôouno  du  Ilaut-Congo. 

Pour  uioi,  porsonnoUomout,  jo  u'oublio  pas  votre  cher  Jacques,  qui 
m'avait  i»romis  une  correspondance  suivie  et  })Our  lequel  jo  prie  main- 
tenant, chaque  jour,  au  saint  autel.  J'ai  été  heureux  d'apprendre  que 
le  i)réfet  apostolique  du  Bas-Congo  avait  présidé  lui-même  aux  funérailles 
qui  furent  faites  à  Kabinda,  et  j'espère  que  bientôt  une  lettre  détaillée 
m'apprendra  que  votre  cher  tils  a  été  assisté  par  nos  missionnaires 
avant  de  mourir.  Jo  vous  ,ai  déjà  dit  que  le  regretté  duc  avait  fait  ses 
pàques  à  Brazzaville  avant  de  partir  pour  Loango. 

J'ai  aussi  appris  que  M.  Nuncz  Quériol,  gouverneur  du  Congo  portu- 
gais (un  de  mes  bons  amis,  Français  par  le  cœur  et  par  sa  grand'mère), 
s'occupait  activement  de  faire  revenir  en  Europe  la  dé})Ouille  mortelle 
de  votre  cher  Jacques,  (juo  vous  aurez  la  consolation  de  voir  près  de 
vous.  Je  vous  demande  pardon  d'entrer  dans  tous  ces  petits  détails, 
mais  je  sais  que  le  conu"  d'une  mère  est  toujours  heureux  d'apprendre 
les  moindres  faits  qui  regardent  ceux  qui  lui  sont  chors,  et,  d'un  autre 
côté,  cela  nous  prouvera  que  désormais  votre  nom  restera,  au  Congo, 
environné  dune  respectueuse  vénération. 

M.  Pottier,  qui  se  trouve  à  la  mission  depuis  son  retour,  ne  manquera 
pas  de  vous  donner  tous  les  détails  qui  vous  intéressent.  Il  liquide,  au 
mieux  de  vos  intérêts,  les  objets  qui  no  peuvent  retourner  en  Europe 
sans  grands  frais,  et  il  vous  prépare  soigneusement  des  collections  qui 
vont  partir  pour  la  côte  avec  nos  caravanes  et  qui  vous  feront  vivre  un 
peu  de  cette  vie  africaine  où  votre  cher  Jacques  s'était  jeté  avec  tant  de 
courage. 

M.  de  Brazza  déclarait,  ce  matin,  (juo  votre  expédition  avait  singuliè- 
rement favorisé  les  intérêts  français  dans  le  llaut-Oubanghi,  et  tous,  ici, 
nous  vous  avons  une  vive  reconnaissance.  Du  fond  de  l'Afrique,  je  joins 
ma  voix  à  celles  qui  vous  ont  déjà  porté  tant  de  marques  de  douloureuse 
sympathie,  et  mes  missionnaires  me  prient  également  de  vous  trans- 
met lie  l'expression  de  leurs  plus  sincères  condoléances. 

En  terminant,  Madame  la  duchesse,  voudrioz-vous  me  permettre  une 
petite  réflexion?  J'ai  vu  dans  les  journaux  certains  détails  fort  inexacts, 


—  317  — 

au  sujet  de  la  mort  du  clier  Jacques.  Ils  ne  peuvent  émaner  que  de 
personnes  jalouses  ou  mal  renseignées.  Votre  fils  a  été  partout  très  bien 
soigné  :  les  soins  des  docteurs  ne  lui  ont  pas  fait  défaut,  et  le  dévoue- 
ment de  M.  Pottier  valait,  certes,  toutes  les  consultations  ofilciellcs. 
Daignez  agréer.  Madame  la  duchesse,  l'expression  des  très  respec- 
tueux sentiments  de  condoléance  de  votre  tout  dévoué  serviteur  en 

f  Prosper  Augouard, 

Évêque  de  Sinita,  vicaire  apostolique  du  Haut-Congo  français. 


ADIEUX  D'UN  COMPAGNON 

A  Madame  la  duchesse  d'Uzès  —  Paris. 

Brazzaville,  le  8  novembre  1893. 
Madame  la  duchesse, 

Jusqu'au  3  de  ce  mois,  jour  du  dernier  courrier  qui  me  soit  parvenu, 
je  n'avais  pris  aucune  décision  au  sujet  de  la  remise  de  la  mission  que 
M.  le  duc  d'Uzès  m'avait  confiée.  N'ayant  reçu  aucun  ordre  de  vous. 
Madame,  je  me  suis  fiiit  un  devoir  d'exécuter  les  volontés  de  M.  le  duc 
d'Uzès.  Toutefois,  j'étais  fort  embarrassé,  craignant  de  ne  pas  agir  selon 
vos  idées.  Vous  savez.  Madame  la  duchesse,  que  la  répartition  du  maté- 
riel, des  vivres,  etc.,  n'était  pas  chose  facdc.  Aussi  ai-je  pris  conseil  des 
deux  hommes  auxquels  je  pouvais  me  confier. 

Voici  ce  qui  fut  convenu  entre  M.  de  Brazza,  Mgr  Augouard  et  moi  : 

1°  On  ne  pouvait  songer  à  mettre  en  vente  les  objets  provenant  de 
la  mission  du  duc  d'Uzès. 

2°  Il  était  impossible  de  songer  à  rentrer  en  France  ces  objets. 

3°  M.  le  duc  d'Uzès  ayant  dit  dans  une  lettre  en  date  du  mois  de  mai, 
adressée  à  M.  Liotard  :  «  Je  vous  prie  d'accepter  ces  neuf  à  dix  caisses 
de  fer,  contenant  des  marchandises  de  prix,  convaincu  que  vous  les 


—  318  — 

emploierez  pour  la  gloire  des  intérêts  français  que  j'eusse  tant  désiré 
servir  davantage  »,  chacun  se  conforma  à  mon  avis,  qui  était  de  répartir 
en  trois  parts  les  objets  existants  : 

r  La  mission  Monteil, 

2°  La  mission  de  Brazza, 

3°  La  mission  catholique. 

M.  le  capitaine  Derasze,  fondé  de  pouvoirs  de  M.  Monteil.  choisit 
d"abord  tout  ce  qui  pouvait  lui  être  utile.  M.  de  Brazza  choisit  ensuite. 
Puis  Mgr  Augouard  eut  le  reste.  J'avais  toutefois  réservé  pour  la  mission 
catholique  tous  les  vivres,  en  remboursement  des  frais  d'hospitalité 
que  ^L  le  duc  d'Uzès  et  moi  nous  avions  si  généreusement  reçue.  De 
même,  un  tapis  pour  le  pied  de  l'autel  et  une  pièce  de  drap  d'or  pour  la 
chapelle. 

Voici,  en  quelques  mots,  Madame  la  duchesse,  comment  j'ai  cru 
devoir  agir.  Je  ne  vous  cacherai  pas  que  j'eusse  de  beaucoup  préféré  me 
mettre  à  vos  ordres;  mais  une  telle  distance  est  entre  nous  que  je  ne 
pomais  plus  attendre. 

iM.  de  Brazza  se  charge  de  faire  conduire  les  Arabes  à  Oran.  Je  aous 
envoie  copie  détaillée  des  sommes  qu'ils  ont  reçues.  Vous  devez  savoir 
que  la  solde  a  été  interrompue  au  1"  novembre  1802.  J'y  joins  les  puni- 
tions par  eux  encourues.  Par  mes  lettres  des  6  mai  et  2  juin,  adressées 
à  >L  le  duc  d'Uzès,  vous  comprendrez  qu'il  serait  bon  de  les  maintenir. 

Quatre  hommes  restent  au  service  de  M.  de  Brazza.  Je  règle  leurs 
comptes  au  1"  novembre  1893. 

Parle  plus  prochain  courrier,  j'aurai  l'honneur  de  vous  remettre  les 
comptes  de  l'expédition,  gardant  devers  moi  les  pièces  justiticatives.  Je 
pense  qu'il  me  restera  de  douze  à  quinze  mille  francs  que  je  déposerai  à 
Brazzaville.  Il  n'y  a  pas  de  trésorerie  ici,  ni  de  banque,  et  il  est  très 
diflicile  de  faire  voyager  cet  or.  Je  pourrai  le  redescendre,  lors  de  mon 
retour. 

Il  était  resté  au  service  de  l'expédition  trois  Sénégalais,  un  cuisinier 
et  deux  domestiques.  Je  règle  le  com[)te  de  ces  gens;  mais  je  ne  })uis 
leur  donner  le  montant  du  prix  du  paipiebot,  vu  qu'ils  ne  rentreraient 
sans  doute  pas  dans  leurs  foyers,  ce  qui  pourrait  amener  des  réclama- 


—  319  — 

lions.  Je  prie  donc  l'administrateur  de  Loango  de  les  expédier  au  Sénégal. 

Je  crois  avoir  fait  tout  ce  que  l'honneur  et  le  devoir  me  comman- 
daient. A'ous  voudrez  bien  me  pardonner.  .Aladame  la  duchesse,  si  je 
m'attarde  dans  ces  régions,  mais  deux  raisons  m'obligent  à  laisser  les 
beaux  jours  revenir  :  la  première  est  (jue  je  crains  fort  la  basse  tempéra- 
ture d'Europe  :  la  seconde  est  aussi  fort  impérieuse  ;  vous  com})rendrez 
mon  cas.  L'expédition  de  M.  le  duc  d'Uzès  n'a  pu  atteindre  son  but. 
Tant  qu'un  espoir  me  resta,  je  n'ai  pas  quitté,  mais  aujourd'hui  je  songe 
à  mon  avenir. 

M.  de  Brazza  m'a  offert  de  l'accompagner  dans  la  rivière  Sanga  afin 
d'y  faire  des  photographies  et  des  collections  (1).  Me  trouvant  libre, 
j'accepte  avec  empressement:  mais  veuillez  croire,  Madame  la  duchesse, 
que  jamais  je  n'oublierai  que  c'est  grâce  à  votre  généreuse  entreprise 
que  je  dois  l'amitié  que  m'ayait  vouée  monsieur  votre  fils  et  celle 
dont  m'honore  aujuurd'iiui  M.  le  commissaire  général  de  Brazza. 

Veuillez  recevoir,  Madame  la  duchesse,  l'assurance  de  mon  respec- 
tueux dévouement. 


Brazzaville,  par  Loango. 
(Faire  suivre.) 


(1)  Une  dépêche  officielle  du  gouverneur  du  Gabon,  reçue  par  le  Ministre  des  Colonies 
le  9  novembre  dernier,  annonce  que  cette  reconnaissance  sur  la  rivière  Sanga  a  failli 
se  terminer  d'une  manière  tragique  devant  le  village  de  N"Tchoumbiri ,  situé  sur  la 
rive  gauclie  du  Congo,  entre  Lirranga  et  Brazzaville.  Voici  d'ailleurs  le  texte  de  cette 
dépêche  : 

«  M.  de  Brazza  est  arrivé  en  bonne  santé  à  Brazzaville  le  30  septembre,  venant  de 
«  Koundé. 

«  Le  Courbet  qui  l'amenait  s'est  heurté  contre  un  rocher  en  face  de  N'Tchoumbiri,  à 
«  trois  cents  mètres  de  terre,  et  a  coulé  à  i)ic  en  deux  minutes.  Le  mécanicien  Latrcille, 
«  l'instituteur  algérien  Sliman  et  son  fils,  ainsi  que  trois  Sénégalais,  ont  été  nojés. 

«  M.  Pottier,  de  Ylllmtration,  et  le  patron  de  la  Vedette,  qui  accompagnaient  M.  de 
«  Brazza,  ont  été  sauvés,  mais  les  papiers  de  M.  de  Brazza,  le  courrier  de  Clozel  et  les 
«  clichés  de  Pottier  sont  perdus.  » 


LES  FUNÉRAILLES 


SUR  LA  TOMBE 


Le  20  septembre  suivant,  un  paquebot  portugais  amenait  à  Lisbonne  la 
dépouille  mortelle  de  Jacques  d'Uzès  dans  le  cercueil  où  il  avait  reposé  à  Kabinda, 
et,  le  mercredi  27  septembre,  le  treizième  duc  d'Uzès  était  enterré  auprès  de  ses 
ancêtres,  à  Uzès,  au  milieu  des  témoignages  d'une  douleur  générale  de  toutes  les 
populations  de  la  contrée,  qui  entouraient  sa  famille,  ses  proches  et  ses  amis. 

Le  gouvernement  lui  rendait  ce  dernier  honneur,  d'envoyer  aux  funérailles, 
comme  représentant  officiel,  un  de  nos  plus  vigoureux  soldats,  un  de  nos  plus 
illustres  explorateurs  africains,  M.  le  commandant  Monteil,  qui  fit  entendre  sur  la 
tombe  les  paroles  suivantes  : 


DISCOURS   DU   COMMANDANT   MONTEIL. 

Le  Gouvernement  de  la  République,  en  m'cnvoyant  pour  le  repré- 
senter en  cette  triste  circonstance,  m'a  chargé  de  vous  apporter, 
Madame  la  duchesse,  ainsi  qu'à  votre  famille,  le  témoignage  de  la  part 
très  vive  qu'il  a  prise  à  votre  douleur,  et  de  vous  exprimer,  en  son  nom 
et  au  nom  de  tous  les  Français  de  cœur,  les  regrets  unanimes  qu'a  pro- 
voqués au  milieu  de  ses  concitoyens  la  mort  de  celui  qui  fut  le  duc 
Jacques  d'Uzès. 

De  toutes  parts  et  sous  toutes  formes,  je  le  sais,  les  marques  de  la 
sympathie  publique  ont  afflué  vers  vous;  en  me  donnant  l'occasion  d'en 
faire  entendre  ici  même  l'expression,  le  souci  du  Gouvernement  a  été 
d'honorer  d'une  manière  spéciale  celui  qui,  rendu  aujourd'hui  à  sa 
demeure  dernière,  a  sacrifié  sa  vie  à  la  noble  mission  d'étendre  toujours 
plus  loin  les  bornes  de  la  patrie  française. 

Lourde  tâche  que  celle  qu'il  avait  assumée,  mais  combien  grande  et 
généreuse  ! 

Le  dévouement  à  la  patrie  ne  vaut  que  par  les  sacrifices  que  l'homme 


—  324  — 

s'impose  pour  accomplir  son  œuvre.  Or,  pour  une  telle  entreprise  il 
fallut  au  défunt  une  grande  force  d'àme  pour  renoncer  en  un  instant  à 
tout  ce  qui  avait  été  sa  vie  jusque-là  :  vie  des  heureux  de  ce  monde, 
avec  jouissance  de  la  fortune,  de  l'éclat  d'un  grand  nom,  joies  de  la 
famille,  cortège  d'amis  nombreux;  telle,  en  un  mot,  que  la  rêvent  les 
ambitieux  de  cette  terre  lorsqu'ils  peuvent  donner  corps  au  summum 
de  leurs  aspirations. 

Ce  que  d'autres  acquièrent  pour  le  conserver  avec  un  soin  jaloux  et  se 
contentent,  l'ayant  atteint,  de  veiller  auprès  de  leur  trésor,  le  duc 
d'Uzès  l'avait  trouvé  dans  son  berceau. 

Un  jour  vint  où,  à  peine  au  sortir  de  l'adolescence,  il  trouva  ce  rôle 
au-dessous  de  lui-même  ;  l'inaction  lui  pesait  ;  il  rêva  d'entreprises  plus 
dignes  d'illustrer  son  nom.  Lorsqu'il  vous  fit  part.  Madame,  de  ses 
projets,  ses  vues  furent  avec  enthousiasme  accueillies  par  vous.  Ses 
aspirations  étaient  si  bien  celles  de  votre  propre  nature.  Votre  seul 
adieu  fut  do  lui  dire  :  «  Va,  et  reviens  un  homme.  » 

Et  alors  commença  pour  lui  cette  terrible  lutte  où  tout  est  privation, 
où  les  facultés  morales  et  physiques  sont  obligées  de  se  développer  sous 
leur  plus  grande  tension. 

Pas  un  instant  il  ne  fut  au-dessous  de  sa  tâche.  Ce  fut  d'abord  cette 
route  pénible  jusqu'aux  Abiras,  le  long  de  l'immense  fleuve  africain,  le 
Congo,  avec  les  nuits  d'insomnie,  les  soucis  multiples  de  chaque  jour 
pour  la  conduite  d'une  troupe  nombreuse,  le  transport  d'un  nombreux 
matériel,  dans  une  région  où  les  moyens  font  presque  défaut. 

Puis,  plus  tard,  la  chevauchée  de  guerre  dans  les  halliers  vierges  de 
tout  passage  d'Européen,  la  poursuite  et  le  châtiment  des  Boubous  qui 
avaient  lâchement  attiré  pour  l'assassiner  un  des  nôtres,  de  Poumayrac. 
La  vengeance  fut  éclatante,  la  victoire  complète,  et  pendant  ces  cinq 
journées  de  combat,  Jacques  d'Uzès  accomplit  dans  toute  leur  plénitude 
ses  devoirs  de  soldat  valeureux. 

Combien  d'autres  je  connais  qui  se  fussent  déclarés  satisfaits  et 
n'eussent  eu  que  le  souci,  après  plus  d'un  an  d'absence,  de  revenir  au 
foyer!  Telle  ne  fut  point  sa  conduite  :  l'œuvre  était  ébauchée  seulement, 
il  resta.  Et  cependant  déjà  la  maladie  l'avait  atteint. 


—  323  — 

Son  camarade  et  ami  Julien,  beaucoup  plus  robuste  que  lui,  fut 
terrassé  et  dut  regagner  la  cote.  Il  crut  pouvoir  attendre  encore.  Mais 
bientôt,  le  mal  empirant,  il  dut  à  son  tour  prendre  le  chemin  de 
Brazzaville.  Pour  rentrer?  Non,  pour  se  soigner  quelques  jours  et 
repartir  à  nouveau  rejoindre  ceux  qu'il  avait  laissés  en  arrière  et  qui 
impatiemment  attendaient  le  retour  du  chef. 

Il  avait  trop  présumé,  il  ne  put  exécuter  son  projet.  Il  dut  alors 
revenir,  cette  fois  pour  tenter  dans  un  suprême  effort  de  rentrer  au 
foyer  demander  à  sa  mère  sa  dernière  bénédiction.  Ilélas!  il  ne  lui  fut 
point  donné  d'accomplir  ce  désir  si  cher  :  la  mort  implacable  le  saisit  au 
moment  où  il  allait  mettre  le  pied  sur  le  navire  qui  devait  le  ramener 
dans  sa  patrie. 

Honneur  à  celui  qui  a  su  dévouer  sa  vie  à  une  grande  cause  !  Comme 
beaucoup  aujourd'hui,  le  duc  Jacques  d'Uzès  avait  compris  les  vraies 
destinées  de  la  France  contemporaine.  Il  faut  que  la  Franco  se  retrempe 
dans  les  entreprises  extérieures  pour  agrandir  le  champ  do  son  action 
civilisatrice  et  colonisatrice. 

A  la  tâche  il  a  succombé,  ayant  jusqu'au  bout  accompli  son  devoir, 
tout  son  devoir. 

Paix  à  ses  cendres  qui  vont  entrer  dans  leur  demeure  dernière. 
Jacques  d'Uzès  est  mort  au  champ  d'honneur  ! 


Le  maire  d'Uzès  a  prononcé  ensuite  quelques  paroles  pleines  de  tact  et  de 
cœur. 


DISCOURS  DU  MAIRE  D'UZES 

Messieurs, 

Le  conseil  municipal  de  la  ville  d'Uzès,  dans  sa  séance  du  27  juillet, 
vota,  à  l'unanimité  de  ses  membres,  une  adresse  de  sympathie  à  Mme  la 
duchesse  d'Uzès,  à  l'occasion  de  la  perte  douloureuse  qu'elle  venait  de 
faire  dans  la  personne  de  son  fils  aîné  le  duc  d'Uzès,  mort  à  l'âge  de 
vingt-quatre  ans,  pour  étendre  sur  le  sol  africain  l'influence  de  la 


—  326  — 

France.  Mon  devoir  en  ce  jour,  comme  maire  de  la  ville  d'Uzès,  est  de 
dire  en  ces  quelques  mots,  sur  cette  tombe  prématurément  et  si  doulou- 
reusement ouverte,  les  sentiments  de  la  population  tout  entière  de 
notre  cité,  sans  distinction  de  parti,  sur  cet  enfant  d'Uzès,  mort  au 
service  de  son  pays. 

Nous  savons  tous,  en  effet,  que  lorsqu'il  s'agit  de  la  patrie  française, 
il  n'y  a  plus  de  parti  :  toutes  les  opinions  politiques  s'effacent;  nous 
l'avons  vu  en  1870,  où  tous  les  Français,  sans  exception,  ont  concouru 
à  la  défense  du  territoire  envahi  par  l'étranger.  Nous  le  reverrions 
encore  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  nous  étions  dans  l'obligation  de 
défendre  l'honneur  de  la  France  et  son  intégralité. 

Aussi,  sans  crainte  d'être  démenti  par  aucun  de  mes  concitoyens,  en 
présence  de  ce  cercueil,  j'adresse,  au  nom  de  la  cité  tout  entière,  à 
Mme  la  duchesse  d'Uzès,  la  vive  part  que  nous  prenons  à  la  cruelle 
épreuve  qui  vient  de  la  frapper,  et,  tout  en  manifestant  les  vifs  regrets 
que  nous  cause  la  fin  précoce  de  ce  jeune  homme  enlevé,  à  la  fleur  de 
son  âge,  à  l'affection  de  sa  famille,  nous  sommes  heureux  et  fiers, 
comme  Français  et  comme  Uzétiens,  que  le  duc  d'Uzès,  issu  de  la  plus 
ancienne  famille  du  pays,  soit  tombé  loin  des  siens  et  de  sa  patrie,  au 
service  de  la  France,  en  vaillant  pionnier  de  la  civilisation. 


Les  zouaves  pontificaux  vinrent  à  leur  tour  adresser  à  Jacques  un  dernier  adieu 
par  la  voix  de  leur  colonel  le  comte  d'Albiousse. 


DISCOURS  DU  COLONEL  COMTE  D'ALBIOUSSE. 

Messieurs, 

Les  gloires  de  la  maison  d'Uzès  font  partie  du  patrimoine  national, 
mais  à  Uzès,  plus  qu'ailleurs,  chacun  de  nous  a  le  droit  d'en  être  fier. 
C'est  dans  ce  sentiment  bien  légitime  de  fierté  locale  que  le  maire  et  les 
conseillers  niunici[»aux  républicains  de  la  ville  ont  voulu  apporter  ici 
leurs  généreuses  condoléances,  et,  avec  nous,  rendre  hommage  à  la 
mémoire  du  duc  d'Uzès.  Devant  le  patriotisme  du  fils  et  la  douleur  de 


—  327  — 

la  mère,  Funanimité  s'est  faite  dans  les  cœurs,  et,  en  ce  jour  de  deuil, 
c'est  la  ville  d'Uzès  tout  entière  qui  dépose  sur  le  cercueil  de  son  jeune 
duc  le  tribut  de  ses  regrets. 

Eh  bien!  messieurs,  admirons  ensemble  ce  noble  enfant  d'Uzès.  Sa 
vie  et  sa  mort  nous  donnent  la  mesure  de  sa  A^aleur.  Jacques-Marie- 
Géraud  de  Crussol  d'Uzès,  duc  d'Uzès,  était,  par  son  nom  et  son  titre, 
l'héritier  du  premier  duc  et  pair  de  France. 

C'est  dire,  messieurs,  qu'il  fut  bercé  dans  l'héroïsme.  A  l'âge 
d'homme,  il  se  sentit  attiré  vers  cette  terre  d'Afrique,  où,  en  1370,  un 
de  ses  ancêtres,  Algran,  vicomte  d'Uzès,  avait  été  tué  au  siège  de  Tunis 
dirigé  par  Louis  II  de  Bourbon. 

Et,  à  vingt-trois  ans,  le  duc  d'Uzès  a  sacrifié  sa  grande  situation,  ses 
grandes  espérances,  et,  sacrifice  plus  méritoire  encore,  un  jeune  homme 
a  renoncé  à  son  luxe  et  à  ses  joies  pour  aller  porter  au  fond  du  conti- 
nent noir  le  bon  renom  de  notre  pays. 

Là,  pendant  plus  d'un  an,  au  milieu  de  difficultés,  de  dangers  de 
toutes  sortes,  il  a  déployé  des  qualités  exceptionnelles  de  sang-froid,  de 
hardiesse  et  d'organisation. 

II  s'arrête  dans  le  Ilaut-Oubanghi,  aux  Abiras,  dernier  poste  français. 

L'entente  fut  vite  faite  entre  le  duc  et  le  lieutenant  Liotard,  comman- 
dant du  détachement.  Il  fallait  venger  la  mort  de  M.  de  Poamayrac, 
l'explorateur  tué  et  dévoré  par  les  cannibales,  faire  respecter  le  nom  de 
la  France,  agrandir  notre  domaine  colonial,  et  surtout  assurer  le  passage 
de  l'Afrique  de  l'ouest  au  nord-est,  par  l'Egypte,  but  de  l'expédition 
préparée  par  le  duc  d'Uzès. 

Les  ressources  furent  mises  en  commun,  ainsi  que  les  espérances  de 
victoire. 

Quel  honneur  pour  nous,  messieurs,  et  quelle  joie  pour  le  duc  d'Uzès, 
d'unir  au  drapeau  de  l'armée  le  fanion  de  sa  famille,  avec  le([uel  ses 
ancêtres  avaient  associé  les  Uzétiens  aux  gloires  militaires  de  la  vieille 
France  ! 

Après  huit  jours  de  combats  acharnés,  le  pays  fut  conquis  [)ar  (pialrc- 
^illgt-deux  hommes,  luttant  contre  ciii([  uiillc  noirs,  et,  en  signe  de 
soumission,  les  vaincus  apportèrent  au  duc  d  Izès  le  crâne  de  Ai.  d»' 


—  328  — 

Poumeyrac,  lugubre  trophée  de  guerre  conservé  par  les  fétichcurs 
comme  une  assurance  de  supériorité  sur  les  blancs. 

Le  petit  corps  expéditionnaire  se  trouvait  à  peu  de  distance  des 
sources  du  Nil.  Encore  un  effort,  encore  quelques  jours,  et  le  but  de 
l'expédition  était  atteint.  Mais  dans  ce  pays  mystérieux,  le  climat  est 
meurtrier  pour  l'Européen.  Miné  par  la  fièvre,  le  jeune  et  hardi  explo- 
rateur se  rendit  à  BrazzaviUe  pour  se  reposer  et  guérir. 

C'est  alors  qu"un  de  ses  meilleurs  compagnons,  le  lieutenant  Juhen, 
plus  éprouvé  que  lui,  dut  le  quitter  et  revenir  en  France.  Hélas!  pour- 
quoi le  duc  d'Uzés  ne  l'a-t-il  pas  suivi?  C'est  qu'il  avait  Tâme  vaillante  et 
fière.  11  lui  en  coûtait  trop  de  laisser  son  œuvre  inachevée,  et  surtout 
d'abandonner  ses  compagnons  d'armes.  11  voulait  revenir  auprès  d'eux 
et  reprendre  à  leur  tête  sa  place  de  combat.  Terrassé  de  nouveau  par  le 
mal,  les  entrailles  brûlées  par  cette  terre  de  feu,  il  put  à  grand'peine 
gagner  le  port  de  Kabinda.  C'est  là  qu'il  est  mort,  loin  de  son  pays,  loin 
de  sa  mère  et  de  tous  les  siens,  mais  avec  les  consolations  supérieures 
que  FÉghse,  cette  autre  mère,  porte  à  ses  fds  mourants. 

A  peine  la  mort  du  jeune  duc  fut-elle  connue,  qu'un  sentiment  una- 
nime de  tristesse  étreignait  tous  les  cœurs.  De  tous  les  points  du  globe 
furent  adressés  à  la  famille  désolée  des  témoignages  de  douloureuse  et 
sympathique  admiration.  Les  chefs  de  la  Maison  de  France,  oubliant  les 
amertumes  de  l'exil,  s'unirent  au  deuil  de  la  maison  d'Uzès,  et  la  mère 
de  ce  jeune  prince  chevaleresque  tué  au  Zululand,  celle  qui  régna  sur 
nous,  et  qui,  aujourd'hui,  est  respectée  de  tous,  dans  la  triple  majesté 
de  son  deuil  d'épouse,  de  mère  et  de  souveraine,  l'impératrice  Eugénie, 
voulut  prendre  pari  à  cette  grande  infortune,  et,  sans  se  connaître,  les 
deux  mères  ont  uni  leurs  deux  cœurs  brisés  par  une  catastrophe  iden- 
tique. 

Enfin,  messieurs,  je  le  dis  avec  un  sentiment  de  vive  gratitude  pour 
l'honneur  qui  m'est  fail,  un  soldat  vieilli  dans  la  fidélité  et,  de  l'aveu  de 
tous,  bon  juge  en  patriotisme  et  en  courage,  le  général  de  Charette,  m'a 
chargé  de  saluer,  en  son  nom  et  au  nom  des  zouaves  pontificaux,  les 
restes  de  notre  cher  el  bien-aimé  duc.  Certes,  après  tous  ces  témoi- 
gnages, après  les  honneurs  rendus  par  les  pouvoirs  [»iil)bcs  et  si  bien 


—  329  — 

constatés  par  la  présence  du  valeureux  commandant  Monteil,  la  duchesse 
d'Uzès  peut  être  fière  de  son  fds. 

Messieurs,  elle  reste  inconsolable,  parce  qu'une  mère  ne  veut  jamais 
être  consolée  de  la  mort  de  son  enfant.  Les  consolations  des  mères, 
Dieu  se  les  réserve.  Qu'il  les  prodigue  à  notre  bonne  duchesse,  qu'il  la 
garde  et  la  soutienne.  Et,  je  le  demande,  au  nom  de  mes  compatriotes, 
que  Dieu  garde  aussi,  et  pour  sa  mère  et  pour  nous,  Louis  de  Crussol, 
duc  d'Uzès  et  frère  de  cet  héroïque  dont  la  mort  est  une  nouvelle  gloire 
pour  la  maison  d'Uzès. 

M.  Coste,  conseiller  général,  prend  aussi  la  parole  pour  exprimer  les  regrets  de 
la  région;  puis  M.  Mariéton,  au  nom  des  félibres,  prononce  l'éloge  du  défunt. 


DISCOURS  DE  M.  MARIÉTON. 

Voici  un  abrégé  du  discours  de  M.  Paul  Mariéton  : 

C'est  au  nom  du  félibrige,  c'est-à-dire  au  nom  des  traditions  et  de  la 
race  de  la  petite  patrie  et  de  l'histoire  du  félibrige,  hautement  accueilli 
en  cette  demeure,  que  je  viens  saluer  le  jeune  héros  mort  en  glorifiant 
le  grand  nom  méridional  d'Uzès. 

Après  quelques  mots  sur  l'Afrique,  meurtrière  aux  pionniers  de  la  civilisation 
chrétienne,  et  sur  l'esprit  de  hardiesse  des  races  méridionales,  fréquent  dans  la 
maison  d'Uzès,  M.  Mainéton  parle  de  l'expédition  du  jeune  duc  et  de  sa  ténacité  à 
la  poursuivre. 

Il  conclut  ainsi  : 

Le  ferment  héréditaire  s'étant  réveillé  en  lui,  il  aima  mieux  mourir 
que  de  renoncer  à  son  rêve.  Salut,  jeune  mort  plein  de  gloire!  Je  t'ai 
connu;  tu  fus  simple,  loyal  et  bon,  avant  de  devenir  simplement 
héroïque.  Rejoins  au  sein  de  Dieu  Tàme  immortelle  des  ancêtres,  celle 
dont  nous  vivons  tous,  mais  dont  toi  tu  as  su  mourir  ! 


42 


330 


Enfin,  M.  Delonele,  député,  dit  les  dernières  paroles  d'adieu  au  milieu  de  rémo- 
tion générale. 


DISCOURS   DE    M.    DELONCLE, 

DÉPUTÉ,    ANCIEN    SOUS-SECRÉTAIRE    d'ÉTAT. 

Messieurs, 

Le  vœu  de  Aime  la  duchesse  d'Uzès  m'invite  à  rendre  un  dernier 
liommage  à  ce  jeune  héros  au  nom  du  c^roupe  colonial  de  la  Chambre. 
J'obéis.  Sa  mort  a  été  pour  nous  un  deuil  profond,  comme  celle  de 
Crampel,  de  Ménard,  de  Crozat.  Nous  l'avions  vu  partir  avec  tant  d'en- 
thousiasme, il  avait  tant  de  vaillance,  sa  tâche  était  si  noble,  si  gran- 
diose, que  nous  ne  doutions  pas  de  son  succès.  Notre  confiance  le 
suivait  au  delà  de  l'Oubanghi,  sur  ce  Ilaut-Nil,  prêchant  notre  civilisa- 
tion et  notre  diplomatie,  et  nous  armant  fortement  pour  des  luttes 
prochaines,  au  seuil  du  Soudan  égyptien. 

Et  il  nous  apparaissait  déjà  ceint  de  l'auréole  triomphale  des  Brazza. 
des  Binger,  des  Maistre,  des  Alonteil.  Hélas!  le  mirage  s'est  évanoui  et 
la  réalité  est  là,  terrible,  impitoyable.  La  terre  d'Afrique  a  voulu  une 
nouvelle  victime.  Quand  se  lassera-t-elle  de  nous  faire  pleurer? 

Consolez-vous,  madame,  tout  n'est  pas  perdu.  Ce  n'est  pas  seulement 
son  nom  qui  restera  impérissable  dans  notre  mémoire;  son  œuvre  res- 
tera, elle  aussi.  Elle  engendrera  dans  cette  jeunesse  de  France,  fille  des 
pionniers  africains  de  saint  Louis  et  de  Louis  XIV,  ce  puissant  esprit 
d'émulation  qui,  réveillant  les  initiatives  séculaires,  jettera  les  plus 
nobles  missionnaires  vers  ce  centre  africain  où  il  ne  s'agit  plus  seule- 
ment de  conquérir  des  territoires,  mais  surtout  d'assurer  de  précieuses 
garanties  pour  la  politique  méditerranéenne.  Et  je  dirai  toute  ma 
pensée  :  peut-être  qu'une  Uzèsville  naîtra,  un  jour  prochain,  sur  cette 
terre  où  est  tombé  si  bravement,  là-bas,  le  fils  de  tant  de  preux  de 
France. 


Ce  livre  est  achevé.  Il  n'est  pas  seulement,  on  a  pu  le  voir,  l'hom- 
mage rendu  par  une  mère  au  lils  qu'elle  pleurera  toujours  ;  il  est  aussi 
l'hommage  rendu  par  une  femme  de  France  au  jeune  Français  qui 
risqua  sa  vie  et  la  perdit  pour  la  gloire  et  la  grandeur  de  la  patrie  hien- 
aimée. 

Duchesse  D'UZÈS, 

née    MORTEMART. 


PETIT  VOCABULAIRE  BANZYRI 

QUELQUES  MOTS  UECUEILLIS  AU  PASSAGE  EN  1892 


1°    LE   CORPS    HUMAIX. 

La  tête,  N'dzo. 

Le  nez,  Mo. 

L'œil,  Dêla. 

Cheveux.  Zoungo  (pour  Dzoundgn). 

Oreille,  Dzégué. 

Dents,  Obé. 

Menton,  Banga. 

Lèvre,  Sanio. 

Langue,  Miri. 

Barbe,  Souhanga. 

Moustache,  Soumo. 

Front,  Bando. 

Cou,  N'Iio. 

Torse,  Gala. 

Téton,  Ka. 

Épaule,  Kirikoua. 

Bras,  Bd. 

Main,  Tambakouâ. 

Doigt,  Dékoud. 

Ongle,  Koutchoubo. 

Ventre,  N'sd. 

Aine.  Mou. 

Jambe,  Bagadza. 

Pied,  Tambdnou. 

Doigt  de  pied,  Dénou. 

Salive,  Gaissomo. 

Cuisse,  Kou. 

Femme,  iMokû. 

2°   ANIMAUX. 

Poule,  Kemo. 
Chèvre,  Bêlé  ou  M'bélé. 
Chien,  Dangui. 
OEuf,  Placoco. 
Escargot,  Kômou. 
Puce,  Bc. 
Viande,  Ngama. 


3°    LÉGUMES   ET   FRUITS. 

Banane,  N'dôn  (o  très  long  ou  deux  o). 
Arachide,  Kalako. 
Maïs,  Koiindâ. 
Patate,  Badro. 

Noix  de  palme,  M'hcté  {m  très  doux). 
Vin  de  palme,  Sokro  ou  Samba. 
Fève  noire,  Kola  (haricot). 
Manioc  (farine),  Ganga  ou  Karanga. 
Fève  jaune,  Kondé. 

A"    ÉLÉMENTS    ET    DÉPENDANCES. 

Eau,  N'gô. 

Terre,  Tô. 

Feu,  Oaâ. 

Ciel,  Dakoue. 

Soleil,  Nna  (mieux,  N'na). 

Vent,  Pysa. 

Rivière,  Mbâli. 

Pierre,  Tchimi  {ch  très  doux). 

Paille  ou  herbe  de  brousse,  M'benzé. 

Fleur,  M'bossé. 

Cendre,  Sui  ou  Soui. 

Liane,  Kousse  (pour  pagnes). 

5°    MÉTAUX,    MATIÈRES   PRÉCIEUSES. 

Fer,  Mpei  ou  Mbei. 
Cuivre,  Boukou. 

Ivoire,  Nambri  (prononcez  Ndn  nbri,   ou 
mieux  Namn'bri)  ou  Douri. 

6°   ORNEMENTS  ET  OBJETS  USUELS  DU  NOIR 

Collier,  MalcngJiélenghé  ou  Lenglié  lenghc. 
Bracelet  eu  ivoire,  Taire. 
Couteau,  M'bé  (Maggyar  couteau). 
Fourreau,  M'poko. 


33^ 


Pifjo,  N'saniho  (Vn  prononcé  un  peu  comme 

led). 
Tabac, Mangâ. 
Pirogue,  Goua. 

Pagaie,  Kai  (d'où  Kair,  pagayer). 
Perle,  A'nssi  (les  deux  s  légèrement  mouillés). 
Étoffe,  Bongo. 

Pelle  en  fer  (monnaie  d'échange),  Gouinza. 
Pointe  de  cristal  que  les  femmes  ouaddas 

se  mettent  sous  la  lèvre  inférieure,  Bangri. 
Perche  pour  passer  les  pirogues,  N'Tommbô. 
Lit  en  bambou,  Kikona. 
Caurie,  Riva. 
Bouclier,  N'gô. 
Marmite,  Tabo. 
Pilon  (en  bois),  M'bala. 
Planche  (pour  dormir).  Conque  (prononcez 

Coiiqnerié). 
Rond  en  feuilles  pour  porteurs  (tête),  Kati. 
Sac,  Bôkô. 
Carquois,  Bogbo. 
Flèche,  Kôlâ. 

Porte  de  case,  Moringoiiélé. 
Tambourin,  N'djouma. 
Ornement  ouadda  de  la  lèvre  supérieure, 

Toûgo  (signifie  à  peu  près  bouton). 
Entraves  pour  esclaves,  Songo. 
Lance,  Du. 

Boîte,  Gouhou  ou  Sangoiikou. 
Panier,  Siké  ou  Sikoné. 
Petite  coupe  pour  boire,  Dzambo. 
Calebasse  coupée  en  deux.  Solo. 
Écharpe,  Kio,  ou  pagne  indigène  (sert  à 

porter  ou  soutenir  le  sac). 
Ficelle  (petite),  Kassa. 

7°  QUELQUES  OBJETS   PARTICULIERS   AU   BLAXC. 

Papier,  Bikanda. 

Glace,  Tatra. 

Chapeau  et  tout  ce  qui  couvre  la  tête,  Boto. 

Soulier,  TâbaÇ!). 

Bouteille  en  verre,  Kanga. 

Sabre,  Maggja. 

Fusil  (cartouche),  N'gommbe. 

8°  VERBES  EXPRIMANT  DES  ACTES  USUELS. 

Dormir,  Dà. 

Evacuer  (matières  fécales),  Djipa. 


Uriner,  Kisso. 

Pagayer,  Kai. 

Rire,  M'zozo  {z  comme  en  français). 

Pousser,  Tominbo. 

Battre,  Bobo. 

Regarder,  Dili. 

Venir,  Youkou,  Dodo  (vieux). 

Couper  du  bois,  Dénd. 

Courir,  Doumbi. 

Pleurer,  M'ba. 

Marcher,  No7io. 

Chanter,  Si  (?). 

Voir,  Yéré. 

Arrêter,  rester,  Yéké. 

Tuer,  Kongorongo. 

S'en  aller,  Tcha  (Ex.  :  Va-t'en!  Nat'cha! 


9°    iNUMÉRATIOX. 


Un,  Bonka. 
Deux,  Bissi. 
Trois,  Bota. 
Quatre,  Dékona. 
Cinq,  Bôna. 
Six,  Selta. 
Sept,  Voue. 
Huit,  Sana. 
Neuf,  N'soka. 

10°    ADJECTIFS. 

Bon,  Foufou  ou  M'bété. 
Mauvais,  Loufou  nini. 
Grand,  Gaga. 
Petit,  Ngikini. 

Il"  MESURE  DU  TEMPS. 

Demain.  Cocoriko  ou  Kikeriki. 

12"  PRONOMS. 

Moi,  Mi. 
Toi,  Mo. 

13°    INTERJECTION,    AFFIRMATION,    NÉGATION. 

Non,  Pl'pé. 

Pas  ou  plus,  Goni. 

Oui,  Yo  ou  Him  Mm. 

(Ex.  :  M'na  yéré  pépé,  je  ne  vois  pas.  — 
Bombo  goni,  la  perche  ne  va  iilus.) 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Pages 

Préface 5 


LETTRES  DE  JACQUES 
I 

DKPAHT. 

Espérances.  —  Le  devoir  du  saug.  —  Reptiles 11 

II 

EN    MER. 

Collaborateurs.  —  Dakar  el  Conacri.  —  Behanzi  n 13 

III 

AU    DAHOMEY 

Relâche.  —  Kolonou.  —  .Vnarchie  coloniale.  —  Noirs  et  requins.  —  Une  réclame. . .       17 

IV 

AU    CONGO. 

A  terre.  —  Les  tirailleurs.  —  Mizon  et  Djbowski.  —  .V  l'hùtel 22 

V 

A     ROM  A. 

Un  hôtel  en  tôle.  —  Une  ville  qui  sort  do  terre.  —  Petits  oiseaux.  —  Chez  le  gou- 
verneur général.  —  L'État  libre  du  Congo 24 

VI 

EN    MARCHE. 

Les  charges.  —  A  la  messe 28 


336  — 

Pages. 


VII 

AU    CAMPEMENT. 

Matadi.  —  Le  «  Prince  Batuloiiin  ».  —  Le  chemin  de  fer.  —  Une  ancienne  capitale. 

—  Les  porteurs.  —  Le  chêne  de  Slaniey.  —  Menu.  —  Photographies 30 

VIII 

PREMIÈRES    ÉTAPES. 

En  file  indienne.  —  Une  Suisse  africaine.  —  Discussion.  —  Les  capitas.  —  La  monnaie 
d'échange.  —  Saison  insalubre 39 

IX 

HALTE. 

A  Manvanga.  —  Mesui-es  de  rigueur.  —  Le  14  juillet.  —  Ilevue  et  réjouissances.  — 
Bousculade 48 

X 

SÉJOUR.  --■- 

Difficultés  de  recruter  des  porteurs.  —  Les  noirs  voleurs 53 

XI 

A     BRAZZAVILLE. 

Une  route.  —  Potagei's  français.  —  Un  arbre  géant.  —  Poules  et  œufs.  —  Une  noce. 

—  Accès  de  fièvre.  —  Cinq  cent  mille  pieds  d'ananas.  —  Arrivée  à  Brazzaville. . .       55 

XII 

UNE    MISSION    CATHOLIQUE. 

Honneurs  funèbres.  —  Fâcheuses  nouvelles.  —  Les  Arabes  soulevés.  —  Mgr  Au- 
gouard.  —  Les  missionnaires.  —  Prêtres,  maçons  et  instituteurs.  —  Petits  anthro- 
pophages        62 

XIII 

LE    CONGO    BELGE. 

Fonctionnaires.  —  Vitraux.  —  Un  mot  du  roi  des  Belges.  —  Mgr  Augouard  et  Jules 
Ferrj.  —  Mort  d'un  sergent.  —  Envois 70 

XIV 

CHANGEMENT    D  '  I  T  I  N  É  R  A  I  R  E. 

Nouveau  plan  de  campagne.  —  Soldais  réformés.  —  Nous  séchons.  —  La  quinine. 

—  M.  Dolisie.  —  Messe  et  salut.  —  Voici  les  pluies.  —  Histoire  de  cigares.  —  Peu- 
plades anthropophages.  —  Inattendus. 78 


XV 

rXF.     I.KTTRK     DE     M"     AIT,  OUAIÎD. 

Dissensions  et  départs.  —  Un  ancien  zmiavo  ponfifiral.  —  Adieux 90 

\  \  1 

Sl'li     LE    COXIJO. 

Départ  de  lirazzaville.  —  Nos  deux  vapeurs.  —  Le  Pool.  —  Vie  à  bord.  —  Le  riz.  — 
Ln  lézard.  —  Missionnaires  protestants.  —  Le  lard  des  négresses.  —  Chasses.  — 
Provisions.  —  Tornades.  —  Les  moustiques.  —  ln  cerf.  —  Du  bois.  —  Villages 
noirs.  —  Les  Congolais.  —  Les  (les  du  Congo.  —  ln  concert.  —  La  mission  de 
Lirrançra.  —  En  a vani 1  OU 


Chez  les  Pères.  —  Sur  l'Uniiani^hi.  —  Xaturcls.  —  l/écliange  du  sang.  —  Ciel  bleu. 

—  Toujours  du  bois.  —  Les  piquets  à  décapiter.  —  ln  hippopotame.  —  Humidité. 

—  La  pluie.  —  Klégantes  négresses.  —  Poltior.  —  l"n  grand  chef.  —  Les  rapides. 

—  Le  poste  de  P>anghi.  —  Bonne  année  ' Hii 

WIII 

A     liAXIiHI. 

Accueil  charmant.  —  Les  pirogues.  —  Les  Belges  et  l'ivoire.  —  La  question  de  l'es- 
clavage. —  -Mes  vingt-quatre  ans ilJT 

XIX 

SKJOl'R     PÉXIBI.E. 

Adieux  à  Banglii.  —  (iucrros  indigènes.  —  Tribu  de  nains.  —  Voyage  de  Julien.  — 
indisposition  générale 177 

XX 

EX     PIROGUES. 

Ce  que  c'est  qu'une  pirogue.  —  Prix  des  denrées.  —  Les  Banzyris.  —  A  coups  de 
tlèche.  —  Nos  pagayeurs.  —  Aux  Ouaddas.  —  La  pèche.  —  Dictionnaire  banzyri.      184 

XXI 

LE     KWAXGO. 

Demande  de  médicaments.  —  Tâche  l'acilitée.  —  Tout  marche  bien 202 

XXII 

CHEZ  LES  BAXZYRIS  ET  LES  BAXGAKAS. 

Bembé.  —  Marché.  —  En  route  pour  les  Abiras.  —  Le  1"  janvier  18i):j.  — \n  milieu 

43 


.388 


(les  siinlcrcllos.  —  lue  lurnade.  —  l.e  poste  de  M(j|iaï.  —  Ihius  les  ln'umes.  — 
Arrivée  îiux  Aiiinis 204 


XXIII 

A  i;  X    AiniiAs. 

Al.  Lidliinl.  —  Lu  cdiMiuèle  <le  {■Oubangiii.  —  Les  liouhoiis.  —  l^xpédilion.  —  l.a 
colonne.  —  A  couiis  de  l'usil.  —  Au  liivouac  —  M.  de  l'oiiuiavrae.  est  ventjé.  — 
Une  lettre  de  .M^r  Au:,nniard  -IM 


\  \  I  \ 

Ai.vr  V  A  isKs    .N  orvKi. r, Fs. 
Dépari  de  Julien    —  Déiiérisscnient.  —  Kaililcsse.  —  Uclour  au  Pool 236 

\  X  V 


Dans  un  fauteuil.  —  11  laut  ehani^er  d'air.  —  Kii  retraite.  —  A  bord  d'un  vapeur 
hollandais  —  Uelour  à  Brazzaville.  —  Les  tirailleurs.  —  Triste  expérience.  — 
Les  Belges  en  A Iriquo 2;!.S 


X  \  \  1 

I  I.     I'.\  IT     H  KVKN  I  n. 

Sur  la  roule  de  l'iMirope.  —  hi]|iossible  de  résister.  —  Vériliealion  des  eoni]iti 
Hospitalité  à  la   Mission  de  Brazzaville 


LK   CAUNET  DE  .JAGOIJES 

Inaction  Ibrcée 233 

Expédition  contre  les  Boubous 203 

Retour  aux  Abiras 270 

Belour 278 


LA   MORT 


Le  dernier  témoin 303 

Une  l'eniuie  à  une  mère 308 

Lettres  de  .Mgr  Augouard 3H 

Adieux  d'un  compagnon 317 


330 


LES   FUNERAILLES 


Pages. 

Discours  du  commandant  Monleil  3;23 

Discours  du  maire  d'Lîzés 325 

Discours  du  colonel  comle  d'Alhiousse  32(1 

Discours  de  M.  MariéLon.  32Î) 

Discours  de  M.  Delonclc 330 


l'ETlT    VOCABULAIRE   BAMZYHl 
Uuelqucs  mots  recueillis  au  passage  en  1892 333 


TABLE  DES    GRAVLKES 

nous   TEXTE 


Portrait  du  duc  Jacques  d'Uzès Frontispice 

Fac-similé  d'une  lellre  du  duc  Jacques  d'Uzès 12 

L'expédition  à  l)(ird  du  Tajijicte 14 

La  véifélalion  à   Conacri 16 

Nous  avons  vu  beaucoup  de  crocodiles 30 

Entrée  ilans  la  nu-ct                                   40 

Une  niarcluuule  de  polcrie  à  .Nsékélol.o 4l> 

Canipenienl  au  hurd  de  la   Ldiiliui 44 

Passage  d'une  rivière  à  dos  d'IinuiMic 46 

Le  14  juillet  au  poste  de  Manyanga-Nurd 50 

Arrivée  à  Brazzaville 60 

Itinéraire  du  voyage  sur  le  Congo  et  le  haut  Uuhanglii "8 

Plan  général  de  Brazzaville 92 

Départ  de  Brazzaville        100 

Les  noirs  débarquent  pour  l'aire  le  bois  nécessaire 102 

Poste  de  Lirranga  sur  l'Oubanglii 122 

L'cndjarquenuMit  par  l'orage 132 

ils  étaient  stupélails  de  nos  gants 140 

Arrivée  au  poste  de  Baugbi  inondé 160 

Départ  de  Banghi 184 

Nous  longeons  la  rive  l'rançaise  sous  de  grosses  branches 186 

Passage  des  rapides 188 

Navigation  à  la  perche  le  long  des  bancs  de  sable               204 

Le  poste  de  Kwango '208 

.M.  liiollot  tue  plusieurs  canards 212 

A  notre  approche,  ils  arborent  le  drapeau  tricolore 214 

Un  immense  nuage  de  sauterelles  passa  au-dessus  de  nos  tètes 216 


—  U2  — 

La  Dur.heise  Anne  rranchissanl  les  rapides  de  Céléma    ±2i 

Kos  alliés  les  Nzakkaras 226 

Le  carré  se  l'orme  rapidement  228 

Les  Boubous  en  nombre  considérable  essajenl  de  nous  envelopper 232 

Jacques  d'I'zès  trouve  les  crânes  de  M.  de  Poumayrac  et  de  ses  huit  hommes 234 

Armes  congolaises  —  collection  du  duc  d'Uzès 252 

Armes  congolaises  —  collection  du  duc  d'L'zés - 272 

Armes  et  instruments  divers  du  Congo  —  collection  du  duc  d'Uzès 288 


PARTS 


TYPOGRAPHIE    n  F.     K.     PI.ON.     NOIIIRIT    F.T     C 
Rue  (Jai'uncière.  ï^ 


^ 


/yan    libraries  smithsonian    institution   Noiiniiissii   nvinoshiiws   saiavdai 


UTION^NOIiniliSNI~'tslVINOSHillMS     S3iaVdan      LIBRARIES     SMITHSONIAN     INSTITUTIO 
2i-v2  r-  2  r- 


/yan    LIBRARIES    SMITHSONIAN   INSTITUTION    NoiiniiiSNi    NviNosHims  S3iavaai 

^         -  "^  Z        \  00  2 


r-^  ji 


UTION      NOIinillSNI_NVmOSHilWS'  S3  laVyan^LIBRARI  ES'^SMITHSONIAN  ^INSTITUTIO 
z      \  <^         ^         5  co  — 


2  _J  Z 

i/aaH     LIBRARIES     SMITHSONIAN    INSTITUTION    NOIiniliSNI    NVINOSHilWS     S3iyvyai 
z  f        ^. z  r-  2 


UTiON^'^o'-i-niiiSNi   NviNosHims"  S3iyvaan   libraries'^smithsonian'institutio 

(/)  2  t"  2  .  .•  to  2  \>- 


l: 


C/)      >/ 


tfy  an^LIBRAR  lES^'sMITHSONIAN     INSTITUTION     NOUniliSNI     NVIN0SHilWs'^S3  1  d  Vd  8  I 

^1)  =^  (i£   il)  "^-v/^fW  ?  (^'É  ^i)  <  PP"  '911  =^  ^^^^ 

■UTION^NOliniliSNI^NVINOSHiilNS     S3iyvyan      libraries     SMITHSONIAN^INSTITUTIO 

/yan~'-'^''^f^'  ^s   smithsonian   institution" NioiiniiisNrNviNOSHims"s3 1 y vy  a i 

-'         '  2        \  (/)  2  CO 


UTION  '^^'OliniliSNI_N\/INOSHilWs|^S3  I  y  Vy  8  llf  Ll  B  RAR  I  Es'^SMITHSONIAN^lNSTITUTlO 

J 


'l}^^o> 


,  Es"sMlTHS0NlAN^NSTlTUT10N"N0liniliSNLNVlN0SHims"s3  1  a  Vd  a  n^  Ll  B  RAR  I  ES 


lsm"NvmosHiii.s^3 1  ava  a  n^Li  b  rar  i  es^smithsonian;:^institution  ^Noiifuiism 

^     -        ^  2      X^^^     CD     /^f^\     ^         <^^        "^    /^'''^V     >-    /V< 

?  1  Es'^SMITHS0NlAN"lNSTlTUTI0N'^N01iniliSNIl~NVIN0SHimS^S3  1  d  va  8  H  ^Ll  B  R  AR  I  ES 

liSNl^NVIN0SHilWS;^_S3  1  a  Vd  9  ll^l  B  RAR  I  ES^SMITHSONIAN^INSTITUTION  ^NOIirUliSN 
RIES^SMlTHS0NlAN"'lNSTlTUTI0N^N0IiniliSNl~'NVlNI0SHimS^S3  1dVdan^LIBRARIE! 


iTiSNI~NVIN0SHilWs'^S3  i  a  Vd  8  n~LI  B  R  AR  I  Es'^SMITHSONIANJNSTlTUTION^NOliniliSI 
Z  W  Z  .-..•■  ^  Z  .V  ^ 


R  I  ES^SMlTHS0NIAN^INSTITUT10N'^N0linili*SNI^NVINI0SHims'^S3  I  d Vd  9  n_LI  B  R AR  1  E 


iliSNl"'NVlN0SHimS^S3ldVdan''LIBRARIES^SMITHS0NlAN;:|lNSTlTUTI0N^N0liniliS 


^R  I  Es'"sMITHSONIAN"lNSTlTUTION'^NOIiniIiSNI~NIVINOSHilWS    S3  IdVdanLIBRARll 

iliSMl^NVIN0SHilWs'^S3ldVdan^LIBRARIEs'^SMlTHS0NIAN    INSTITUTION     NOIiniliS 
i      \  ^         ...t:.^^        -  .^  :=  o>         ^..^ 


ûDiFc;     cMiTucnMiAM     iwçTiTiiTinN     MnnnillÇîWI     NVIMOSHil  lAIS     S3  I  avaa  n_  Ll  BRAR  I